07/11/2016
Julien Bosc, Le corps de la langue (préface Bernard Noël)
elle a été devant lui
elle et lui de même taille
elle a attendu
lui a demandé de porter les mains sur ses seins
il n’a pas su
elle l’a fait pour lui
les prenant
et posant là
sur ses seins
les mains
elle a voulu savoir si il les aime
il a répondu
Julien Bosc, Le corps de la langue, préface de Bernard Noël,
Quidam éditeur, 2016, np.
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06/11/2016
Jean-Pierre Chambon, Matières de coma
Photo Denis Svartz
Dans la clôture du compact
Dans l’étroit séjour des pierres. Dans cette impossibilité du séjour dans la pierre. Prisonnier des rhombes, des cercles.
Sous le calice renversé du ciel.
À l’intérieur, dans les replis des cristaux, derrière les angles distordants. Il y a assez d’eau, ici, pour nager, assez d’air pour s’envoler. La nage et le vol dans le volume étouffant. Parmi la tempête moléculaire. Dans la vague et le vent.
Assez d’infime espace pour vivre, en abîme. Fantôme atomisé dans les ruines miniaturisées d’un château. Contemplant, en réduction, le monde et sur l’eau boueuse des douves, le reflet disloqué du donjon où se penche une ombre.
Matière de la nuit, forme solide et close dans laquelle nul œil ne peut s’introduire. De cette extrême solitude, de l’étreinte de ce cachot, la lumière un jour jaillira et brûlera tous les regards.
[…]
Jean-Pierre Chambon, Matières de coma, suivi de Bernard Noël, L’histoire mentale, Faï fioc, 2016, p. 105.
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05/11/2016
Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens
Le père était parti plus de cinq ans en captivité. On disait toujours ce mot, en captivité, pendant la captivité, en rentrant de captivité. Ils étaient restés seuls les trois enfants avec la mère, le père de la mère, et deux domestiques trop âgés pour aller à la guerre. La mère avait tout dirigé avec son père de soixante-quatorze ans qui donnait des conseils et n’était pas la moitié d’un homme. Les gens venaient chez Santoire, c’était une grosse maison, ils avaient besoin d’être aidés, soutenus, ils rendraient le service une autre fois. […]La mère disait que le père [depuis qu’il était rentré] était devenu un autre homme pendant la guerre, que la captivité était passée sur lui. Elle l’avait aplati, rétréci, lui avait retiré la force et l’envie ; il exécutait, faisait, se taisait. Il vivait au fond de lui-même. La nuit parfois, il parlait, criait, des mots que l’on ne comprenait pas et qui auraient pu être de l’allemand, des ordres, ou des prénoms. On ne savait pas. Il ne racontait pas.
Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens, Folio / Gallimard, 2015, p. 92 et 93-94.
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04/11/2016
Erich Fried, Les Enfants et les fous
Les puissances du destin
Quand les Puissances du destin décidèrent de l’amputer d’un membre, elles estimèrent qu’on ne pouvait pas tout bonnement lui couper une jambe, c’eût été par trop cruel. Elles tinrent conseil, et ce si secrètement qu’on connut alors cette accalmie du destin qui s’installe généralement avant qu'interviennent les décisions importantes. Puis elles lui firent d’abord pousser une troisième jambe.
Il n’était pas peu fier de son nouveau membre, mais bien qu’il tînt à présent plus solidement sur ses pieds qu’autrefois, il éprouvait une sensation inhabituelle, voire presque pénible parfois. Alors elles lui firent pousser un millier d’autres jambes.
Peu de temps après, lorsque les Puissances du destin lui rendirent visite et lui annoncèrent : « Tu as plus de mille jambes de trop, il va nous falloir te les supprimer », il approuva avec enthousiasme, « Oui, je vous en supplie ! » l’entendit-on gémir au milieu du grouillement de ses innombrables jambes. « Reprenez-les moi donc ! Et plus vous en retirerez, mieux ça vaudra ! »
Elles lui enlevèrent donc mille deux jambes. Elles n’avaient fait ainsi qu’obéir à sa volonté. Et c’était un point auquel elles tenaient beaucoup ; il aurait été contraire à leur dignité de ne pas lui accorder le moindre libre arbitre et de le mutiler tout simplement, en usant de la force et de la brutalité.
Quelque temps après, les Forces du destin revinrent le trouver, se réjouirent en voyant sa nouvelle jambe artificielle, pour laquelle elles lui adressèrent leurs félicitations, et lui demandèrent à l’occasion combien de mains il avait environ. Il tenait ses deux mains sous une grande machine. « Aucune », répondit-il en toute sincérité.
Erich Fried, Les Enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 51-52.
