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04/06/2016

Georges Bataille, Minibus date lilia plenis, dans L'Expérience intérieure

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Qui suis-je

pas « moi » non non

mais le désert la nuit l’immensité

que je suis

qu’est-ce

désert immensité nuit bête

vite néant sans retour

et sans rien avoir su

Mort

réponse

éponge ruisselante de songe

solaire

enfonce-moi

que je ne sache plus

que ces larmes

 

           *

 

Poèmes

pas courageux

mais douceur

oreille de délice

une voix de brebis hurle

au delà va au delà

torche éteinte

 

Georges Bataille, Manibus date lilia

plenis, dans L’Expérience intérieure,

Gallimard, 1954, p. 205 et 207.

03/06/2016

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes

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Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,

J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;

J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,

Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.

 

Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,

C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;

Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,

D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.

 

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :

Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.

Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,

 

Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?

Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,

Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.

 

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes d’Estienne de la Boétie, 2 vol., Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves, William Blake and C°, 1991, II, p. 154.

02/06/2016

Albert Camus, Carnets III, mars 1953-décembre 1959

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Cahier VII, 1953

Nécessité d’une aristocratie. Dans le présent, on ne peut en imaginer que deux : celle de l’intelligence et celle du travail. Mais l’intelligence à elle seule n’est pas une aristocratie. Ni le travail (les exemples, dans les deux cas, sont évidents). L’aristocratie n’est pas d’abord la jouissance de certains droits, mais d’abord l’acceptation de certains devoirs qui, seuls, légitiment les droits. L’aristocratie c’est à la fois s’affirmer et s’effacer. Pour sortir de soi (définition du devoir) l’intelligence ne peut aller vers les privilèges. Les uns font partie d’elle-même, les autres sont le contraire de l’intelligence. Et le devoir ne consiste ni à s’affirmer ni à se supprimer mais à faire servir ce qu’on affirme. Elle ne peut donc aller que vers le travail qui est son devoir et sa limite. Le travail de son côté ne peut aller vers l’abêtissement, inconscient ou conscient (humiliation généralisée de l’intelligence) qui est ou lui-même, ou son contraire (voir plus haut). Il ne peut donc aller que vers l’intelligence… Finalement l’aristocratie du travail et celle de l’intelligence ne sont possibles, dans le présent, que si elles se reconnaissent l’une l’autre, et commencent à marcher l’une vers l’autre pour consacrer un jour une seule image supérieure de l’homme.

 

La seule source de l’aristocratie c’est le peuple. Entre les deux, il n’y a rien. Ce rien qui est la bourgeoise, depuis 150 ans, essaie de donner une forme au monde et n’obtient qu’un néant, un chaos qui ne se survit encore qu’à cause de ses anciennes racines.

 

Albert Camus, Carnet III, mars 1953-décembre 1959, Folio / Gallimard, 2013 (1989), p. 122-123, 123.

01/06/2016

Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui

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Sommeil : formes de Arp

 

mais tressaillit

la blancheur du sommeil ­ — d’un mouvement

de forces qui sans nom ni apparence

 

— mais quelque part croissaient et bruissaient

la pomme le soleil et la colombe

 

et puis le matin infini

dans le champ sans la-ville-et-la-forêt

brûlait de figures intérieures —

 

de forces — qui se prolongeaient

dans la lueur du jour

 

Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, poèmes

traduits par A. Markowicz, Le Nouveau

Commerce, 1993, p. 112.

 

 

 

31/05/2016

James Joyce, Brouillons d'un baiser

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                                [Portrait d’Iseult]

 

   Côté prudence, elle laissait toujours la clef de son armoire dans la serrure de son armoire, la plume de son encrier dans le col de son encrier, le pain sur la plaque tiède. Jamais ils ne se perdaient. Elle était loin d’être cruche. & on ne l’avait jamais prise à mentir. Côté instruction en géog elle savait que l’Italie est une botte cavalière, l’Inde un jambon rose & la France un plaid en patchwork, et elle pouvait dessiner la carte de la Nouvelle-Zélande, île du N au S, toute seule. Côté instruction en zoog elle connaissait l’agneau, l’agneau un jeune mouton. Côté charme elle savait faire démonstration de ses jambes en bas couleur chair sous une jupe aussi droite que possible dans les diverses positions d’une Sainte Nitouche, Tatie Nancy, escabeau beau beau montre-moi tes cornes, petits pois, comète jolie, je t’aime un peu beaucoup, drôle de tartine, aime-moi mon amour, mon levier pour toujours.

 

James Joyce, Brouillon d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, préface et traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2014, p. 63.

