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25/05/2018

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, peindre, dessiner, sculpter, réalité

Giacometti et Jean Genet

 

Paris, 17 mai 1959

 

Vous me demandez quelles sont mes intentions artistiques concernant l’imagerie humaine. Je ne sais pas très bien comment répondre à votre question.

 

Depuis toujours la sculpture la peinture ou le dessin étaient pour moi des moyens pour me rendre compte de ma vision du monde extérieur et surtout du visage et de l’ensemble de l’être humain ou, plus simplement dit, de mes semblables et surtout de ceux qui me sont les plus proches pour un motif ou l’autre.

 

La réalité n’a jamais été pour moi un prétexte pour faire des œuvres d’art mais l’art un moyen nécessaire pour me rendre un peu mieux compte de ce que je vois. J’ai donc une position tout à fait traditionnelle dans ma conception de l’Art.

 

Cela dit je sais qu’il m’est tout à fait impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête, par exemple, telle que je la vois et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de faire. Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je vois et ma réussite sera toujours en dessous de mon échec ou peut-être la réussite toujours égale à l’échec. Je ne sais pas si je travaille pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi je ne peux pas faire ce que je voudrais.

Peut-être tout cela n’est qu’une manie dont j’ignore les causes ou une compensation pour une déficience quelque part. En tout cas je m’aperçois maintenant que votre question est beaucoup trop vaste ou trop générale pour que je puisse y répondre d’une manière précise. Par cette simple question vous mettez tout en cause alors comment y répondre ?

 

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, éditions Hermann, 1990, p. 84.

 

 

02/02/2018

Eugène Fromentin, Lettres de jeunesse

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« Dessiner en Algérie au milieu du xixe siècle »

 

à madame Fromentin mère, 27 juillet 1846

 

   Le dessin d’arbres est un portrait exact d’une partie du Bois des Oliviers de Blidah, plus connu sous le nom de Bois sacré. Ce bois, autrefois très étendu, composé de frênes séculaires, est célèbre dans l’histoire militaire de la conquête, il s’y est livré en 1839 et 1840 plusieurs combats très meurtriers (…). On n a incendié la plus grande partie, on a surtout détruit complètement les broussailles qui, à cette époque, le rendaient presque impénétrable et en faisaient une position si forte pour les tirailleurs arabes. Aujourd’hui, il ne reste plus que cent ou deux cent pieds d’arbres fort beaux dont les troncs noueux et crevassés portent partout les traces du feu. C’est à l’ombre de ces arbres, autour de ces troncs énormes sur une pelouse courte, maigre et languissante malgré les nombreux cours d’eau qui l’arrosent que se tient tous les vendredis le grand marché arabe de Blidah. C’est aussi là que se font les exécutions. La route de Blidah à Médéah par la Moussaïah passe entre le bois et la montagne, les convois d’âne et de mulets et les caravanes de chameaux y défilent à toute heure du jour. J’ai fait plusieurs dessins de ce bois, un des endroits les plus pittoresques de Blidah, un surtout que je réserve pour un tableau.

 

Eugène Fromentin, Lettres de jeunesse, Plon-Nourrit et Cie, 1909, p. 18-189.

 

 

12/02/2016

Alberto Giacometti, Écrits

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                                                                                Ma réalité

 

Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher — avec les moyens qui me sont aujourd’hui les plus propres — de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m’entoure, de mieux comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, pour me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 77.

13/06/2013

Alberto Giacometti, Écrits

 

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                             Paris sans fin

 

Quinze, non, seize mai 1964, dans ma chambre ou plutôt l'atelier transformé en habitation ; sur mon lit trente lithos à refaire pour le livre, interrompu depuis deux ans ; j'ai essayé de reprendre, vues des rues, intérieurs, cela ne va plus, où, comment reprendre ? Paris réduit pour moi maintenant à chercher à comprendre un peu la racine d'un nez en sculpture ; je sens tout l'espace dehors autour de moi, les rues, le ciel, je me vois marchant dans d'autres quartiers, un peu partout, mon carton sous le bras, m'arrêtant, dessinant. Sur le quai Montebello, la nef, le chœur de Notre-Dame, comme vu l'autre jour, y aller, une espèce de découragement ; aussi bien le dossier de la chaise là devant moi ou le petit réveil noir et rond sur la table qui remplit la, non il ne remplit pas la pièce, mais comme un point partant duquel on voit le tout et les verrières et le plafond, l'arbre dehors où chante le merle le matin à l'aube, ou même juste avant l'aube, chant qui en juin de l'année passée, 1963, était pour moi le lus grand plaisir de la journée, de la nuit. Et les nus à refaire, quels nus ? Danny nue debout dans cette grande chambre d'hôtel un peu vide à Vavin ou d'autres ? Le soleil, la rue, l'absence de Paris pendant presque un an. Paris n'était plus que comme un souvenir lointain, comme une vague tache grise noire vague et profonde, lointaine ; j'étais dans une autre vie.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 91.