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11/12/2022

Henri Thomas, Nul désordre

 

             La chambre

 

Neige du corps aux douces pentes,

Plus haut que l’ombre des bas noirs,

Le mouvement des longues jambes

Si loin m’égare certains soirs.

 

Que cette courbe de ton corps

Est le pays où je m’éveille,

Une terre d’avant les jours,

D’avant le sort, si peu pareille

 

À cette chambre où tu t’endors,

Mon pauvre amour selon le sort.

 

Henri Thomas, Nul désordre (1950),

dans Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 215.

10/12/2022

Henri Thomas, Le monde absent

 

Je viens de la rue aux travaux sans nombre,

j’ai vu l’arroseur matinal changer

le bord du trottoir en azur léger,

sur l’autre trottoir c’est encore l’ombre.

 

J’ai vu fuir, presque silencieuse,

une automobile merveilleuse,

et les petits bars, très en retard

sur le jour (ils n’ouvrent que le soir).

 

J’ai vu peu de choses et bien des choses,

la rosée au fond des parcs déserts,

la Seine où mouraient de froides roses,

les chalands de leurs panneaux couverts.

 

Que m’en restera-t-il dans dix années,

et dans trente, seul, geignant dans un lit ?

Rien peut-être, une incertaine pensée,

ou bien tout un monde, épars dans ma nuit ?

 

Henri Thomas,  Le monde absent (1947), dans

Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 133.

 

 

 

 

                                          

19/07/2022

Henri Thomas, La joie de cette vie

 

Le bonheur d’être assis ou m’agitant un peu, dans une pièce chauffée et silencieuse, avec livres et carnets.

 

Une bonne part des ennuis de la vieillesse vient des autres, jeunes ou vieux : ils vous retirent, par prudence ou par indulgence ou par mépris, les outils de la vie, les armes, les fonctions.

 

Il ne faut pas guetter, il faut attendre.

 

Si l’existence des pauvres (qui seront toujours nombreux, même si le nombre des riches et demi-riches augmente) est fatalement basse, inculte, sans esprit, alors la beauté de la nature est empoisonnée (puisqu’elle n’est que pour les favoris de la fortune), et ce monde est un lieu sinistre. Essayez des systèmes sociaux différents, aucun n’y remédiera.

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 51, 53, 56, 57.

18/07/2022

Henri Thomas, La joie de cette vie

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C’est une occupation de voir les nuages courir au vent, se déformer, diminuer, s’élever, s’étaler, disparaître furtivement, changer de lumière et d’ombres. Les nuages ne s’amassent pas dans le ciel à ma demande, mais presque.

 

La case-départ, — mais c’est souvent le départ qui n’a  pas lieu — on meurt lentement sur la case départ, « on ne part pas » (Rimbaud, Une Saison).

 

C’est tellement étrange d’exister autrement qu’une plante ou un caillou, qu’il faudra peut-être s’excuser de mourir.

 

L’invisible chemin des longues plages, tout de suite effacé, regagne le temps. Marche contre le vent, sans penser, tu reviens un peu sur l’enfance, les compagnons surprenants sont là, par instants, la longue vague, les oiseaux en équilibre sur l’eau qui monte et descend, l’horizon qui après l’horizon, la myriade de débris, les témoins arrêtés des années...

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 29, 31, 33, 36.

17/07/2022

Henri Thomas, La joie de cette vie

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Il y a la puissance des machines, des engins de mort accumulés dans un endroit où tout est préparé pour les utiliser ô les moyens de déclenchement et la cible.

 

Nous vivons dans un monde fait d’épaisseurs superposées, terre, mer, brume, nuages, ciel invisible. Tout cela paraît à peine bouger, sinon la légère ligne ou bave d’écume le long des plages qui s’incurvent vers la droite.

 

J’écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages, comme Paulhan, où l’on disparaît quand la machine se modifie pour votre mort.

 

Incapable de désespérer —­ en cela pareil aux animaux auxquels nous attribuons l’indifférence devant la mort.

 

Henri Thomas, La joie de cette viee, Gallimard, 1991, p. 12, 17, 21, 25.

21/06/2020

Henri Thomas, La joie de cette vie

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Je n’ai pas vécu ce que j’écris maintenant ; je le vis, je le découvre, en l’écrivant — sur le mode de l’écriture, comme on dit en croyant par cette formule expliquer quelque chose.

