08/10/2016
Thomas de Quincey, Les derniers jours d'Emmanuel Kant
Je tiens pour acquis que toutes les personnes instruites admettront qu’elles portent un certain intérêt à l’histoire personnelle d’Emmanuel Kant, même si leurs goûts ou les circonstances ne leur ont guère donné l’occasion de connaître l’histoire des idées philosophiques de Kant. Un grand homme, fût-ce dans un domaine impopulaire, doit toujours susciter une large curiosité. Imaginer qu’un lecteur considère Kant avec une indifférence absolue ; c’est l’imaginer absolument dépourvu de penchants intellectuels ; donc, même si en réalité il se trouvait qu’il ne portât aucun intérêt à Kant, la courtoisie exigerait pourtant qu’on affectât de présumer le contraire. En vertu de ce principe je ne présente pas d’excuses à un quelconque lecteur, philosophe ou non, Goth ou Vandale, Hun ou Sarrazin, auquel j’impose une brève esquisse de la vie et des habitudes familières de Kant, fondée sur le témoignage de ses amis et de ses élèves. Il vrai que, sans que le public manque d’ouverture d’esprit, les œuvres de Kant ne bénéficient pas dans notre pays de tout l’intérêt suscité par son nom ; phénomène que l’on peut attribuer à trois causes : d’abord, la langue dans laquelle ses œuvres sont écrites ; deuxièmement la prétendue obscurité de la philosophie qu’elles exposent, obscurité soit intrinsèque, soit due à la manière particulière dont use Kant pour la formuler ; troisièmement, l’impopularité de toute philosophie spéculative, quelle qu’elle soit, et de quelque manière qu’elle soit traitée, dans un pays où les structures et les tendances de la société imposent à toutes les activités de la nation une orientation presque exclusivement pratique.
Thomas de Quincey, Les derniers jours d’Emmanuel Kant, traduction Sylvère Monod, dans Th de Q, Œuvres, Pléiade / Gallimard, 2011, p. 1339-1341.
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07/10/2016
Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil
Murets de pierres sèches :
plaies anciennes,
enflures, renflements moindres.
Aujourd’hui encore.
Pièce à pièce,
de pâture à pâture,
réassemblage du Même ;
silence au silence cousu.
(affleurements, 2)
Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil,
Corti, 2009, p. 70.
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06/10/2016
Henri Michaux, Passages
Notes au lieu d’actes
On vit souvent quelques-unes des premières années d ea vie dans le non-événement. Puis avec tel ou tel événement on commence à prendre contact . Le fatal engrenage chez les uns et les autres diversement déclenché, il se fait alors parallèlement une pente en soi pour l’événement, pour encore de l’événement, pour toujours plus d’événements, pour sans fin de l’événement. Certains pourtant, dupes jusqu’au bout, croient encore être pour l’avènement du non-événement.
Actualité : incessamment des chiens parcourent les steppes à loups pour en faire des chiens.
La souricière du langage est telle que, quoi qu’on fasse, on ne prend guère que des souris qui ont déjà été prises précédemment : les mots parlent d’eux-mêmes.
Après la grandeur, tôt ou tard l’emballage.
Henri Michaux, Passages, dans Œuvres complètes, II, édition R. Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 383, 384, 385, 385.
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05/10/2016
Pierre Bonnard, Observations sur la peinture
Si c’est harmonieux ce sera vrai — couleur, perspective, etc. Nous copions les lois de notre vision — non les objets.
Tout l’effet pictural doit être donné par des équivalents de dessin. Avant de mettre une coloration, il faut voir les choses une fois, ou les voir mille.
La peinture ou la transcription des aventures du nerf optique.
Dans l’exécution pas de perfectionnements. Il n’y a que des bouleversements.
Le modèle qu’on a sous les yeux et le modèle qu’on a dans la tête
Pierre Bonnard, Observations sur la peinture, L’Atelier contemporain, 2015, np.
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04/10/2016
Carol Ann Duffy, Valentine
Valentine
Non une rose rouge ou un cœur de satin
Je te donne un oignon.
Une lune enveloppée dans du papier Kraft.
Il promet la lumière
comme l’amour délicatement déshabillé.
Tiens.
Comme un-e amant-e tu seras
Aveuglé-e par les larmes
Il fera de ton reflet
Une photo floutée de chagrin.
J’essaie d’être juste.
Ni jolie carte ni baisers postés.
Je te donne un oignon.
