23/09/2016
Stefan Themerson (1910-1988), Ouah ! Ouah ! ou qui a tué Richard Wagner ?,
J’ai découvert, il y a longtemps, que je préfère les gens — je parle de mes amis — quand ils sont déprimés. Dès qu’ils deviennent ministres, dès qu’ils achètent des voitures puissantes, dès qu’ils rencontrent le succès, je m’aperçois qu’ils n’ont plus de temps à accorder à mon amitié, et la distance qui nous sépare augmente comme celle de deux vaisseaux sans gouvernail flottant à la merci des vagues ; sauf quand il leur arrive d’être déprimés. Je voyais Lampadophore dans cette vaste et puissante (bien que lente) automobile, mais je remarquais qu’il n’avait pas l’air très heureux.
— Qu’est-ce qui vous arrive, Lampadophore ? demandai-je.
Alors il me parla de sa crainte qu’un jour quelqu’un ne trouve logique de l’amputer de la jambe gauche et du bras droit.
Stefan Themerson (1910-1988), Ouah ! Ouah ! ou qui a tué Richard Wagner ?, traduit de l’anglais par J.-M . Mandosto, Allia, 2000, p. 31-32.
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22/09/2016
Walter Benjamin, Sur Proust
Les Romains disaient d’un texte qu’il était un tissu, et aucun ne l’est davantage et n’est plus dense que celui de Marcel Proust. Rien n’était trop dense ni trop durable pour lui. Gallimard, son éditeur, a raconté que les habitudes de Proust corrigeant ses épreuves mettaient les typographes au désespoir. Les placards revenaient toujours les marges pleines. Mais aucune faute d’impression n’avait été corrigée ; tout l’espace disponible était rempli d’un nouveau texte. Ainsi la loi du souvenir s’exprimait jusque dans l’ampleur de l’œuvre. Car un événement vécu est fini, en tant qu’il est contenu dans une seule sphère du vécu, alors qu’un événement remémoré est sans limites, car il n’est que la clé pour tout ce qui a eu lieu avant lui et après lui.
Walter Benjamin, Sur Marcel Proust, traduit de l’allemand et présenté par Robert Kahn, NOUS, 201, p. 41.
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21/09/2016
Paul Celan, Renverse du souffle
L’Écrit se creuse, le
Parlé, vert marin,
brûle dans les baies,
dans les noms,
liquéfiés
les marsouins fusent,
dans le nulle part éternisé, ici,
dans la mémoire des cloches
trop bruyantes à — mais où donc ?,
qui,
dans ce
rectangle d’ombres,
s’ébroue, qui
sous lui
scintille un peu, scintille, scintille ?
Paul Celan, Renverse du souffle, traduit
de l’allemand et annoté par Jean-Pierre
Lefebvre, Seuil, 2003, p. 83.
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20/09/2016
Miche Leiris, Le ruban au cou d'Olympia
À main droite,
ma manie de manipuler,
démantibuler,
désaxer et malaxer les mots,
pour moi mamelles immémoriales,
que je tète en ahanant.
Murmure barbare en ma Babel,
tu me tiens saoul sous ta tutelle
et, bavard balourd, je balbutie.
À main gauche,
mes machins,
mes zinzins,
mes zizanies,
les soucis (chichis et chinoiseries) qui me cherchent noise,
mes singeries, momeries et moraleries.
Ô gagachis qu’agacé j’ai sagacement jaugé et tout de go gommé,
jugeant superfétatoirement enquiquinant son chuchotis.
Au milieu,
le mal mou qui me moud,
me mord,
me lime,
m’annule,
m’humilie
et que, miel amer, je mettrais méli mélo à mille lieues mijoter,
mariner,
macérer.
M’a-t-il dit que ce monde dément demande un démenti,
le démon qu’enmantèle, emmêle et me démantèle ?
Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 176-177.
