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19/03/2022

Alberto Giacometti, Écrits

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                                 Gris, brun, noir (Georges Braque)

 

Gris, brun, noir, feuilles, sables, vases ; les grandes fleurs jaunes qui me regardent. Je me vois au milieu des tableaux, les regardant l’un et  l’autre, passant du vase, à la plage, au blé, à la bicyclette brillante, l’humidité derrière les deux troncs d’arbres au bord de la route. Je sens l’asphalte, la poussière. L’étendue du pré et de la forêt, je suis sur la route passant à côté de cette bicyclette comme abandonnée dans le paysage et puis le banc sous les arbres à l’ombre fraîche. Je vois tout le jardin, je suis dans le jardin, j’entends les pas sur le gravier, les voix des autres qui sont là avec moi, qui vont et viennent et là-bas il y a ce banc dans l’ombre fraîche qui m’attire.

[...]

Mais pourquoi de toutes les dernières peintures de Braque, est-ce le vase jaune ocre qui m’est resté le plus vivement dans la mémoire ? Peut-être parce qu’en s’accrochant, en donnant un tel poids  à une seule partie de la surface du plus simple et, d’une certaine manière, du plus insignifiant des objets, il valorise en même temps tout ce qu’il ne peint pas, il donne une valeur à celles qui étaient les plus mornes et nulles des choses et il exalte tout ce qui les dépasse jusqu’à celui qui les regarde.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 68 et 69-70.

18/01/2020

Alberto Giacometti, Écrits

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                           Entretien avec André Parinaud (1961)

 

[...] Qu’est-ce donc aujourd’hui pour vous que l’aventure de peindre ou de sculpter ?

Voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir notre capacité d’exploration, mais si on réduit le tableau à trois taches la compréhension du monde est assez limitée., d’autant plus que, dans presque toute la peinture — cela m’a frappé ces derniers temps — qu’elle soit abstraite ou tachiste ou informelle, au fond la vision se rapporte surtout aux couleurs. Or, la vision des couleurs est restée à peu près la même que celle apportée avec les impressionnistes. On peut donc dire qu’on n’a pas beaucoup avancé dans la vision du monde. Le cubisme, pendant une époque, a pu faire illusion, on s’aperçoit que les cubistes sont revenus à une vision très proche des impressionnistes eux-mêmes. C’est donc encore celle qui domine.

 Alberto Giacommetti, Écrits, Hermann, 1990, p. 277.

26/05/2019

Alberto Giacometti, Écrits

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Je n’ai plus peur

plus aucune peur,

avant je tremblais

le soir, la nuit

la mort toujours

me hantait, me

tourmentait, maintenant

rien, c’est pire c’est

effroyable, ce calme.

 

Alberto Giacometti, Écrits,

Hermann, 1992, p. 154.

25/05/2018

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin

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Giacometti et Jean Genet

 

Paris, 17 mai 1959

 

Vous me demandez quelles sont mes intentions artistiques concernant l’imagerie humaine. Je ne sais pas très bien comment répondre à votre question.

 

Depuis toujours la sculpture la peinture ou le dessin étaient pour moi des moyens pour me rendre compte de ma vision du monde extérieur et surtout du visage et de l’ensemble de l’être humain ou, plus simplement dit, de mes semblables et surtout de ceux qui me sont les plus proches pour un motif ou l’autre.

 

La réalité n’a jamais été pour moi un prétexte pour faire des œuvres d’art mais l’art un moyen nécessaire pour me rendre un peu mieux compte de ce que je vois. J’ai donc une position tout à fait traditionnelle dans ma conception de l’Art.

 

Cela dit je sais qu’il m’est tout à fait impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête, par exemple, telle que je la vois et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de faire. Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je vois et ma réussite sera toujours en dessous de mon échec ou peut-être la réussite toujours égale à l’échec. Je ne sais pas si je travaille pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi je ne peux pas faire ce que je voudrais.

Peut-être tout cela n’est qu’une manie dont j’ignore les causes ou une compensation pour une déficience quelque part. En tout cas je m’aperçois maintenant que votre question est beaucoup trop vaste ou trop générale pour que je puisse y répondre d’une manière précise. Par cette simple question vous mettez tout en cause alors comment y répondre ?