30/05/2016

August Strindberg, Le Fils de la servante

 

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                                       Premier amour

 

   Si le caractère de l’homme se compose finalement du rôle qu’il choisit de jouer dans la comédie de la vie sociale, Johan fut […] celui qui manquait le plus de caractère ; cela veut dire qu’il était passablement sincère. Il cherchait, ne trouvait rien et ne pouvait s’arrêter à rien. Sa nature brutale, qui rejetait tous les harnais qu’on rentait de lui imposer, ne se pliait pas et son cerveau, qui était né rebelle, ne pouvait pas devenir automatique. Il était un miroir qui renvoyait tous les rayons qui le frappaient. Un ensemble de toutes sortes d’expériences, d’impressions diverses et bourré d’éléments contradictoires.

   De la volonté, il en avait mais elle travaillait par à-coups et le faisait alors avec fanatisme ; en même temps, il ne voulait au fond pas grand-chose ; il était fataliste, croyait à la malchance ; il était optimiste et espérait tout. Dur comme la glace, à la maison, il était entre-temps sensible jusqu’à la sensiblerie ; il aurait pu entrer sous un porche et retirer sa veste pour la donner à un pauvre, il pourrait pleurer à la vue d’une injustice. Sa vie sexuelle, à laquelle il avait mis fin depis qu’il avait découvert le péché, se déchainait maintenant la nuit dans ses rêves qu’il attribuait au diable et contre lesquels il appelait Jésus en aide. Il était désormais piétiste ; sincère ? Aussi sincère que quelqu’un peut l’être en voulant se pénétrer d’une vision du monde périmée.

[…]

 

August Strindberg, Le Fils de la servante, dans Œuvres autobiographiques, I,éditon C. G. Bjurström, mercure de France, 1990, p. 162-163.

29/05/2016

Alberto Giacometti, Écrits

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   Enfant, j’avais plutôt l’envie d’illustrer des histoires. Et puis, assez vite, j’ai commencé à dessiner d’après nature, et j’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention, à dix ans… Je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire, avec ce moyen formidable : le dessin ; que je pouvais dessiner n’importe quoi, que je voyais clair comme personne. Et j’avais commencé à faire de la sculpture vers 14 ans, un petit buste. Et là aussi cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté. Je dominai ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! Cela s’est dégradé peu à peu… La réalité me fuyait. Avant je croyais voit très clairement les choses, une espèce d’intimité avec le tout, avec l’univers.. Et puis tout d’un coup, il devient étranger. Vous êtes vous et il y a l’univers dehors, qui devient très exactement obscur… J’essayais de faire mon portrait d’après nature, et j’étais conscient que ce que je voyais, il était totalement impossible de le mettre sur une toile. Laligne — je me rappelle très bien — la ligne qui va de l’oreille au menton, j’ai compris que jamais je ne pourrais copier cela tel que je le vyais, que c’était du domaine pour moi de l’impossibilité absolue. S’acharner dessus, c’ »était absurde, c’en était fini à tout jamais de toute possibilité de copier, même très sommairement, ce que je voyais.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 261.

28/05/2016

Ingeborg Bachmann, Malina

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   La chambre est grande et sombre, non, c’est une salle aux murs crasseux, ce pourrait être un château des Hohenstaufen dans les Pouilles, car elle n’a ni porte ni fenêtres. Mon père m’y a enfermée, je m’apprête à lui demander ce qu’il veut de moi, mais je n’en ai pas le courage, et recommence à chercher des yeux une porte. Il doit bien y en avoir une, ne serait-ce qu’une, qui me permettrait de sortir ; pourtant je comprends déjà qu’il n’y a rien, il n’y a plus d’ouvertures, on a installé à leur emplacement des tuyaux noirs fixés tout le long des murs comme d’énormes sangsues appliquées aux parois pour y sucer je ne sais quoi. Ces tuyaux, comment ne les ai-je pas remarqués plus tôt, ils devaient y être depuis le début ! Aveugle dans la pénombre, j’avais longé les murs à tâtons pour ne pas perdre de vue mon père, pour trouver la porte avec lui, or c’est lui que je trouve, et je lui dis : la porte, montre-moi la porte. Mon père détache tranquillement un premier tuyau du mur, je vois un trou rond où il passe un souffle de vent, je rentre la tête dans les épaules, mon père continue, détache les tuyaux les uns après les autres, et sans avoir le temps de crier, je respire du gaz, de plus en plus de gaz. Je suis dans la chambre à gaz, c’est elle, la plus grande chambre à gaz du monde, et je suis seule dedans. Contre le gaz, on ne se défend pas. Mon père a disparu, il savait où étaient les portes et ne me les a pas montrées.

 

Ingeborg Gachmann, Malina, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 2008, p. 148.

27/05/2016

Marianne Moore, Le poisson

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Le poisson

 

Pénible avance

à travers le jade noir.

 

                  Des coquilles de moules bleu-corneille, il continue

                  d’arranger les amas de cendre ;

                           s’ouvrant se fermant tel

 

un

éventail blessé.