Un ami — il lui faudrait des qualités que je n’ose rêver de personne, et dont je n’ai pas en moi le modèle. C’est en ce sens que « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis ».

Vivre, être, s’exprimer — je ne vois rien de plus — car voir ne passe pas outre.

Une bonne part des ennuis de la vieillesse vient des autres, jeunes ou vieux : ils vous retirent, par prudence ou par indulgence ou par mépris, les outils de la vie, les armes, les fonctions, « dont vous n’avez plus besoin ; Reposez-vous, ce serait risqué, ne vous exposez pas... » Ils n’ont jamais tout à fait raison, mais à la fin, de guerre lasse, par indifférence ou mépris, on lâche prise.

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1992, p. 30, 32, 45, 53.

28/03/2020

Henri Thomas, Le crapaud dans la tour

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La pleine lune éclairait ma chambre par la fente des volets, et mon chien qui se promenait dans la propriété était fou comme à chaque pleine lune ici. Colpach ne connaissait, jusqu’à l’été, que les nuits des Ardennes. Celles d’ici, par pleine lune, l’ont mis dans de telles frayeurs que j’ai presque regretté de l’avoir amené, mais je n’avais vraiment personne à qui le confier. Il a peur, et il se met à aboyer, c’est le cas de le dire, à la lune. Cela m’a valu des plaintes de nos hôtes intellectuels. Cette nuit-là j’ai entendu une fenêtre s’ouvrit, et la voix de la jeune artiste-peintre : « Ô ce chien ! »

 Colpach ne se calme que si je viens à lui et lui prends le museau dans ma main. Je l’ai trouvé sur une terrasse écartée, et je l’ai amené dans  mon garage où il fait noir.

 

Henri Thomas, Le crapaud dans la tour, Fata Morgana, 1992, p. 14-15.

13/02/2019

Henri Thomas, Poésies

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Le temps n’est qu’un noir sommeil

bienheureux qui sut garder

les images de l’éveil.

 

Vallée blanche, mes hivers,

 bois pleins d’ombre, mes étés,

 belle vue des toits déserts,

 

jours d’automne, et je marchais

recueilli, seul, ignoré,

dans l’or pâle des forêts,

 

déjà moutonnait la mer

perfide des accidents,

petits flots, petits éclairs,

 

bien malin qui s’en défend.

 

Henri Thomas, Poésies, Poésie / Gallimard,

1970, p. 132.

22/11/2017

Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance 1960-1977 : recension

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   Une bonne partie de la correspondance de Georges Perros (mort en 1978) a été publiée à partir de 1980 et son œuvre est rassemblée en un volume (Quarto / Gallimard, novembre 2017) préparé par Thierry Gillibœuf, à qui l’on doit déjà l’édition de la correspondance avec Jean Paulhan (éditions Claire Paulhan, 2009). Il est bon de lire les lettres de G. P. échangées avec Henri Thomas (1912-1993), dont les poèmes, romans, récits et essais — une quarantaine de volumes —, presque tous chez Gallimard, n’ont pas encore été rassemblés.

   Henri Thomas enseignait la littérature française aux États-Unis, à Boston, quand il a reçu Papiers collés à leur parution en 1960, second livre publié par G. P. après Poèmes bleus, tous deux dans la collection "Le Chemin" fondée par Georges Lambrichs chez Gallimard. Cet envoi marque le début de la correspondance entre les deux écrivains. Ils se rencontrèrent peu, quelquefois à Paris, H. T. différant à plusieurs reprises un séjour à Douarnenez où vivait G. P. ; il se demandait en 1964 quand il ferait le voyage et écrivait en août 1967, « Douarnenez me reste inconnu pour un temps encore », et six ans plus tard, « Je fais toujours le songe d’aller vous voir à Douarnenez ». 

