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14/03/2016

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à seize

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Le 21 avril [2011]

 

Quand on avance dans la description d’une sensation, d’une pensée ou d’un objet, on fait les trois en même temps, on avance de front :

 

Je vais au genêt, j’entred ans le jaune. Le brouillard épaissit mais la densité est extrêmement grenue, tactile, vivable.

La phrase n’est pas assurée quand bien même le corps la pousserait. La pensée ajoute du trouble à l’objet troublant. À moins que ce soit la sensation qui, d’avancer à découvert, d’ecister en propre, rameute ce qui lui convient : du jeune intense et de la pensée subséquente.

À la fin, les trois ayant eu lieu, tout se fend, éclabousse. Le plaisir est profond, le langage est abandonné. En même temps on dirait que l’abstraction s’implante, qu’elle est la reprise douce et musclée du motif. La colline reprend le dessus.

 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à quinze, Flammarion, 2016, p. 143.

 

 

13/03/2016

Jean-Pierre Chevais, Sans titre, dans Rehauts n° 36, automne 2015

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Sans titre

 

on fait la pause on a eu en partant un sandwich mais on est deux ils n’ont pas dit ce qu’il y avait dedans on fait quand même la pause

 

on a fini la pause on n’a plus rien à faire, on en aurait eu un chacun on serait encore à s’occuper pas longtemps mais un peu

 

on fait une deuxième fois la pause on n’a en partant rien eu d’autre on hésite à poursuivre on va quand même le faire

 

en rentrant de la pause on a trouvé dans la cour un sandwich il était pas trop abîmé mais on est deux on l’a pas ramassé

 

ils nous cachent quelque chose on va rentrer de la pause un peu plus tard peut-être qu’ils ont besoin d’un peu de temps c’est tout

 

la fois suivante on n’a pas eu le temps de rentrer ils ont demandé pourquoi qu’est-ce qu’on en sait et même si on savait

 

[...]

Jean-Pierre Chevais, ‘’Sans titre », dans Rehauts, n° 36, automne 2015, p. 47-48.

12/03/2016

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à seize

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Le 23 juin 2009

 

Depuis le début, soit depuis l’été 1980, l’étonnement s’est accru de voir ce que fabrique le langage, ce que les choses deviennent après être passées dans ses griffes, ou dans ses voiles, dans toutes ses opérations de passe-passe qui font qu’elles ne sont peut-être pas ou plus tout à fait ce qu’elles sont — si être hors-langue pour une chose a du sens — ou même si la langue peut aller chercher les choses avant leur venue dans les mots, là où elles sont si différentes.

 

À moins qu’il soit absurde de songer à faire cela, à dire avec des mots un monde sans eux. Pourtant quelque chose leur appartient : la nuit de l’apparence. Ni cela qui simplement brille, ni ce que cet éclat dissimule, mais ce qu’il en est quand on le traverse. Ce qui se passe veut dire. Toujours cette question du transport.

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize, Flammarion, 2016, p. 11.

11/03/2016

Nicolas Zabolotsky (1902-1958), Le Loup toqué, traduction Jean-Baptiste Para

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       Près du tombeau de Dante

 

Florence fut pour moi une mère sans amour,

J’ai voulu reposer à Ravenne.

Ne parle pas, toi qui passes, de félonie,

Ce que la mort a scellé ne sera pas rompu ici.

 

Sur mon sépulcre blanc roucoule une colombe,

Oiseau délicieux de douceur,

Mais je ne rêve jamais qu’à ma cité.

À elle seule je garde fidélité.

 

Le luth brisé ne fera pas ce voyage,

Il a péri au pays natal. Mais pourquoi,

Toi ma tristesse, ô ma Toscane,

Embrasses-tu ma bouche orpheline ?

 

Soudain jaillie du soir la colombe

S’envole, comme saisie d’effroi,

Et l’ombre d’un avion hostile

Trace des cercles au-dessus de la ville.

 

Fais donc tinter tes cloches, carillonneur !

N’oublie pas que le monde est couvert d’écume

[et de sang !

J’ai souhaité reposer à Ravenne,

Mais Ravenne n’était pas le remède non plus.

 

Nikolaï Zabolotski, Le Loup toqué, traduit du russe

par Jean-Baptiste Para, La rumeur libre, 2016, p. 163.

 

 

10/03/2016

François Muir (1955-1997), Toi, l'égaré (poèmes inédits)

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Quelle mue soudaine

Te saisit ?

Le vagir s’inscrit en toi,

Te quitte.

Le bégaiement du vieillard

Te poursuit, t’abandonne.

Quel est cet âge ?

 

Tu dresses la carte

De ton corps.

Désert de mots.

Géographie de morsures.

Tu secoues le planisphère.

Un long sifflement te répond.

Il n’y a plus personne.

 

François Muir, Toi l’égaré (poèmes inédits),

La Lettre volée, 2015, p. 13, 26.