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03/11/2016
Sappho, traduction Jean Bollack, Au jour le jour
Sappho, Fragment 31
Je le vois, cet homme,
l’égal des dieux, cet homme assis
en face de moi, qui près de toi entend les douceurs
de ta voix
et le rire du désir : pour le dire, c’est cela vraiment
qui dans ma poitrine épouvante mon cœur.
Car aussitôt que je regarde un instant vers toi, de même,
[ pour m’empêcher de parler
,
plus rien ne se laisse aller.
Ma langue s’est rompue, et aussitôt
une chaleur subtile s’est ruée dans mon cœur
Plus une seule chose à voir pour les yeux, et les bruits
bourdonnent.
Une sueur glacée me fait ruisseler ; un tremblement
me saisit tout entière, je suis plus verte
que l’herbe ; peu s’en faut
que l’on me voie morte…
Sappho, fragment 31, traduction Jean Bollack, dans Au jour le jour, PUF, 2013, p. 1046-1047.
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02/11/2016
Saül Bellow, Au jour le jour
Une fois de plus, dans l’air froid et la nuit qui tombait, il parcourut la courbe de la cage à l’entrée serrée entre des piliers de brique et il commença à monter au troisième étage. Des morceaux de plâtre s’écrasaient sous ses pieds, des bouts de fil de cuivre arrachés des plinthes marquaient d’anciennes limites d’appartements. Dans le couloir, le froid encore plus vif que dans les rues le transperça jusqu’aux os. Les toilettes de l’entrée faisaient des bruits de cataracte. Il pensa avec tristesse, tandis qu’il entendait le vent hurler tout autour de l’immeuble comme une fournaise, que ce n’était là qu’une caverne construite. Ensuite, il frotta une allumette dans l’obscurité et chercha des noms et des numéros au milieu des graffiti qui étaient écrits sur les murs. Il vit Kirikiki s’en va au ciel, des zigzags, des caricatures, des obscénités et des jurons. C’est ainsi qu’étaient également décorées les salles scellées des pyramides et les cavernes de l’humanité naissante.
Saul Bellow, "À la recherche de Mr Green", Au jour le jour, traduction Danielle Planel, Gallimard, 1962, p. 153-154.
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01/11/2016
Paul de Roux, Au jour le jour
Photographie Jacques Sassier
1/11 (Toussaint)
On sait qu’il est difficile de commencer. De tracer les premières lettres, qui vont en entrainer d’autres. Et c’est dans ces lettres que se trouve un pouvoir, pouvoir souvent dénié — ne serait-ce que par superstition, lorsque l’on écrit soi-même, des personnes disparues depuis longtemps vivent encore pour nous grâce à ces petits signes noirs sur le papier. Tous ceux que l’on a aimés, que l’on souffre d’avoir mal aimés, on voudrait trouver pour eux des phrases qui soient autant de tuniques d’affection, qui les réchauffent (s’il se peut) et nous réchauffent de leur souvenir.
Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005, édition établie et présentée par Gilles Ortlieb, Le bruit du temps, 2014, p. 133.
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30/10/2016
Guido Cavalcanti, Rime
XXIV sonnet
Amour m’a fait revivre un amoureux
regard spirituel, si attirant
qu’il me saisit aujourd’hui beaucoup mieux
et me force à penser d’un cœur ardent
à ma dame, envers qui ne vaut rien
ni merci ni pitié ni d’être patient,
elle qui souvent me cause un chagrin
tel que mon cœur peu de vie en ressent.
Mais quand je sens qu’un aussi doux regard
depuis les yeux jusqu’au cœur m’est entré
et y a mis un esprit tout de joie,
de rendre grâces à elle je ne tarde :
ainsi soit-elle par Amour priée
qu’un peu de pitié ennui ne lui soit !
Guido Cavalcanti, Rime, traduction Danièle Robert,
Vagabonde, 2012, p. 89.
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29/10/2016
Gertrude Stein, Ida
Photo Man Ray
Ida eut un rêve. Elle rêvait qu’ils étaient là et qu’il y avait avec eux un petit garçon. Quelqu’un avait donné à ce petit garçon un gros paquet avec quelque chose dedans et il était allé les remercier. Il n’était jamais revenu. Ils étaient allés voir pourquoi. Il y avait là une dame et elle était étendue et il y avait un lion qui se promenait partout. Où est donc le petit garçon avaient-ils demandé, le lion l’a mangé avait dit la dame, et le paquet avec oui il a tout mangé, mais le petit garçon était venu vous remercier pour ce paquet, oui je sais c’est arrivé comme ça, je n’aurais pas voulu mais c’est arrivé. J’aime beaucoup ce lion. Ils étaient partis en se posant des questions et puis Ida s’était réveillée.
