20/06/2016
Raymond Queneau, Pour un art poétique
Un train qui siffle dans la nuit
C’est un sujet de poésie
Un train qui siffle en Bohême
C’est là le sujet de poème
Un train qui siffle mélod’
Ieusemet c’est pour une ode
Un train qui siffle comme un sansonnet
C’est bien un sujet de sonnet
Et un train qui siffle comme un hérisson
Ça fait tout un poème épique
Seul un train sifflant dans la nuit
Fait un sujet de poésie
Raymond Queneau, Pour un art poétique, dans
Si tu t’imagines, Le point du jour/Gallimard, 1952,
- 251.
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19/06/2016
Paul Claudel, Connaissance de l'Est
Heures dans le jardin
Il est des gens dont les yeux tout seuls sont sensibles à la lumière ; et même qu’est, pour la plupart, le soleil, qu’une lanterne gratuite à la clarté de quoi commodément chacun exécute les œuvres de son état, l’écrivain conduisant sa plume et l’agriculteur ses bœufs. Mais moi, j’absorbe la lumière par les yeux et par les oreilles, par la bouche et par le nez, et par tous les pores de la peau. Comme un poisson, j’y trempe et je l’ingurgite. De même que les feux du matin et de l’après-midi mûrissent, dit-on, comme des grappes de raisin encore, le vin dans sa bouteille qu’on leur expose, le soleil pénètre mon sang et désopile ma cervelle. Jouissons de cette heure tranquille et cuisante. Je suis comme l’algue dans le courant que son pied seul amarre, sa densité égalant l’eau, et comme ce palmier d’Australie, touffe là-haut sur un long mât juchée de grandes ailes battantes, qui, toute traversée de l’or du soir, ploie, roule, rebondit dessus de l’envergure et du balan de ses vastes fonds élastiques.
[…]
Paul Claudel, Connaissance de l’Est [1900], Poésie/Gallimard, 1974, p. 132-133.
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18/06/2016
Jean-Paul Michel, Générosité de l'ellipse, dans L'Étrangère
Générosité de l’ellipse (Du fragment)
1
La légitimité du fragment se soutient de l’impossibilité de « tout dire ».
« Tout dire » supposerait que se puisse dire le tout. On peut craindre que cette condition préjudicielle ne soit pas offerte de droit à nos langues. Un pur désir de la totalité du vrai pourrait seulement ouvrir, en cela, devant le sujet de ce désir, carrière à des travaux inachevables. Il y a de l’impossibilité à dire.
Nos facultés de dire tiennent aux puissances de symbolisation du langage, augmentées de la ressource des compositions d’effets sensibles qui sont la matière de nos arts. Ces opérations paradoxales donnent un bord désirable à nos mondes. Les bienfaits qu’elles prodiguent aux mortels sont une provende sans prix. Aussi bien, l’incessante « chasse » de ces figures laisse un reste.
Ce reste parle à notre mélancolie.
Il est immense.
Jean-Paul Michel, Générosité de l’ellipse, dans L’Étrangère, n° 35-36, 2014.
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17/06/2016
Yves di Manno, Embuscade, dans Koshkonong
Embuscade
o, i flottants
: nuit d’Afrique sur
l’étendue de la
campagne sillonnée
de wagons indécis
disque rouge trouant
le ciel juste au-dessus
de la ligne des arbres
: lances érigées par
centaines immuables
inventant leurs
tribus face au néant
vert dans le noir
: masse unanime
: ciel absent
(l’assaut est sans
doute imminent
Yves di Manno, ‘’Embuscade’’, dans
Koshkonong, n° 9, hiver 2015, p. 18.
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16/06/2016
Christian Prigent, Les Amours Chino
Chino lit Diderot
(Adieu)
Adieu ma tendre amie adieu bonsoir eh
Bien adieu adieu adieu mon amie &
Adieu ah ! adieu âmes célestes eh bien
Adieu les jolies promenades adieu vingt
Fois ma bonne amie ! courage ! & adieu oui
Adieu non à demain adieu je l’ai dit
Mille fois adieu ai-je assez bavardé ?
