19/10/2020
Saint-John Perse, Vents
I
C’était de très grands vents sous toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qi n’avaient gardé ni mesure, et nous laissaient hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre... Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !
Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses,
Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,
C’était de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses...
[...]
Saint-John Perse, Vents, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard,1971, p.179.
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10/02/2016
Antoine Emaz, Soirs
accorder la langue
sur peu de choses
là ce soir
seul
avec
le jour en vrac
tout est passé
restent l'herbe
quelques feuilles tordues sèches
le froid clair encore le mur
entre l'herbe et le mur
la lumière glace
à chaque fois renvoie
une paroi de froid
à la fin le crépi
craque gris
dans le soleil qui baisse
voilà
peu de choses
dans un temps bref où passent
beaucoup de morts trop
vite
la vie dure
poser le peu comme simple
autant que possible
l'œil ras
dans l'herbe courte
les mots
on ne sait pas trop
ils tracent comme des bouclettes
des mèches de sens sans
tête
même hors vent ils frisent
quand sur la table
une bouteille tient nette
sa forme
pour bien faire il faudrait
des mots cendriers lourds
des pavés de verre clair quand
dehors brûle
[...]
Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,
1999, p. 74-77.
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09/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone
Entrecimamen
Dans les branches les plus hautes de grands arbres, des pins, des sapins, cèdres, mélèzes, sous le vent fort mais régulier, qui n'est pas le vent de tempête qui choque, entrechoque, embarrasse, punit, arrache, déracine, mais le beau grand vent constant, pressant, pressé des provinces méditerranéennes, le "cers" du Minervois, des Corbières, l'accouru des l'océan sous les Pyrénées aux tempes minces, sous la noire Montagne Noire, par le seuil de Naurouze, étroit comme la taille de la reine Guenièvre, ou bien le mistral de Provence dévalant des Alpes vers le Rhône, "Rozer", son féal, son chevalier-fleuve, tombant aussi des Cévennes rêches, le "Maïstre" chanté par Guilhem Faidit, le maître absolu des vents, se précipitant vers Arles aux arènes ventées, lançant sur les Saintes-Maries ses taureaux invisibles, le "cers", le mistral qui poussent et bousculent et secouent et mêlent les nuages ou les chassent des hauteurs lavées du ciel, qui décident de leur course vers la mer, qui dans la mer en grand chambardement saisissent, frappent les vagues, les verdissent, les secouent, les fusillent de sable, de galets, de coquillages, de bois fossiles, de débris de naufrages, galions espagnols, galères barbaresques, trirèmes grecques, carthaginoises, phéniciennes, de racines d'iris, de thyms et lavandes, de coques d'amande, d'aiguilles trempées de résine, d'écumes meringuées, bouclées, mouvantes à creux bleus, qui croisent et recroisent en surface des baies, des golfes, des criques, levant les ondes, las undas del mar, dispersant reflets, flèches lumineuses, étincelles, dans les très hautes branches de tels arbres, à ma vue, des années, toujours du même point, sur les oreillers à la tête du lit de cuivre à la Tuilerie, dans les carreaux de la fenêtre grattée en même temps par le grenadier qui s'interposait par intermittence, j'ai regardé, j'ai absorbé de contemplations nombreuses concentrées ou rêveuses les réactions des branches ainsi agrippées et empoignées par un poing presque solide d'airs, l'emmêlement de feuilles, de brindilles [...]
Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 9-10.
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