09/03/2016

Charles Pennequin, Les Exozomes

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                                            la fiancée

 

c’est d’ailleurs par ces mots que je suis entré en matière. j’avais peu de choses à avancer mais je tenais tout l’auditoire. personne ne pouvait deviner que je n’avais rien dans mon jeu. je bluffais l‘assistance avec une métaphore d’achille talon. s’ensuivirent quelques distributions de taloches verbales à l’égard de quelques comparses égarés dans nos conversations. ce fut un moment où je semblais briller de mille feux. à moins que ce ne soit que quelques braises. Les gens semblaient en prendre pour leur grade. ils aiment bien se faire traiter les gens. déjà les traiter de gens, c’est une bonne entrée en matière. on devrait d’ailleurs les traiter de matière. t’aurais pas vu matière ? passe-moi le sel matière ! à quelle heure va encore se pointer matière ? qu’est-ce qu’i fout matière à rentrer à pas d’heure ! matière me porte sur les nerfs en ce moment. matière me court sur le haricot ! matière est pas fier de lui ces temps-ci. matière et machin-truc font bonne figure à c’qui paraît. y a matière qui passe à la télé ! matière est numéro un au hit-parade... tout serait matière à discussion et tout irait de soi.

 

Charles Pennequin, Les Exosomes, P. O. L, 2016, p. 13-14.

08/03/2016

Li Yu (937-978), Paroles, une vie de souverain

laurence-binyon-1869-1943-les-peintures-chinoises-dans-les-collections-d-angleterre-vanoest-paris-bruxelles-1927-80-ill-ars-asiatica-ix-patronage-de-l-école-française-d-extrême-orient.jpgLessive dans le sable du ruisseau

 

À trois coudées, le soleil rouge se lève.

Déjà il frappe.

L’encens, aux formes animales,

Glisse, fragment après fragment,

Dans le réchaud précieux.

 

Des plis déforment le tapis de soie rouge.

Des pas l’ont entraîné.

Une épingle d’or a chu au milieu de la danse

De la beauté.

 

Souvent les doigts agrippent le pistil

Aromatique, le vin fait mal.

Dans l’autre pièce, on tend jouer flûtes et tambours.

                                           Loin.

 

Li Yu (937-978), ''Paroles, une vie de souverain'', traduction du chinois et présentation de Thierry Faut, dans L’Étrangère, n° 40-41, décembre 2015, p. 103.

 

07/03/2016

Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant

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                           Hai-Kai

(La nuit du 1er septembre 1923 entre Tokyô et Yokohama)

 

   À ma droite et à ma gauche il y a une ville qui brûle mais la lune entre les nuages est comme sept femmes blanches.

   La tête sur un rail mon corps est mêlé au corps de la terre qui frémit. J’écoute la dernière cigale.

   Sur la mer sept syllabes de lumière une seule goutte de lait.

 

Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant [1929], dans Connaissance de l’Est, Poésie / Gallimard, 1974, p. 198.

06/03/2016

Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes

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Les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés, qu’ils se croient en société.

 

L’art de la parenthèse est un des grands secrets de l’éloquence dans la société.

 

La société, les cercles, les salons, ce qu’on appelle le monde, est une pièce misérable, un mauvais opéra, sans intérêt, qui se soutient un peu par les machines et les décorations.

 

Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu’on sait par des gens qui les ignorent.

 

Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale.

 

Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Garnier Flammarion, 1968, p. 92, 102, 105, 106, 123.

04/03/2016

Vauvenargues (1715-1747), Réflexions et maximes

La pauvreté humilie les hommes, jusqu’à les faire rougir de leurs vertus.

 

Les enfants cassent les vitres et brisent des chaises, lorsqu’ils sont hors de la présence de leurs maîtres ; les soldats mettent le feu à un camp qu’ils quittent, malgré les défenses du général ; ils aiment à fouler aux pieds l’espérance de la moisson, et à démolir de superbes édifices. Qui les pousse à laisser partout de longues traces de leur barbarie ? Est-ce seulement le plaisir de détruire ? ou n’est-ce pas plutôt que les âmes faibles attachent à la destruction une idée d’audace et de puissance ?

 

L’écueil ordinaire des talents médiocres est l’imitation des gens riches ; personne n’est si fat qu’un bel esprit qui veut être un homme du monde.

 

Peu de malheurs sont sans ressource ; le désespoir est plus trompeur que l’espérance.

 

Il n’y a pas d’écrivain si ridicule que quelqu’un n’ai traité d’excellent.

 

Vauvenargues, Réflexions et maximes, dans Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Garnier Flammarion, 1981, p. 312, 313, 320, 321, 323.

03/03/2016

Joseph Joubert, Carnets, II

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1805

 

... comme une araignée qui n’aurait pas de pattes n’aurait pas moins en elle-même l’habileté d’ourdir sa toile.

 

Quiconque n’est jamais dupe n’est pas ami.