                  Les bernacles incrustés au flanc

                  de la vague, qui ne peuvent se dissimuler

                           des rayons émergés du

 

soleil,

se fractionnent comme du verre

                  filé, avec célérité se réfugient

                  au sein des crevasses —

                           illuminent

 

les

corps

                  de la mer turquoise. L’eau pousse un coin

                  de fer jusqu’au bord ferré

                           de la falaise ; 

[...]

 

Marianne Moore, dans Olivier Apert, Women, une anthologie

de la poésie féminine amricaine au xxe siècle, traduction et

présentation de O. A., Le Temps des cerises, 2014, p. 281.

26/05/2016

Rachel Blau Duplessis, Brouillons

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Non et non à tout ça,

non, personne

n’a le droit,

ne l’aura jamais, nous n’avons

jamais compris, il n’y avait là

rien de tout cela ; rien de rien,

mais d’autres atrocités

ont lieu, peuvent et ont pu avoir lieu, et vont avoir lieu

justifiées par des mots creux, faisant écho

comme du fond d’un domaine d’ombres.

Une à une

les feuilles tombent

là, sur l’herbe

tournoiement au hasard

destination dans le brouillard

la journée a été

consacrée

au silence sans réconciliation

tant il y avait de feuilles, autant

que d’ossements.

 

Rachel Blau DuPlessis, Brouillons, traduction

Auxeméry avec Chris Tysh, Corti, 2013, p. 127.

25/05/2016

Ariane Dreyfus, Iris, c'est votre bleu

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Je veux bien essayer au bord mais avec toi.

 

Je vois ta main ton bras, et le deuxième aussi m’entoure quand la lumière baisse.

Chacun s’allonge avec l’autre, calmant son ombre.

 

Un doigt parfois suffit

Au vertige de te toucher

Pas disparu

 

Et puis le ciel !

 

Qui restera,

Lui, immense,

Mais toi aussi, immense et tiède.

 

Serrée entre tes bras et le regard sur la montagne,

Je ne l’aime pas autant, l’éternelle,

Tendres flancs humains.

 

C’est léger une main qui caresse, qui va revenir,

Si légère que nous continuons.

 

Il faut car le temps nous pose plus haut.

 

Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral,

2008, p. 30-31.

24/05/2016

Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir

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Le passé

 

Comme une vieille échelle pourrie

Qu’on a jeté d’une scierie désaffectée

Et qui flotte, émergeant seulement par le haut,

Tandis que, tout imprégné d’eau, le reste baigne,

Rongé par les tarets, encroûté de bernacles

Et de moules accrochées en papillotes bleues ;

Puante, alourdie d’algues et de ces curieux êtres

Qui vivent de la mort et de la marée basse,

Route vermiculée, en proie à l’helminthiase :

Telle est ma conscience.

De temps en temps, je la sèche au soleil,

Je l’appuie (contre rien du tout,

Puisqu’elle ne monte nulle part) ;

Mais je la garde, on ne sait jamais, ça peut servir.

Qui sait si elle n’est pas récupérable,

Si on ne pourrait pas la radouber un peu ?

Et chaque nuit sans raison ma cervelle

Monte et descend les barreaux de l’échelle.

 

Malcolm Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction

  1. M. Lucchioni, La Différence, 1976, p. 97.

23/05/2016

Francis Cohen, Ce que nous savons

                                     415_auteur_20090114173339.jpg

En finir

 

.

Poursuivre

Poursuivre

mais

 

décider

une ligne

cela reste tenté

— poursuivre

endurer

l’insupportable

abandonner

poursuivre

lire ne te laissera

pas

tu t’es

surpris à

mur-

murer

« tu ne t’en sortiras pas »

lire excédait,

tu subis

     un déplacement

d’os

étais, n’étais pas

tu as renoncé

accepte que lire ressemble

 

à tout abandonner

[…]

Francis Cohen, Choses que nous savons,

NOUS, 2015, p. 118-120

 

 

22/05/2016

Patrizia Cavalli, Mes poèmes ne changeront pas le monde

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Elle est assise

Sa Majesté bourgeoise,

elle ouvre boutique et attend ses clients,

chevelures clairsemées et flottantes

peu de pensées

autour de ce siège conquis.

Ah, elle reste tranquille, elle, elle ne bouge pas,

bah, que voulez-vous, tout a une fin,

la vie, la soirée…

 

Patrizia Cavalli, Mes poèmes ne changeront pas

le monde, traduction de l’italien D. Faugeras et

P. Janot, Des femmes, 2007, p. 409.

21/05/2016

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé

 

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                         Si on osait entrer

 

   Derrière la porte sans vitres deux têtes s’encadrent avec une douce grimace amicale.

   Et par l’autre porte entr’ouverte, celle qui les protège la nuit, on voit les rayons où s’alignant les livres, où se réfugient les rires et les mots des veillées sous la lampe, sous la garde d’un drapeau tricolore et d’un pantin menaçant qui n’a qu’un bras.

   Et tout se meurt en attendant la nuit, la vie des lumières et de leurs rêves.

 

Pierre Reverdy, Le cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, édition Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 842.