Son baiser sauvage tiendra à tes lèvres
fidèle et possessif
comme nous le sommes,
pour autant que nous sommes.
Prends-le.
Ses rondelles platine te feront une alliance miniature,
si tu veux.
Fatal
son parfum s’accrochera à tes doigts,
à ton couteau.
Carol Ann Duffy, traduit par Nathalie Koble, dans
- K., Drôles de Valentines, Héros-Limite, 2016, p. 150.
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03/10/2016
Isabelle Baladine Howald, fantômes
je — court à la mort
(devancer sans fin la scène des adieux, je —
court devant — les mains et les bras tendus ouverts
pour / contre)
Je ne veux pas que le jour commence je ne veux pas
que le jour finisse à chaque mort je pense
non pas pensée mais épreuve de l’aube et du soir
Relever relever
Ne pas s’en relever. Mais relever : survivons comme /
les deux extrêmes —
Isabelle Baladine Howald, hantômes, isabelle sauvage,
2016, p. 12.
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02/10/2016
Esther Tellermann, Sous votre nom
Vivions-nous
à même
nos linges
et nos tessons
pour finir
nos bouches
d’ombre ?
Ou bien nous
nourrissions d’oracles
et de couronnes
d’eau que retiennent
les marges ?
Esther Tellerman, Sous votre
Nom, Flammarion, 2015, p. 104.
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01/10/2016
Cole Swenson, Si riche heure
Photo Carl Sokolow
Le 1er décembre : La Chasse
À chaque mois
son animal
animal
rythme la régularité un régulum
Pour construire un métronome
(reste une contre pulsation)
(poids)
et contre-poids, par exemple
sur le point, suspendu dans son toujours
pourvu que
Compte-les Mais c’est le cœur qui fait ça C’est sa tâche ; il compte
chaque instant de la vie d’une bête et le rend presque égal
Cole Swensen, Si riche heure, traduit de l’anglais par Maïtreyi et Nicolas
Pesquès, Corti, 2015, p. 113.
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30/09/2016
Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière
Elle se demande : comment savoir quand la parole est solide ? Il se pose la même question. D’une rive à l’autre, le courant. Il et Elle savent qu’à l’intérieur une épaisseur se crée, prend toute : son envergure. Mais est-ce l’ombre des longs arbres qui les abrite.
On dit
que Rivière
se jette
dans le fleuve.
C’est une erreur.
Elle s’engouffre.
Rivière :
dans le silence
.
Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 63
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29/09/2016
Lautréamont, Poésies I
Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous.
[…] La poésie personnelle a fait son temps de jongleries et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle, brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l’avortement du grand Voltaire.
Il paraît beau, sublime, sous prétexte d’humilité ou d’orgueil, de discuter les causes finales, d’en fausser les conséquences établies et connues. Détrompez-vous, parce qu’il n’y a rien de plus bête ! Renouons la chaine régulière avec les temps passés ; la poésie est la géométrie par excellence. Depuis Racine, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? aux Grandes Têtes-Molles de cette époque. Chateaubriand, le Mohican-Mélancolique ; Senancour, l’Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poe, le Mameluck-des-Rêves-d’Alcool ; Maturin, le Compère-des-Ténèbres ; George Sand, l’Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l’Incomparable-Épicier ; Leconte, le Captif-du-Diable ; Gœthe, le Suicidé-pour-Pleurer ; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontov, le Tigre-qui-Rugit ; Victor Hugo, le Funèbre-Échalas-Vert ; Mickiewicz, l’Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l’Hippopotame-des-Jungles-Infernales.
Lautréamont, Poésies I, dans Lautréamont, Germain Nouveau, Œuvres complètes, édition P.-O. Walzer, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 268-269.
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28/09/2016
André Gide, Journal, 1939-1949
8 juin [1949]
(…) J’ai traversé une longue période de fatigue presque constante où souhaiter sortir du jeu ; mais impossible de se retirer. Et, de même qu’en économie « la mauvaise monnaie chasse la bonne », les fâcheux, les importuns usurpent et restent maîtres de la place ; il n’y en a plus que pour eux.
Le pire c’est de prêter à penser : « Oui, depuis le prix Nobel, Gide est devenu distant. » Après quoi il n’y a plus qu’à s’aller noyer ou pendre. Et précisément depuis que la chaleur est revenue, je n’en ai plus du tout envie. Mais auparavant, je me sentais, certains jours, déjà tout décollé ; ceci pourtant me retenait : l’impossibilité de faire comprendre, de faire admettre, la réelle raison d’un suicide : comme ça du moins on me laissera tranquille, on me fichera la paix. Mais partir en voyage… dès le marchepied du wagon, quel soulagement de se sentir hors d’atteinte. Mais aller où ? […] Requis sans cesse, je dois remettre de jour en jour ; et sans cesse j’entends la Parque, la vieille, murmurer à mon oreille : tu n’en as plus pour longtemps.