 

De ce qu’il faut pour vivre avec les autres — ­et — de ce qu’il faut pour vivre avec soi-même.

 

1806

 

Ils se tiennent aux portes et ne voient que par les barreaux.

 

La grande affaire de l’homme c’est la vie, et la grande affaire de la vie c’est la mort.

 

La vie entière est employée à s’occuper des autres : nous en passons une moitié à les aimer, l’autre moitié à en médire.

 

Joseph Joubert, Carnets II, Gallimard, 1994 [1938], p. 76, 87, 87, 95, 100, 100.

02/03/2016

Basho, Seigneur ermite

ma vie de voyageur,

le va-et-vient

d’un paysan labourant la rizière

 

Rides sur l’eau

et brise parfumée

en rythme

 

Un éclair —

le cri d’un héron bihoreau

dans le noir

 

L’automne s’en va —

une bogue de châtaigne fendue

comme des mains entrouvertes

 

Cet automne,

pourquoi ai-je vieilli ?

Oiseaux dans les nuages

 

Basho, Seigneur ermite, édition bilingue par

Mahoto Kemmoku et Dominique Chipot,

La Table ronde, 2012, p. 330, 336, 340,

343, 348.

 

01/03/2016

Paul Celan, Grille de parole

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Avec lettre et horloge

 

De la cire

pour sceller le non-écrit

qui devina

ton nom,

qui chiffre

ton nom.

 

Viens-tu maintenant, nageante lumière ?

 

Des doigts, de cire eux aussi,

passés en d’étranges,

de douloureux anneaux.

Fondus leurs bouts.

 

Viens-tu, nageante lumière ?

 

Vides de temps les alvéoles de l’horloge,

nuptial l’essaim multiple,

prêt au voyage.

 

Viens, nageante lumière.

 

Mit Brief und Uhr

 

Wachs,

Ungeschriebnes zu siegeln,

das deinen Namen

erriet,

das deinen Namen

verschlüsselt.

 

Kommst du nun, schwimmendes Licht ?

 

Finger, wächsern auch sie,

durch fremde,

schmerzende Ringe gezogen.

Fortgeshmolzen die Kuppen.

 

Kommst du, schwimmendes Licht ?

 

Zeitleer, die Waben der Uhr,

bräutlich das Immentausend,

reisebereit.

 

Kommst, schwimmendes Licht.

Paul Celan, Grille de parole [Sprachgitter], traduit

de l’allemand par Martine Broda, Christian Bourgois,

1991, p. 19 et 18.

 

 

 

29/02/2016

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

 

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I

 

je t’aimais avec des arceaux et des ruches

dans un bordeau imaginaire, sous un gué

mordant tes seins sous les cailloux ô ma cigüe

 

Je t’aimais pour ta sylve noire rose rêche

et je t’aimais bien mieux neigeante d’innocence

mais dévorée par la douleur du fruit oral

bruyère de corfou aux sueurs désirables

comme une fourche où glisse la rosée des sens

 

je t’ai soumise à mes errances longtemps

couchée dans le ..... d’une chambre ligneuse

(la stupeur nue par le reptile ta caverne)

immune des poisons d’un ... printemps

je t’aimais dans l’effroi dans les ruses joyeuse

par mouvements de bouche ou silence de cerne

 

Elle trace un arbre sous le coton qui la recouvre etc.

 

                                                                   (I miroir)

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012), NOUS,

2015, p. 41.

28/02/2016

James Sacré, Figures qui bougent un peu, et autres poèmes

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                            Figure 9

 

La nuit la neige ou presque la nuit le soir

les arbres immobiles qui sont dedans, les talus hauts

les maisons ou rien que des vieux hangars sont allongés là contre

j’aimerais penser à d’autres lieux que j’aime

aussi dans un soir d’hiver avec des traces de neige

elle se défait plus vite dans le coin des prés

ça ne change pas grand chose au paysage d’aujourd’hui

c’est à la fin la seule solitude qui vient

la nuit se fait.

 

Je l’entends venir de très loin je suis debout dedans la nuit

le vent bouge un peu il y a le chaud d’une bête pas loin

autrefois est-ce que c’était pas la solitude qu’on croyait d’aujourd’hui

qui faisait comme du silence et l’illusion d’un espace grand ?

il n’y a presque rien maintenant

la neige est noire on n’entend plus rien.

 

Bien sûr dans ces limites mal tracées que fait la nuit

avec les prés ceux touchant les derniers toits de la ferme

avec les arbres soudain grands les buissons noirs

on peut laisser se perdre la peur et l’imagination

c’est quand même le cœur battant les fesses

un peu serrées qu’est-ce que j’attends c’est pas

besoin d’en dire la solitude a le sourire

de ce qu’on veut le temps aussi

la nuit continue touche-t-elle vraiment les branches de ce poème ?

 

James Sacré, Figures qui bougent un peu, et autres poèmes, préface d'Antoine Emaz, Poésie / Gallimard, 2016, p. 42-43.