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19/09/2016
Bashô, Le Faucon impatient
Ne vous cognez pas la tête
est-il écrit sur la porte
À perte de vue le ciel
est une nuée d’azur
Dans cette terre
qui ne convient aux radis
ils sont tout tordus
À peine les poules
ont-elles gagné le juchoir
lune de crépuscule
Dans la montagne un portail
et lune du point du jour
Du printemps peu à peu
complètent la figure
lune et prunier
Bashô, Le Faucon impatient, traduit du
Japonais par René Sieffert, POF, 1994,
- 19, 21, 39, 51, 55, 87.
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18/09/2016
Ivan Diviš (1924-1999), Thanathea
Mais tiens Holbein qui vient
là avec sa lance il marche boisé
Déjà le heaume s’assombrit déjà le fourmilier à la lisière
tire la langue dans le grouillement des poèmes
Déjà le crâne de panthère rougi de l’intérieur à la lumière
d’une bougie flottant à travers la véranda livre
le succus paradula
Moi le dernier
cétacé carré à l’horizon
j’étends le rideau brumeux dans l’azur
Allez donne déjà donne les fers les cordes les pitons
Je rampe déjà à travers la prière je creuse la nuit du boutoir
je révoque mes insultes
et délivre les torts aux latrines
Par aucune pitié enfin ne pouvant servir
Traîne jusqu’où ne commence ni le rêve ni le repentir
Hop ma vieille
saute par là
enjambe moi
arrête la plume
arrose par l’entrejambe
Ivan Diviš, Thanathea, adapté du tchèque par
André Ourednik, La Baconnière, 2016, p. 35.
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17/09/2016
John Taylor, Hublots / Portholes
through mist à travers la brume
the island l’île
rising se lève
to what à ce qui
has risen s’est levé
this island cette île
or another ou une autre
John Taylor, Hublots Portholes, traduction de l'anglais
(États-Unis) Françoise Daviet, peintures de Caroline
François-Rubino, l’œil ébloui, 2016, p. 3.
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16/09/2016
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude
Toucher son propre visage équivaut à plonger la main dans l’eau trouble ou à déranger la forme d’un nuage de fumée. Les enfants ont leur visage d’or comme une tache de soleil au milieu de la mer, hors de portée.
Touching your own face is tantamount to plonging your hand into muddy water or disturbing the shape of a puff of smoke. Children wear their golden faces like a splash of sun in the middle of the sea, far from any port.
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude, traduction en anglais Gian Lombardo, Quale Press, 1997, np.
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15/09/2016
Pierre Sylvain, Assise devant la mer
Photo Marina Poole
L’irregardable
Entre ses murs nus blanchis à la chaux, la petite cour est déserte. L’enfant retient son souffle et quand la mère apparaît sur la scène où va s’accomplir un acte barbare, reste là, bien que saisi d’épouvante, pour tout voir ; la poule effarée qu’elle immobilise contre sa hanche, l’éclair des ciseaux au moment où elle les plonge à l’intérieur du bec que de son autre main elle maintient grand ouvert, la langue un instant dardée, d’un rose humide dans un réflexe de défense, le jet de sang sur sa main après qu’elle a retiré les ciseaux, l’hésitation de la poule qu’en essuyant sa main à son tablier elle a lâché, ses pas hésitants avant la course folle à travers la cour, les chutes, les bonds, les arrêts soudains, les derniers battements d’ailes, le dernier heurt contre le mur, l’éclaboussement écarlate contre la blancheur de la chaux, la mère qui s’est retirée dans une encoignure et attend que finisse la grotesque, pitoyable gigue de mort.
Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 68-69.
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14/09/2016
Jean-Luc Sarré, Poèmes costumés avec attelages et bestiaire en surimpression
Orné de toiles d’araignées,
tanné comme un cuir, l’aïeul
quitte les combles pour un grenier
dont les lucarnes sans carreaux
— quelques pelotes fraiches en témoignant —
font encore le bonheur des chouettes.
Pendant que la famille s’attarde
parmi les malles, découvre un sabre,
une giberne de mameluk,
les rires d’enfant, dehors, dévalent une pente
dont ils ignorent tout.
Jean-Luc Sarré, Poèmes costumés avec attelages et
bestiaire en surimpression, farrago / Léo Scheer, 2003, p. 88.