   Il s’y est enfin rendu en 1975, après que G. P. eut appris qu’il était atteint d’un cancer de la gorge. Cette année-là, G. P. avait obtenu une année sabbatique. Il a subi une ablation de cordes vocales à Marseille, où il était soigné ; rééduqué, comme d’autres malades, pour que soit rétablie une forme élémentaire de communication, il racontait les tentatives « pour retrouver une parole œsophagienne », en concluant « On s’est parfois plaint de ma parole. On pourra maintenant s’énerver de mon silence. » H. T. est revenu à Douarnenez en décembre 1977, un mois avant la mort de son ami, le 24 janvier 1978. L’amitié entre eux s’est d’abord fondée sur la reconnaissance réciproque d’une écriture. G. P. se retrouvait dans les études critiques de H. T., celles par exemple de La Chasse aux trésors dont il écrit, « Vous avez la dureté des poètes. Et leur tendresse » ; recevant Le Parjure, il y lit « ce déchirement d’être là plutôt qu’ailleurs » et regrette de si peu connaître son auteur, ajoutant « Je me sens moins seul, à vous imaginer ». 

   Tous deux avaient également des manières analogues de voir et de penser les choses du monde. Les considérations de G. P. sont d’un homme sans illusions, « La vie, ça tient dans un dé à coudre. Mais, faut se taper tout le reste », et les conclusions de H. T. à propos de son activité ne le sont pas moins quand il confie, « écrire est mon seul mode d’être en vie ». La proximité de vues n’a pourtant conduit que fort tardivement au tutoiement et ce n’est qu’à partir de juillet 1975 qu’il est devenu de mise, G. P. sollicitant alors un article sur Corbière pour une revue amie, Ubacs.

   Leur correspondance a été relativement peu importante : 32 lettres de G. P., 26 de H. T., aucune par exemple entre 1964 et 1967, entre 1969 et 1972, peut-être parce qu’aucune n’a été retrouvée pour ces périodes. La maladie de G. P. change la relation épistolaire, puisque 16 lettres ont été écrites par l’un et l’autre de 1976 à décembre 1977. Comme plusieurs de G. P., celles de H. T. ont été alors plus développées ; il rapportait, notamment, les déboires amoureux de sa fille en Grande-Bretagne, donnait des nouvelles de la Nouvelle Revue Française (Lambrichs en a pris la direction en 1977), ou brodait autour des aventures d’un chat qui, recueilli dans son appartement et apporté en banlieue chez Pierre Leyris, avait finalement disparu — anecdote que connaissait G. P. : elle lui avait été relatée par Paul de Roux. L’amitié passait par la correspondance, dont H. T. souligne régulièrement l’importance pour lui ; ainsi : « Je reçois tes deux lettres qui font ma joie. Il me semble que je vis, ça ne m’arrive pas si souvent » (25 février 1977), et un peu plus tard, il s’émeut de « cette flambée d’amitié, qui me vient de toi, et me fait croire à la vie. C’est plus étrange que je ne le dis là » (8 mars 1977). Mais l’amitié se manifestait aussi autrement ; invité à l’émission de Claude Royet-Journoud, "Poésie interrompue »", G. P. lit des poèmes de H. T. et il écrit, en 1977, la 4ème de couverture de La Nuit de Londres repris dans la collection "L’imaginaire".

   On lira la préface de Jean Roudaut *, qui définit finement sa relation aux deux hommes, « nous nous plaisions non par la similitude de ce que nous étions mais de ce qui nous manquait ». Dans la postface il propose un portrait de l’un et l’autre ; ils sont suivis d’une évocation de G. P. par H. T., parue dans la revue Ubacs en 1984, et d’un extrait des Papiers collés, 2 (1973) consacré à H. T. L’établissement d’une telle correspondance est affaire délicate : des lettres ne sont pas datées, les événements passés sont plus ou moins compréhensibles, etc. ; Thierry Bouchard fait revivre ces lettres sans les surcharger d’explications mais, toujours précis, il suggère par ses notes d’autres lectures. Cette édition est une réussite qui complète heureusement les volumes de correspondance déjà parus de Georges Perros  — on ne connaît qu’un Choix de lettres de Henri Thomas (Gallimard, 2003).

 

Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance, 1960-1977, collection Thierry Bouchard, Fario, 2017, 166 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 7 novembre 2017

 

 

 

29/10/2017

Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance 1960-1977

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11 août 1975, Georges Perros à Henri Thomas

 

Dans le fond — de quoi ? ce qu’on appelle notre destin c’est peut-être tout ce qu’on a aimé à moitié sans le savoir, tout aussi, ce qui nous a échappé, parce qu’on n’y tenait pas tellement. Trop mortel. D’où ce fumier infranchissable dont tu parles ? On sait peut-être l’essentiel trop vite. L’inacceptable si l’on tient à vivre un peu. La vie ça tient dans un dé à coudre. Mais, faut se taper tout le reste.