 

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, éditions Hermann, 1990, p. 84.

 

 

04/03/2018

Alberto Giacometti, Écrits

 

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Gris, brun, noir (Georges Braque)

 

   Gris, brun, noir, feuilles, sables, vases : les grandes fleurs jaunes qui me regardent. Je me vois au milieu des tableaux, les regardant l’un et l’autre, passant du vase à la plage, au blé, à la bicyclette brillante, l’humidité du pré derrière les deux troncs d’arbres au bord de la route. Je sens l’asphalte, la poussière, l’étendue du pré et de la forêt, je suis sur la route passant à côté de cette bicyclette comme abandonnée dans le paysage et puis le banc sous les arbres à l’ombre fraiche. Je vois tout le jardin, je suis dans le jardin, j’entends les pas sur le gravier, les voix des autres qui sont là avec moi, qui vont et viennent, et, là-bas, il y a ce banc dans l’ombre fraiche qui m’attire.

   Je regarde les fleurs. Il y a de vraies fleurs à côté du tableau, elles se ressemblent.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 68.

01/02/2017

Alberto Giacometti, Écrits

 

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 (...)  Je suis certain de faire ce que je n’ai jamais fait encore et qui va rendre périmé ce que j’ai fait en sculpture jusqu’à hier soir ou jusqu’à ce matin. J’ai travaillé à cette sculpture jusqu’à 8 heures ce matin, je travaille maintenant : même si ce n’est encore rien du tout, pour moi elle est avancée sur ce qu’elle était, et une fois pour toutes. Ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. Alors tout devient une espèce de délire exaltant pour moi. Exactement comme l’aventure la plus extraordinaire : je partirais sur un bateau dans des pays jamais vus et rencontrerais des îles et des habitants de plus en plus inattendus, que cela me ferait exactement cet effet-là.

   Cette aventure, je la vis bel et bien. Alors, qu’il y ait un résultat ou non, qu’est-ce que vous voulez que ça fasse ? Qu’à l’exposition il y ait des choses réussies ou ratées, ça m’est indifférent. Comme c’est raté de toute manière pour moi, je trouverais normal que les autres ne regardent même pas. Je n’ai rien à demander, sinon de continuer éperdument.

 

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Miche Leiris et Jacques Dupin, Hermann, 1990, p. 268.

29/05/2016

Alberto Giacometti, Écrits

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   Enfant, j’avais plutôt l’envie d’illustrer des histoires. Et puis, assez vite, j’ai commencé à dessiner d’après nature, et j’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention, à dix ans… Je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire, avec ce moyen formidable : le dessin ; que je pouvais dessiner n’importe quoi, que je voyais clair comme personne. Et j’avais commencé à faire de la sculpture vers 14 ans, un petit buste. Et là aussi cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté. Je dominai ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! Cela s’est dégradé peu à peu… La réalité me fuyait. Avant je croyais voit très clairement les choses, une espèce d’intimité avec le tout, avec l’univers.. Et puis tout d’un coup, il devient étranger. Vous êtes vous et il y a l’univers dehors, qui devient très exactement obscur… J’essayais de faire mon portrait d’après nature, et j’étais conscient que ce que je voyais, il était totalement impossible de le mettre sur une toile. Laligne — je me rappelle très bien — la ligne qui va de l’oreille au menton, j’ai compris que jamais je ne pourrais copier cela tel que je le vyais, que c’était du domaine pour moi de l’impossibilité absolue. S’acharner dessus, c’ »était absurde, c’en était fini à tout jamais de toute possibilité de copier, même très sommairement, ce que je voyais.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 261.

12/02/2016

Alberto Giacometti, Écrits

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                                                                                Ma réalité

 

Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher — avec les moyens qui me sont aujourd’hui les plus propres — de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m’entoure, de mieux comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, pour me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 77.

28/06/2015

Alberto Giacometti, Écrits

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Paysage ! Paysage ! Ciel du matin, ciel du soir toujours doré là-bas au fond. Ah ! Comment dire ? On ne peut pas dire, il faut les peindre les grands ciels liquides et les avoir et les a r b r e s ! les arbres ! les arbres !

