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23/03/2017

Ivan Alechine, Enterrement du Mexique

 

                                 Proche du porc

 

L’aube soulève le toit de chaume

sans eau sans nourriture

je veux forcer l’enclos

c’est en octobre la fête des premiers fruits et des enfants de moins de cinq ans

je dors d’un œil

l’autre se lève

 

à travers un trou dans la toile

je vois les feux de la cérémonie à fleur de terre

leurs flammes sont les cris joyeux

des enfants dits akiélis — esprits —

elles montent aux ciel — bataillons de flammes —

combattre les 400 Mimixcoas — les étoiles de l’infini du Nord qui voudraient en finir avec notre vie

 

il y a un sang de l’aube

comme il y a un sang du soir

le soleil file le coton des nuages

sang de naissance

sang de mort

c’est la lumière saisie par l’eau

que l’on capture dans les coupes votives

 

demain on sacrifiera trois taureaux

avec leur premier sang on peindra du doigt

le maïs et les fleurs

les flacons d’eau de sources et les flèches votives

hommes esclaves des fleurs

hommes sous le poids des fleurs

 

Ivan Alechine, Enterrement du Mexique, Galilée, 2016, p. 82-83.

22/03/2017

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

 

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                                           Le pin

   L’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme.

   Mais un homme se tient debout dans son propre équilibre, et les deux bras qui pendent, dociles, au long de son corps, sont extérieurs à son unité. L’arbre s’exhausse par un effort, et cependant qu’il s’attache à la terre par la prise collective de ses racines, les membres multiples et divergents, atténués jusqu’au tissu fragile et sensible des feuilles, par où il va chercher dans l’air même et la lumière son point d’appui, constituent non seulement son geste, mais son acte essentiel et la condition de sa stature.

   La famille des conifères accuse un caractère propre. J’y aperçois non pas une ramification du tronc dans ses branches, mais leur articulation sur une tige qui demeure unique et distincte, et s’exténue en s’effilant. De quoi le sapin s’offre pour un type avec l’intersection symétrique de ses bois, et dont le schéma essentiel serait une droite coupée de perpendiculaires échelonnées.

(…)

 Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Poésie / Gallimard, 1974 (Mercure de France, 1900), p. 101-102.

21/03/2017

Bashô Seigneur ermite

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Froide, la couverture ouatée

où vous vous glissez —

Nuit de solitude

 

Dans le vent qui souffle

les poissons sautent —

Ablutions rituelles

 

Curiosité —

un papillon posé

sur une herbe sans parfum

 

Le soleil splendide

entre chien et loup —

Soir de printemps

 

Puces, poux

et un cheval qui pisse

à mon chevet !

 

Bashô Seigneur ermite, édition bilingue

par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot,

La Table ronde, 2012, p. 193, 194, 197, 203, 214.

19/03/2017

Catherine Benhamou, Hors jeu

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Hors jeu

 

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Normalement on ne me voit pas.

Vous n’êtes pas censés me voir.

Je suis à l’intérieur de la poubelle qui est à l’intérieur de la pièce qui se joue en ce moment même à l’intérieur du théâtre.

La poubelle est censée être ouverte côté mur du fond.

C’est une poubelle confortable avec vue sur le mur du fond.

Noir. Le mur du fond est noir.

Ceux qui jouent là, sur la scène, les deux acteurs visibles, on les appellera par commodité le vieux et le non vieux.

Il y a aussi le père qu’on appellera par commodité le père.

Et il y a la mère qui est morte.

 

Normalement on ne me voit pas.

 

Ni dans le monde ni hors du monde.

Ni ici ni ailleurs.

Ni dans la vie ni dans le théâtre.

Entre les deux.

Entre les deux je suis.

L’auteur m’a jetée à la poubelle.

Invisible.

Cachée en pleine lumière.

Sourde aux appels des autres personnages.

Morte pour le public.

Hors jeu. Seule.

[…]

 

Catherine Benhamou, Hors jeu, dans Rehauts, n°38, hiver 2016, p. 56-57.

18/03/2017

Fabienne Raphoz, Blanche baleine

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De la remise

 

dans les caisses rouges

- à petits bois

une couleuvre a mué

 

 

 

mon père

             ses caisses rouges

             - à pommes

             devant le Môle

 

 

Idared

             Mutsu

                         Melrose

 

classées

 

 

dans sa chambre

           il ne sait plus

           que           pommier

 

 

refrain : une couleuvre

             - aveugle

             a mué

 

Fabienne Raphoz, Blanche baleine,

Héros-Limite, 2017, p. 69.