André Gide, Journal, 1939-1949, Pléiade / Gallimard, 1954, p. 326.
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27/09/2016
Michel Leiris, Mots sans mémoire
Marrons sculptés pour Miró
I
Les poches veuves de cailloux blancs,
viens-nous en
où va la ligne qui s’envole
sans avoir à jeter du lest.
II
Ciel comme celui du lit
étoile comme celle de la mer,
cardinal comme le gentil oiseau que dénomme sa couleur,
chinois à l’eau-de-vie
III
Quelque chose de l’ordre d’un feu frais
un d’un désert surpeuplé.
À chaque battement d’horloge
roses des sables et flambées de plumes
jaillissent du creuset de ses doigts
et marquent le vide à son chiffre.
[…]
Michel Leiris, Mots sans mémoire, Gallimard, 1969, p. 135-137.
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26/09/2016
Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance
Photo André Perlstein
Une autre fois, il me semble qu’avec plein d’autres enfants, nous étions en train de faire les foins, quand quelqu’un vint en courant m’avertir que ma tante était là. Je courus vers une silhouette vêtue de sombre qui, venant du collège, se dirigeait vers nous à travers champs. Je m’arrêtai pile à quelques mètres d’elle : je ne connaissais pas la dame qui était en face de moi et qui me disait bonjour en souriant. C’était ma tante Berthe ; plus tard, je suis allé vivre presque un an chez elle ; elle m’a peut-être alors rappelé cette visite, ou bien c’est un événement entièrement inventé, et pourtant je garde avec une netteté absolue le souvenir, non de la scène entière, mais du sentiment d’incrédulité, d’hostilité et de méfiance que je ressentis alors ; il reste, aujourd’hui encore, assez difficilement exprimable, comme s’il était le dévoilement d’une « vérité » élémentaire (dorénavant, il ne viendra à toi que des étrangères ; tu les chercheras et tu les repousseras sans cesse ; elles ne t’appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas, car tu ne sauras que les tenir à part…) dont je ne crois pas avoir fini de suivre les méandres.
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, L’imaginaire / Gallimard, 1994, p. 137-138.
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25/09/2016
Jules Supervielle, Le Corps tragique
Amour
Venant de tours indifférentes
Les regards des guetteurs s’échappent.
L’amour de l’homme et de la femme
Naît dans des citernes sans âme.
Combien faut-il d’obscurité
Avant que s’affrontent les corps
Tâtonnant vers leurs nudité
Et leurs plus obstinés trésors.
Les deux êtres soudain tout proches
Dardent leurs anguilles sous roche
Et, de feu sous les chastes cieux,
Croisent le fer voluptueux.
Les deux marées mâle et femelle
Rompent les digues de leur nuit
Formant un seul torse rebelle
Qui ruisselle de barbarie
Jusqu’à ce que le long des corps
Les mains lasses miment la mort.
Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans
Œuvres complètes, édition Michel Collot,
Pléiade/Gallimard, 1996, p. 603.
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24/09/2016
Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça
Une brouette rouge
Repose-toi et regarde cette satanée brouette. Quoi que
Cela soit. Chiens et crocodiles, lampes à bronzer. Pas
Pour leur signification.
Pour leur signification. Pour être humain
Les signes t’échappent. Toi, qui n’es pas très brillant
Es un signal pour eux. Pas,
Je veux dire, les chiens et les crocodiles, les lampes à bronzer. Pas
Leur signification.
L’amour
Tendre comme un aigle il plonge
Lavant tous nos visages avec sa langue rêche.
Enchaîné à un rocher et dans ce rocher, nus,
Tous les visages.
L’amour II
Tu as attaché ses ailes. Le marbre
Expose ses ailes attachées.
« Mort à l’arrivée » :
Dis-tu avant qu’il n’arrive quelque part.
Le marbre, où ses ailes et nos ailes d’une manière semblable fleurissent.
In-
Fini.
Jack Spicer, c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, traduit de l’anglais par
Éric Suchère, préface de Nathalie Quintane, Le bleu du ciel, 2006, p. 163.
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