Adieu, que désiré-je ? à moi ! adieu, eh !
Adieu à moi à mon secours adieu oui
Adieu pour la troisième fois hélas si
Je l’ai dit adieu mais qui m’échauffa c’est
Vous oui : réponse sur le champ s’il vous plaît
Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L,
2016, p. 213.
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15/06/2016
Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né
Il fut un temps où le temps n’était pas encore… Le refus de la naissance n’est rien d’autre que la nostalgie de ce temps d’avant le temps.
L’appesantissement sur la naissance n’est rien d’autre que le goût de l’insoluble poussé jusqu’à l’insanité.
Dans les longues nuits des cavernes, des Hamlet en quantité devaient monologuer sans cesse, car il est permis de supposer que l’apogée du tourment métaphysique se situe bien avant cette fadeur universelle, consécutive à l’avènement de la Philosophie.
Se lever, faire sa toilette et puis attendre quelque variété imprévue de cafard ou d’effroi.
Je donnerais l’univers entier et tout Shakespeare, pour un brin d’ataraxie.
On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 25, 26, 29, 30, 37.
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14/06/2016
Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume
Le public se précipite sur les auteurs dits « humains » ; il sait qu’il n’a rien à en craindre : arrêtés, comme lui, à mi-chemin, ils lui proposeront un arrangement avec l’Impossible, une vision cohérente du Chaos.
Point de salut, sinon dans l’imitation du silence. Mais notre loquacité est prénatale. Race de phraseurs, de spermatozoïdes verbeux, nous sommes chimiquement liés au Mot.
Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie.
Presque toutes les œuvres sont faites avec des éclairs d’imitation, avec des frissons appris et des extases pillées.
Cette espèce de malaise lorsqu’on essaie d’imaginer la vie quotidienne des grands esprits… Vers deux heures de l’après-midi, que pouvait bien faire Socrate ?
Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, Idées/Gallimard, 1976, p. 19, 21, 23, 25, 30.
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13/06/2016
E. E. Cummings, No Thanks
à l’amour sois (un peu)
Plus attentif
Qu’à tout
tiens-le seulement peut-être
À peine moins
(étant au-delà d’ô combien)
serré que
Rie, souviens t’en par de fréquentes
Angoisses (imagine
Son moindre jamais avec ta meilleure
mémoire) donne entière à chaque
Toujours en liberté
(Ose jusqu’à une fleur,
comprenant outre mesure le soleil
Ouvre quel millième pourquoi et
découvre le rire)
E. E. Cummings, No Thanks, traduit et
présenté par Jacques Demarcq, NOUS,
2011, p. 68.
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11/06/2016
Ana Tot, méca
je suis dupe. Mon regard a beau pivoter à cent quatre-vingt degrés de gauche à droite de bas en haut je suis dupe. Je ne sens pas que je suis dupe. Si je pouvais sentir la duperie dont je suis l’objet je ne serais pas dupe. Je ne sais pas que je suis dupe. Si je pouvais savoir la duperie dont je suis l’objet je ne serais pas dupe. Non seulement j’ignore ce qui me dupe mais j’ignore même si je le suis. Dupe. Je suis dupe. Simplement je suis dupe. Si je pouvais savoir, savoir simplement que je suis dupe sans pour autant évidemment savoir d’où vient la duperie ni ce qu’elle est, il va sans dire, sous peine d’y mettre un terme, et sans pour autant cesser d’être dupe, ah, si seulement ! je pourrais jouir alors d’être dupe. Mais je suis dupe et c’est à peine si une vague et vaine caresse de satisfaction
(m’effleure)
Ana Tot, méca, Le Cadran ligné, 2016, p. 11.