 

17/03/2017

Henri Thomas, La monde absent

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Je ne suis pas vraiment enclos

dans la vie aux barrières vagues,

souvent je tombe, parfois, héros

de l’immobile, sur une vague

je reste, toute une seconde.

 

Faut-il éviter cette tombe

à chaque instant rouverte ?

Ces stratagèmes pour ma perte,

ces ruses brutales, racontent

un ennemi toujours alerte

qui vole par le monde.

 

Sur le poème commencé

une lumière tombe

et les mots à peine tracés

se perdent comme l’ombre

des feuilles bougeant en été.

Le ciel enfle sa forme ronde,

immense absurdité.

 

Henri Thomas, Le monde absent, dans

Poésies, Poésie / Gallimard, 1970, p. 136.

 

16/03/2017

Orson Welles, Lettre à l'Observer

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(…) dénoncer l’incompétence des gouvernants, et déclarer ensuite que la direction du monde devrait être laissée exclusivement entre ces mains incompétentes, c’est manifester un bien extraordinaire désespoir.

   Dans les circonstances actuelles, l’incitation à abandonner le bateau qui coule n’est pas seulement quelque chose de futile ; c’est aussi un cri de panique.

 

Orson Welles, Lettre à l’Observer, dans Ionesco, Notes et contrenotes, Idées/Gallimard, 1979, p. 155.

15/03/2017

Cécile A. Holdban, Mobiles

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                           Photographie Frédéric Tison (blog Les Lettres Blanches)

 

Les feuilles pendues aux arbres rappellent les oiseaux morts

 

une petite fille marche le soleil est mûr

le chemin bien droit

les pas légers dans la poussière

elle déjoue d’une tresse qui saute la pesanteur

sous les arbres

elle si petite l’ombre l’avalera

l’araignée approche

 

les cœurs seront jetés

les fragments rassemblés

dans la nuit d’une toile

 

Cécile A. Holdban, Mobiles, dans Europe,

janvier-février 2016, p. 265-266.

 

 

 

14/03/2017

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik

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J’appelle

 

Le soulevant comme un athlète,

je le portais en acrobate,

et, comme on appelle les électeurs au meeting,

comme les villages

au feu

sont appelés par le tocsin,

j’appelai :

« Le voilà !

le voilà !

Prenez-le ! »

Quand

un tel monument se mettait à hurler,

ces dames,

s’écartant de moi,

par la poussière,

par la boue,

par la neige,

filaient comme un feu d’artifice :

« Nous, c’est plutôt la petite taille,

nous, c’est plutôt le genre tango… »

Je ne puis porter,

et je porte mon fardeau.

Je veux le jeter,

et je sais,

je ne vais pas le jeter.

Les arcs des côtes vont lâcher.

Sous la pression a grincé la cage thoracique.

 

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930),

traduction Andrée Robel, Gallimard, 1969, p. 95-96.

12/03/2017

Cécile Mainardi, L'histoire très véridique et émouvante de ma voix de ma naissance...

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À 6 ans, mon pèe ramène à la maison un magnétophone, nous jouons pendant des heures à nous enregistrer à tour de rôle. Ma mère dit je ne sais pas trop quoi avec sa voix qui, sans être forte, semble celle d’une géante quad on la réécoute. Elle-même dit qu’elle ne se reconnaît pas, qu’elle n’en revient pas d’avoir cette voix. Je m’amuse à la lui faire réentendre. Elle me dit maintenant qu’il lui semble entendre la voix de sa sœur aînée. Je lui dis : « Si, c’est toi, écoute ! » Nous sommes en haut des escaliers qui mènent au premier, assis sur les dernières marches. Jamais aucun objet ne nous a fait tenir si près du sol. Nous sommes près de nos voix ; nos voix près de nos bouches ; nos bouches près de nos cœurs.

 

Cécile Mainardi, L’histoire très véridique et très émouvante de ma voix, de ma naissance à ma dernière chose prononcée, Contre-Pied, 2016, p.20. © Photo Brigitte Palaggi.

11/03/2017

Étienne Faure, Vues prenables

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Puis les crues avaient délogé les morts

et les cadavres d’animaux qi dormaient sous l’eau

en un boueux désordre.