 

Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance, 1960-1977, collection Théorodre Balmoral, Fario, 2017, p. 55.

23/06/2017

Henri Thomas, La joie de cette vie

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J’écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages.

 

J’ai l’impression d’appartenir à ma vie plus que ma vie ne m’appartienne, qu’il lui reste peu de choses à faire pour m’avoir tout à fait. Je ne lui échapperai pas — mais ce ne sera pas moi, cette vie qui m’a eu.

 

Si la mort est la solution du problème appelé la vie, nous ne comprenons pas plus le problème que la solution, et si nous pouvons constater cela, c’est grâce au langage, que nous ne comprenons pas davantage.

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1992, p. 22, 25, 29.

 

06/06/2017

Henri Thomas, Carnets, 1934-1948

               henri thomas, carnet, expérience, misère, patience lucidité,

Lundi 25 mai 1942

 

   Il fallait choisir une existence, une expérience — une forme, afin de ne pas être tourmenté et détruit par un mélange de formes et d’existences dont je n’aurais pas été maître.

   Cela n’est pas un appauvrissement. La misère n’est pas dans le calme, elle est dans le trouble qui empêche de rien voir dans l’horizon.

   Il faut à présent que le travail soit cet horizon où je trouve tout ce que l’existence définie semble vouloir me dérober. Le développement des pensées — avec tout ce qu’il y faut de patience et d’humilité.

   J’ai ressaisi mon bien le plus précieux. Apparemment, il n’est rien ; il est la négation de toute richesse réelle, — mais va plus loin : il est l’affirmation de la lucidité et de la légèreté qui font que je dispose de moi-même et de tout sans jamais me croire plus riche.

   Il est l’attention et la joie ; l’accord avec soi-même et avec la vie.

 

Henri Thomas, Carnets, 1931948, édition Nathalie Thomas, préface Jérôme Prieur, notes Luc Autret, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 323.

04/01/2017

Henri Thomas, Carnets 1934-1948

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Dimanche 12 juillet 1942

 

Accepter d’être seul, sans désespoir — telle est la bonne attitude initiale pour parvenir à ne plus être seul — quand ? Peut-être pas ici.

 

Samedi 18 juillet 1942

 

Une profonde santé intérieure. Pas de hâte d’en communiquer l’idée, les songes, les vues. Elle pourrait même disparaître sans avoir été notée, je n’en serais pas affecté.

  • D’où t’est toujours venu le trouble, l’angoisse et le déchirement ? D’avoir attendu quelque chose de la vie — d’avoir compté sur une complicité quelconque des êtres, des choses, de ne pas t’être persuadé que toi seul pouvait t’apporter quelque chose.

Henri Thomas, Carnets 1934-1948, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 348-349.

05/09/2016

Henri Thomas, Poésies

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Un oiseau

 

Un oiseau, l’œil du poète

s’en empare promptement,

puis le lâche dans sa tête,

ivre, libre, éblouissant.

 

Qu’il chante, qu’il ponde, qu’il

picore, mélancolique,

d’invisibles r ains d emil

dans les prés de la musique,

 

quand il regagne sa haie,

jamais cet oiseau n’oublie

les heures qu’il a passées

voltigeant dans la féérie

 

où les rochers nourrissaient

leurs enfants de diamant,

où chaque nuage ornait

d’une fleur le ciel dormant.

 

On trouvera l’oiseau mort

avant les froids de l’automne,

le plaisir était trop fort,

c’est la mort qui le couronne.

 

Henri Thomas, Poésies, Poésie /

Gallimard, 1970, p. 76-77.

07/06/2016

Henri Thomas, Nul désordre

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                                                               L’interrogé

 

— Où, tes poèmes futurs ?

— Derrière le mur.

 

— Où le vois-tu ce rempart ?

— Partout. Nulle part.

 

— Et toi-même, où donc tu perches ?

— C’est ce que je cherche.

 

Henri Thomas, Nul désordre, dans

Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 208.