Le Cadran ligné, éditions fondées par Laurent Albarracin :
Le Mayne, 19700, Saint-Clément
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10/06/2016
Jean Genet, La Parade
La Parade
Silence, il faut veiller ce soir
Chacun prendre à ses meutes garde,
Et ne s’allonger ni s’asseoir
De la mort la noire cocarde
Piquer son cœur et l'en fleurir
D’un baiser que le sang colore,
Il faut veiller se retenir
Aux cordages clairs de l’aurore.
Enfant charmant haut est la tour
Où d’un pied de neige tu montes.
Dans la ronce de tes atours
Penchant les roses de la honte.
On chante dans la cour de l’Est
Le silence éveille les hommes.
Silence coupé d’ombre et c’est
De fiers enculés que nous sommes.
Silence encor il faut veiller
Le Bourreau ignore la fête
Quand le ciel sur ton oreiller
Par les cheveux prendra ta tête.
Jean Genet, La Parade, dans Le condamné
à mort, L’enfant criminel, L’Arbalète,
1966, p. 69-70.
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09/06/2016
Claude Dourguin, Points de feu
Mars sur sa fin : l’orge est sorti de terre, la grande parcelle a changé de couleur imperceptiblement (je l’ai sous les yeux, au sens propre puisqu’elle s’étend à quelques mètres en contrebas, chaque jour), brun roux puis strié à peine, irrégulièrement selon le sol, de vert pâle, puis quadrillé de franches bandes vertes. Les tiges ont à peine quelques centimètres mais cela suffit : désormais chaque matin une bande de chevreuils — deux adultes et trois jeunes — prennent leur petit déjeuner en même temps que moi. Souvent ils renouvellent l’opération le soir, tôt vers six heures, six heures et demie. Ils broutent en tranquillité, nonchalants comme s’ils savouraient les jeunes pousses succulentes, tendres à coup sûr, et, sans doute, le font-ils — quelle raison de les croire dénués de goût ?
Claude Dourguin, Points de feu, Corti, 2016, p. 25.
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08/06/2016
Bashô, Seigneur ermite
Espérant le chant du coucou,
j’entends les cris
du marchand de légumes verts
L’automne est venu —
sur l’oreiller
le vent me salue
Sous une couverture de gelée,
un enfant abandonné
sur un matelas de vent
Ah ! le printemps, le printemps,
que le printemps est grand !
et ainsi de suite
Les pierres semblent fanées
et même l’eau s’est tarie —
l’hiver à son comble
Bashô, Seigneur ermite, édition bilingue
par Makoto Kemmoku et Dominique
Chipot, La Table ronde, 2012, p. 64,
66, 69, 77, 82.
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07/06/2016
Henri Thomas, Nul désordre
L’interrogé
— Où, tes poèmes futurs ?
— Derrière le mur.
— Où le vois-tu ce rempart ?
— Partout. Nulle part.
— Et toi-même, où donc tu perches ?
— C’est ce que je cherche.
Henri Thomas, Nul désordre, dans
Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 208.
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06/06/2016
Ghérasim Luca La Paupière philosophale : recension
Un numéro de la revue Europe consacré en grande partie à Ghérasim Luca paraît en même temps que La paupière philosophale : c’est une somme sur ce poète trop méconnu et nous y reviendrons. La prière d’insérer précise que le recueil de courts poèmes publié par les éditions Corti a été écrit en 1947, la même année que Passionnément, qu’il faut relire — mais peut-on se passer de relire Le chant de la carpe, La proie s’ombre, ou d’écouter Ghérasim Luca dire Comment s’en sortir sans sortir ? Pour l’instant, nous découvrons comment l’on peut écrire à propos de pierres précieuses.