Gertrude Stein, Ida, traduction Daniel Mauroc, Seuil, 1978, p. 59.
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28/10/2016
Maurice Scève, Délie
CCXXI
Sur le printemps que les aloses montent,
Ma Dame et moi sautons dans le bateau,
Où les Pêcheurs entre eux leurs prises comptent,
Et une en prend, qui, sentant l’air nouveau,
Tant se débat qu’enfin se sauve en l’eau,
Dont ma Maîtresse pleure et se tourmente.
— Cesse, lui dis-je, il faut que je lamente
L’heur du poisson que n’as su attraper,
Car il est hors de prison véhémente,
Où de tes mains ne peux onc échapper.
Maurice Scève, Délie, édition François Charpentier,
Poésie / Gallimard, 1984, p. 174.
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27/10/2016
Michel Couturier, Poésie complète
Éditer un poète peu connu et disparu depuis trente ans est une aventure : Michel Couturier (1932-1985) avait publié des poèmes dans la revue Siècle à Mains et quelques minces recueils, tous à peu près inaccessibles, De distance en château (Siècle à Mains, 1964), L’ablatif absolu (Maeght, 1975), Constante parité (1976, Le collet de Buffle) ; Lignes de partage (1985, id.) est posthume. L’ensemble est repris dans le volume et Marie de Quatrebarbes, qui l’a construit, a ajouté un inédit, Ès (1982, dans Banana Split). On lira dans Sitaudis (22 avril 2016) son entretien avec Émmanuèle Jawad à propos de la parution de L’ablatif absolu ; y sont relatées les étapes de la construction du livre et des remarques sur le rapport de Couturier à l’écriture.
La postface de Jean Daive, qui a bien connu Couturier, apporte des données utiles pour situer le poète dans son temps ; il précise notamment ses liens avec Claude Royet-Journoud et Anne-Marie Albiach et leur influence, avec qui il édita à Londres la revue Siècle à mains, et il évoque également ses travaux de traducteur de poètes américains, d’abord de Burn Singer, puis surtout de John Ashbery.
Comme d’autres lecteurs sans doute, j’ai lu pour la première fois Michel Couturier dans sa préface à Fragment, Clepsydre, Poèmes français d’Ashbery (1975) qu’il avait traduit pour la collection ’’Fiction & Cie’’ de Denis Roche. Hors ce qu’il écrivait du poète américain, m’avait retenu la forme de quelques-unes de ses phrases, riches en subordinations successives qui demandaient un retour à leur début. Cette étirement du discours est présent surtout dans les derniers poèmes, au point que la syntaxe est brisée, qu’il est difficile, voire impossible, de reconstruire la phrase : il y a là un « parcours comme une ligne mélodique », écrit Couturier dans Lignes de partage. Pour Jean Daive, les « mots prétendent à une gamme, une vocalisation ou phonation qui est imposée tout d’abord à la voix, ensuite à la lecture sinon au regard. » Donc, phrase suspendue, vers éclatés, et refus de présenter un sens — d’où ici une parenthèse vide, là des vers s’ouvrant par « que qui » sans qu’il soit aisé de retrouver un fil, ou simplement un vers en anglais.
Le refus d’un sens donné est manifeste dès les premiers poèmes publiés (De distance en château), certains vers étant d’abord fondés sur le son : « Tébréo Téréoté / Toré aussi To / Toro alor / d’épée chur au pays d’é ». Parallèlement, la réalité n’est pas abandonnée, avec le nom d’une rue de Londres (Aschurch Grove), ni les formes classiques du vers : se maintient la majuscule en début de vers et plusieurs poèmes gardent un nombre à peu près régulier de syllabes, autour de 12 ou de 10 ; mais les poèmes s’éloignant de toute narration, les vers n’ayant pas (ou fort peu) de relation de sens entre eux. Quand un récit s’amorce avec une entrée comme « en cette vie-là », toute suite est interdite, l’énoncé accumulant impossibilités sémantiques et phrase tronquée, comme dans : « je mendiais les amarres de l’ombre qui délivrée / disais-je d’un visage de haute laine ». Dans un poème où se développe le thème de l’orage, une image rompt le caractère presque convenu de la description :
Travaux d’approche des éclairs
Vers le point d’équilibre des orages
Qui leur permettrait d’agir
D’investir leurs genoux sur les vitres
Si l’on excepte les poèmes en prose de Lignes de partage, brefs récits qui réalisent « le désir / de narration » et où un certaine lyrisme s’exprime avec la récurrence des mots sang et mort, couturier abandonne dans les poèmes en vers à partir de L’ablatif absolu les quelques règles qu’il avait suivies et s’accentue le caractère à la fois vocal et visuel du texte : mots à dire en respectant des silences — comme dans le chant— et disposition dans l’espace de la page qui figurent le mouvement de la voix. Le « je » affirme cependant sa présence ; Jean Daive rapporte que Couturier interrompait une remarque de Royet-Journoud en lui disant « Je continue ma lecture », phrase devenue vers, sibylline sans ce contexte. Il est présent autrement, avec la présence de l’Autre et sa disparition : « Il y a là des yeux très clairs / et qui s’éloignent / qu’il faut accepter de perdre ».