 

Depuis quinze jours j’essaie de faire des paysages. Je passe toutes les journées devant le même jardin, les mêmes arbres et le même fond. J’ai vu ce paysage la première fois le matin, brillant de soleil, les arbres couverts de fleurs, et dans le fond, très loin, les montagnes couvertes de neige. C’est ça que je voulais peindre mais depuis le ciel est moins clair, il pleut souvent, les montagnes je ne les vois plus depuis quinze jours, les fleurs sont fanées, les blanches et les lilas, et je continue mes paysages jusqu’à la nuit. Chaque jour je vois un peu plus que je ne vois presque rien et je ne sais plus du tout comment, par quel moyen, je pourrais mettre sur la toile quelque chose de ce que je vois. Tout espoir de rendre la vision du premier jour est disparu mais cela m’est assez indifférent. Ce paysage ne devait être qu’un commencement. C’est celui que j’ai tout le temps sous les yeux devant la porte de mon atelier, j’en ai vu beaucoup d’autres dans les environs que je voulais faire aussi, un je l’ai commencé un jour.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 202.

13/06/2013

Alberto Giacometti, Écrits

 

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                             Paris sans fin

 

Quinze, non, seize mai 1964, dans ma chambre ou plutôt l'atelier transformé en habitation ; sur mon lit trente lithos à refaire pour le livre, interrompu depuis deux ans ; j'ai essayé de reprendre, vues des rues, intérieurs, cela ne va plus, où, comment reprendre ? Paris réduit pour moi maintenant à chercher à comprendre un peu la racine d'un nez en sculpture ; je sens tout l'espace dehors autour de moi, les rues, le ciel, je me vois marchant dans d'autres quartiers, un peu partout, mon carton sous le bras, m'arrêtant, dessinant. Sur le quai Montebello, la nef, le chœur de Notre-Dame, comme vu l'autre jour, y aller, une espèce de découragement ; aussi bien le dossier de la chaise là devant moi ou le petit réveil noir et rond sur la table qui remplit la, non il ne remplit pas la pièce, mais comme un point partant duquel on voit le tout et les verrières et le plafond, l'arbre dehors où chante le merle le matin à l'aube, ou même juste avant l'aube, chant qui en juin de l'année passée, 1963, était pour moi le lus grand plaisir de la journée, de la nuit. Et les nus à refaire, quels nus ? Danny nue debout dans cette grande chambre d'hôtel un peu vide à Vavin ou d'autres ? Le soleil, la rue, l'absence de Paris pendant presque un an. Paris n'était plus que comme un souvenir lointain, comme une vague tache grise noire vague et profonde, lointaine ; j'étais dans une autre vie.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 91.

 

 

 

26/10/2012

Alberto Giacometti, Écrits

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                           Paris sans fin

 

Quinze, non, seize mai 1964, dans ma chambre ou plutôt l'atelier transformé en habitation: sur mon lit trente lithos à refaire pour le livre, interrompu depuis deux ans : j'ai essayé de reprendre, vues des rues, intérieurs, cela ne va plus, où, comment reprendre ? Paris réduit pour moi maintenant à chercher à comprendre  un peu la racine d'un nez en sculpture : je sens tout l'espace dehors autour de moi, les rues, le ciel, je me vois marchant dans d'autres quartiers un peu partout, mon carton sous le bras, m'arrêtant, dessinant. Sur le quai Montebello, la nef, le chœur de Notre-Dame comme vu l'autre jour, y aller, une espèce de découragement : aussi bien le dossier de la chaise là devant moi ou le petit réveil noir et rond sur la table qui remplit la, non il ne remplit pas la pièce, mais come un point partant duquel on voit le tout et les verrières et le plafond, l'arbre dehors où chante le merle à l'aube, ou même juste avant l'aube, chant qui en juin de l'année passé, en 1963, était pour moi le plus grand plaisir de la journée, de la nuit. Et les nus à refaire, quels nus ? Danny nue debout dans cette grande chambre d'hôtel un peu vide à Vavin ou d'autres ? Le soleil, la rue, l'absence de Paris pendant presque un an, Paris n'était lus que comme un souvenir lointain, comme une vague tache grise moire vague et profonde, lointaine : j'étais dans une autre vie.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 91.