Le livre est partagé en 10 courts ensembles, le premier non pas sur une paupière — il n’y a que des yeux ouverts sur le monde des mots —, mais amorçant la suite consacrée aux pierres, l’opale, l’onyx, le lapis-lazuli, etc. Ghérasim Luca les décrit à sa façon, en considérant que ce sont des mots : il s’agit de décomposer chaque nom et de composer d’autres mots à partir de là. ‘’Opale’’ contient le son ‘’o’’, qui peut donc prendre la forme écrite ‘’eau’’, ‘‘au’’ ; ‘’pale’’ se décompose en ‘’pal’’, ‘’al(e)’’, ‘’pa’’, ‘’p’’, et l’on peut encore ajouter ‘’op’’. Tous ces éléments phoniques ou graphiques, fragments de ‘’opale’’, sont assemblés de diverses manières de sorte que le lecteur puisse reconnaître (entendre ou lire) ‘’opale’’, ou un des éléments du nom. Ainsi dans le second poème pour cette pierre :
L’eau palpe le poulpe
Mais le hâle le pèle
Après la reprise du mot (« L’eau pal[pe] »), Ghérasim Luca introduit une variation de la suite ‘’al’’, et ‘’pal’’ devient ‘’poul’’, puis ‘’pèl’’ — ‘’poulpe’’ apparu dan le premier poème formé d’une série avec des mots de construction ‘’p + voyelle’’. Ces manipulations aboutissent à de mini récits souvent pleins d’humour et toujours évoquant un univers étrange ; la syntaxe étant respectée, on cherche assez spontanément à savoir « ce que ça veut dire ». Ça veut dire que défaire les mots (prononcés, écrits) et en agencer les éléments dans un autre ordre, aboutit à proposer des associations insoupçonnées.
Prenons la turquoise. Avec un principe de décomposition analogue, le mot offre ‘’tu’’, ‘’tur’’, ‘quoi’’, ‘’qu + voyelle’’, ‘’q’’, ‘’oi’’, donc ‘’oua’’, ‘’oa’’. Tous éléments à partir desquels se bâtit un poème nonsensique :
Sur le turf oiseux d’un tutu / Turlututus et turluttes / Sont disposés en quinconce
Trois-quarts en ouate pour les oiseaux / Trousse-queue en quartz pour les oasis
Le lecteur prendra plaisir à suivre les transformations opérées avec les mots onyx, lapis-lazuli, saphir, chrysophrase, améthyste, rubis et émeraude — ce dernier contient ‘’mer’’, donc ‘’mère’’, et ‘’raude’’, d’où avec changement de consonne ‘’raube’’, et Gérasim Luca écrit alors : « Elle [= l’émeraude] est comme la mère d’une robe ». Il prendra plaisir parce que l’on entre aisément dans cet univers qui, certes, se dérobe au sens, mais s’offre généreusement à l’imaginaire de chacun.
Ghérasim Luca, La Paupière philosophale, Corti, 2016, 80 p. ,14 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 20 mai 2016.
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05/06/2016
Max Jacob, Le Laboratoire central
Véritable petit orchestre
(Partie descriptive)
Houlettes du Grésivaudan
Sur le sol glacé des prairies
Les souliers mordorés près des fleuves
Rochers ou les barquettes des bergers
(Partie musicale)
Saint sein ! vive le sein !
Vive le vin divin du Rhin
Où Chio ? ou Ténédo ? louez l’Ohio.
Point ! Point ! Point !
L’auto miaule, pioupiou piaule
Marabout l’allume
L’allume à la lune.
Je vais faire la niche
La niche aux péniches
Point ! Point ! Point !
Bout des coussins des marsouins.
Point ! Point ! Point !
Pape ! papal ! pape alors à l’or.
Point ! Point ! Point !
Élie ! Allah ! Alain !
Tiens ! il neige ! zut.
Le rat pose beaucoup de plumes.
(Partie philosophique)
Unanime j’aime et rode
Nature sous la neige imperturbable
L’habitude du danger rend les hommes prudents
Et le femmes téméraires.
Max Jacob, Le Laboratoire central, dans Œuvres,
édition Antonio Rodriguez, préface Guy Goffette,
Quarto/Gallimard, 2012, p. 606.
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