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13/09/2016
Malcolm Lowry, Réveil
Réveil
L’homme ressemble à un homme qui se lève tard
Contemple l’assiette sale de son dîner
Aussi les bouteilles vides
Toutes lampées dans les larges comment vas-tu d’une nuit
Un verre pourtant contenant encore
Un fond comme sinistre appât
Combien l’Homme ressemble à celui-là
Titubant parmi les arbres rouillés
Allant chercher un déjeuner de pois de sardines
Et de rhum éventé.
Malcolm Lowry, traduction Jean Follain, dans Les Lettres
Nouvelles, ‘’Malcolm Lowry’’, 2ème trimestre 1960, p. 90.
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12/09/2016
Eugène Savitzkaya, Cochon farci
À l’inconnu tel qu’il fut en os,
entrailles entravant sa marche sous le ciel,
criblé de silice, la faux à l’épaule,
faucheur comme d’autres furent moines,
ceci est mon épaule, ceci mon cœur qui bat,
ceci la faux couchant les tiges et les tuyaux,
dénudant la terre et la pierre comme on ouvre
un chemin qui ne mène qu’à lui-même ou à
la voie lactée, combien de sueur en sobriété,
combien de bières, combien de chemises élimées
portent l’empreinte de son squelette
jusqu’à l’autre face du globe, combien de fils
livrés à eux-mêmes ? demain l’aube, aujourd’hui la fin
et vice-versa à l’infini, c’est du kif,
à n’en pas sortir de l’ornière.
Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de Minuit, 1996, p. 54.
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11/09/2016
Geoffrey Squires, Poème en trois sections
Pierres dans l’obscurité, formes
perçues plutôt que vues, inertes comme des animaux
endormis au milieu d’un champ ou le long de la route
où l’on avance avec précaution, frayant un chemin vers la maison
à travers l’herbe noire
Rocks in the darkness, shapes
sensed rather than seen, inert like animals
asleep in the middle of a field or by the road
which one moves among with care, picking a way home
across the dark grass
Geoffrey Squires, Poème en trois sections, traduit de l’anglais (Irlande)
par François Heusbourg, éditions Unes, 2016, p. 41 et 40.
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10/09/2016
Pascal Guignard, Sur le jadis
Chapitre LVI
Le rêve est ce qui fait apparaître comme étant là des êtres absents, ou éloignés, ou disparus, ou morts. Ils sont là mais le « là » où ils séjournent n’est pas une dimaension spatiale (pour le vivant) ni temporelle (pour le mort). Le « il est là dans le rêve » renvoie à un là qui est avant le temps (comme il est l’est dans le rêve). Ce « là » du rêve précède chez les vivipares le « là » où projette la naissance atmosphérique. Le temps qui vient déchirer le « là » ne l’apporte pas. Il y a un « jadis » distinct de l’ontogenèse dt de la phylogenèse et de l’histoire. Si je le nomme jadis, c’est en sorte de bien le distinguer de tout passé.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 157.
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09/09/2016
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons
Capucine, l’éclat de rire, défi, cristal, d’une petite nonnain qu’un ravisseur exclut galamment du moutier dans la nuit d’une chanson Vieille-France… Est-il d’autre ressemblance entre la plante et la jeune cloîtrée ? Une encore, peut-être, cette corolle qui brûle comme son corps.
Car toutes les capucines, même celles des Canaries où perche une profusion de fleurs minuscules, jaunes et plumeuses comme un hommage aux oiseaux de leur patrie, toutes semblent participer du feu. Aucune de leurs fleurs qui ne soit flamme ou reflet de flamme. Une bordure d’impératrice des Indes est une longue chaine de brasiers, rubis et velours (ce velouté de soie et de fumée qu’on voit au flamboiement des torches nocturnes.) Le long des piliers, des barrières, des colonnes, l’ample guirlande des Lobb rassemble et fige selon une sorte de magie pétrifiante les lueurs, les éclats, les sursauts, l’incendie des feux terrestres ou des météores.
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, La Dogana, 2003, p. 61-62.
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