Une table flottait dans la Seine,

à quel repas en aval conviée, emportée sans hâte

— ce fut à Rouen qu’elle s’arrêta

à l’auberge où Flaubert l’attendait

avec d’autres ; toute la littérature

était là, à boire, à dévorer,

à ne vouloir jamais sortir de l’auberge

que la pluie ne coupât leur vin.

La vie,

sous la besogne outrancière des mots,

ils l’attrapaient comme idée,

pouce, index et majeur ramassés en grappe,

à s’aider de ces mains veinées

où coule en transparence une vieille vendange,

puis pour ne pas finir dans le vin aigre d’un tonneau

juraient, raturaient, buvaient

et contre Accoutumance, chien commun

tirant sa renommée de grammairien

d’une langue asséchée dans le jardin des maîtres,

aux jours de pluie rêvaient la canicule, en crevaient,

belle outre de vin noir — c’était du vent.

 

Littérature

 

Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009.

10/03/2017

Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres de Jean-Claude Pirotte

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Sous la poussière il retrouve

L’ardoise d’enfance fêlée

Avec les griffures intactes

Proclamant sa détresse d’être

Celui qui toujours demeure

Au seuil du monde déchiffrable

Dans l’attente d’une aveuglante

Révélation ou d’un anéantissement

Rien n’a changé

Tout continue de se refuser

Là derrière

 

Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres

de Jean-Claude Pirotte, Cadex, 2002, p. 62.

09/03/2017

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

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   Qu’est-ce que, pratiquement, je poursuis ?

— La combinaison de mots, phrases, séquences, etc., que je suis seul à pouvoir bricoler et qui — dans ma vie pareille, comme toute autre, à une île où les conditions d’existence ne cessent d’empirer — serait mon vade mecum de naufrage, me tenant lieu de tout ce qui permet à Robinson de subsister : caisse d’outils, Bible, voire Vendredi (si je dois finir dans une solitude à laquelle je n’aurai pas le cœur d’apporter le catégorique remède).

— Ou plutôt ce qui me fascine, c’est moins le résultat, et le secours qu’en principe j’en attends, que ce bricolage même dont le but affiché n’est tout compte fait qu’un prétexte. Au point exact où les choses en sont au-dedans comme au-dehors de moi, quoi d’autre que ce hobby pourrait m’empêcher de devenir un Robinson qui, travaux nourriciers expédiés, ne ferait plus que se laisser glisser vers le sommeil, sans même regarder la mer ?

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 195.

08/03/2017

Pierre Michon, Le Roi du bois

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Tôt un matin, j’allais me couper des sifflets sous un taillis, dans un de ces fonds humides où viennent des essences tremblantes que le moindre souffle agite, saules et trembles, et qui recueillent à leur pied de pauvres espèces, les couleuvres, les grenouilles : on fait dans ces écorces les meilleurs sifflets, on en tire une plainte ténue mais exagérée comme le chant des crapauds. Oui, Dieu sait que je n’allai chercher là que de bons sifflets. L’odeur des feuilles pourries montait et penché là-dedans j’avançais avec précaution, très occupé, le regard à hauteur de terre. Le jour de juin me trouva dans ce sous-bois. À un détour par une trouée je vis au loin le front d’un palais dans le soleil levant en haut de la colline : rien n’y bougeait, nul n’était levé, c’était clair et inhabité comme un rocher ; ici les brumes de la nuit persistaient, les feuillages retombaient, tout était noir. J’étais bien.

 

Pierre Michon, Le Roi du bois, éditions infernales, 1992, p. 23.

07/03/2017

Apollinaire, Le Guetteur mélancolique

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La nudité des fleurs c’est leur odeur charnelle

Qui palpite et s’émeut comme un sexe femelle

Et les fleurs sans parfum sont vêtues par pudeur

Elles prévoient qu’on veut violer leur odeur

 

La nudité du ciel est voilée par des ailes

D’oiseaux planant d’attente émue d’amour et d’heur

La nudité des lacs frissonne aux demoiselles

Baisant d’élytres bleus leur écumeuse ardeur

 

La nudité des mers je l’attire de voiles

Q’elles déchireront en gestes de rafale

Pour dévoiler au stupre aimé d’elles leurs corps

 

Au stupre des noyés raidis d’amour encore

Pour violer la mer vierge douce et surprise

De la rumeur des flots et des lèvres éprises

 

Apollinaire, Le Guetteur mélancolique, dans Œuvres

poétiques, Pléiade :Gallimard, 1965, p. 574.