Couturier est aussi dans ses poèmes par la langue qu’il utilise ; ici et là, il introduit des mots rares (« transfixer », « inaccouplé » — néologisme formé en 1845), archaïques (« infiguré »), des sens archaïques (« irréfragable » à propos d’une personne) et, surtout des vocabulaire techniques, ceux des mathématiques et de la grammaire. Il l’est encore par la récurrence de quelques mots, du premier recueil au dernier : « ombre » est le plus fréquent, comme s’il permettait d’exprimer « la perte de l’instant en un / mot ».
Michel Couturier, L’ablatif absolu, poésie complète, postface de Jean Daive, La Tête et les Cornes, 2016, 168 p., 18 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 5 octobre 2016.
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26/10/2016
Primo Levi, À une heure incertaine
Attente
Voici le temps des éclairs sans tonnerre,
Voici le temps des voix non entendues,
Temps de sommeils inquiets, de veilles vaines.
Compagne, n’oublie pas les jours
Des faciles et longs silences,
Des rues nocturnes et amies,
Des réflexions sereines,
Avant que les feuilles ne tombent,
Avant que le ciel ne se referme,
Avant que de nouveau ne nous réveillent,
Par trop connus, devant nos portes,
Les pas ferrés et martelants.
2 février 1949
Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumi, préface Jorge Semprun, Gallimard, 1997, p. 32.
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25/10/2016
François Rannou, là-contre
l’exactitude ne se plante qu’à la frontière
est-ce une terre promise : la précision peut-elle nous enseigner la vérité ? Quelle vérité ?
ne vaut pas plus qu’une mouche (bombine la poésie sur la vitre liste de nos mots-mots-mots) c’est sa valeur ajoutée : le charme du chant se dissout promet de nous montrer l’énigme à nu sur nos étals
terre d’ailleurs dont la géographie n’a trace (cartes fluctuantes) que lorsque la paume qu’on ouvre montre le revers des paroles intraduisibles
(précision de couleurs (vert, jaune)que distingue quelle légende
François Rannou, là-contre, le cormier, 2008, np.
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24/10/2016
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Méditatif
Avant l’horreur c’était encore
si peu de chose : vivre, un clin d’œil un regard
mais quel regard quand il appareillait
vers l’espace profond d’une nuit d’août
illuminés par les étoiles déjà mortes
signaux qui viennent d’autrefois pour nous sourire.
Après l’horreur nulle mémoire mais le masque
préparé. Après l’horreur
une outre bue un crâne déserté
ne sont pas plus sonores ni plus vide que de creux
terrible dans la pierre Ici persiste l
a forme exacte de ce couple
pourchassé, ici l’empreinte pure,
ici, seulement bonne pour l’écho
sous le pas des troupeaux paisibles, l
a fuite immobile statue
aveugle et ressemblante.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,
1979, p. 35.
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23/10/2016
Giorgio Manganelli, Amour
Si tu m’aimes — et j’ignore si l’amour est permis à qui rêve — , tu m’aimes comme on peut aimer après bien des amours, au point que les mystères, les inexactitudes, les noms échangés, malicieuse persistance, rendent vague, inepte et hagarde toute tentative de ta part d’envoyer des messages, quel qu’en soit le destinataire naturel, ou laborieusement dénaturé, accessible aux seuls entretiens allégoriques ; tu pourrais avoir recours à des catalogues d’exploits, à des proverbes, à des indices flous mais non dépourvus de loyauté ; proposer des symptômes, des signes d’une maladie dotée de sens, un syndrome élaboré, un callot de rêves pénibles et hirsutes. Je pourrais accepter, me diras-tu, vieil homme, un billet vierge, et ne rien écrire dessus ; mais cette virginité ne sera-t-elle pas déjà une allusion au silence, à d’intolérables vacarmes, une proclamation d’identité, ou l’impossibilité de mesurer la distance et de sonder simultanément le désespoir, la dispersion, l’imminence, les allusions au néant ; ne sera-t-elle pas le plus muet murmure, ce qui reviendrait à dire : « Bien que je sois là, nous n’avons rien à nous dire » ; et même : « Toi et moi, nous nous ignorons depuis toujours. »
Giorgio Manganelli, Amour, traduction Jean-Baptiste Para, Denoël, 1981, p. 22-23.
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