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07/12/2023

Jean-René Lassalle, Ondes des lingos-poèmes : recension

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On sait bien que toute écriture obéit à des contraintes, explicites ou non. C’est une évidence pour la poésie : le sonnet, pour reprendre l’exemple toujours cité, est écrit selon des règles précises avec lesquelles on peut jouer, et les écrivains ne se sont pas privés de les transgresser. La fiction elle-même ne s’écrit pas n’importe comment, sauf peut-être les avalanches de récits de vie qui encombrent les librairies ; rappelons que Georges Perec a écrit La disparition sans e. C’était là s’inventer une contrainte parce qu’il est toujours possible de créer une règle inédite. Ce que propose Jean-René Lassalle.

 

La première page du livre donne en anglais, en quatre colonnes, une liste de 100 mots numérotés (1 I, you, we, this, (…), 99 dry, 100 name), dont on apprend l’origine et le mode d’emploi dans la quatrième des pages centrales. La liste a été élaborée par un linguiste nord-américain (Morris Swadesh) qui pensait rassembler « les concepts les plus répandus » dans un projet comparatiste ; pour Lassalle, la liste lui « a semblé déclencher la forme spectrale, imparfaite, d’une langue universelle (imaginaire) ou du langage même ». Les mots, selon leur ordre d’apparition dans la liste, ont été introduits dans des tercets ; ces « mots-concepts », précise-t-il, « deviennent ici des lingo-pensèmes », mot qui associe étroitement « langue » et « pensée » (« pensème » sur le modèle de morphème, lexème). Le projet déborde très largement le domaine poétique, et donc le cadre d’une simple recension, mais les cent poèmes peuvent être « lus comme indépendants », comme le suggère leur auteur.

 

À partir du matériau linguistique existant et en suivant les règles de formation du français, Lassalle crée des mots aisément intégrables dans le lexique, comme dédésirer (« dédésirant »), désexilés,  reressusciterécratèrementclairir (« un tout qui se clairit »), verbe oranger (« orangeant »), orgué, etc. La formation peut associer des mots habituellement séparés, en transformant la catégorie grammaticale (arquencielé) ou dissocie les éléments d’un mot (en-voûté). Le jeu avec la morphologie atteint la traduction, avec le choix de ne pas traduire exactement les mots de la liste, par exemple pour des raisons stylistiques, star (anglais pour « étoile ») devient « étoilement » et sun (« soleil ») « insole », night (« nuit ») « nocturne ». La création linguistique peut s’opérer très simplement en juxtaposant des mots pour former une autre unité : séparer des noms de couleur ne rendrait pas compte de leur proximité, ce que restituerait « orangebleumauves ». Un autre état du français dans le temps trouve aussi sa place (« poudroyement, encor, aultre ») ; en outre, des unités d’autres langues contribuent à la construction d’une langue imaginaire : « currant », groseille en anglais, « sueño » rêve en espagnol, « povera », pauvre au féminin en italien, etc. Enfin, Lassalle n’hésite pas à introduire des mots très récemment entrés dans les dictionnaires comme gafa (« fourmis gafa ») ou zouké (« menuet zouké »).

 

Les tercets obtenus ne sont pas toujours immédiatement compréhensibles, pas moins cependant, pour d’autres raisons, qu’un poème de Verheggen ou de Royet-Journoud. À leur manière ils proposent au lecteur d’affronter l’énigme de la langue, à la fois outil indépassable de communication avec l’Autre et moyen de dire son opacité, la sienne, celle de l’Autre, du monde.  Un exemple de tercet :

 

            la terre en mottes s’effritant est celle qu’arpentent fantômes scrieurs 

            qui miment déformant le miroir du présent, elle est boue séchée où attendre langé

            de lin la résorption de la foudre en contorsionniste dans les souples suffles

 

On note l’allitération entre les deux derniers mots — suffles signifiant « souffle » en suédois —, les allitérations se mêlant aux assonances dans d’autre tercets, par exemple dans le second :

            tentant travail aviaire avec un tu distinct

            au marché des altérités observées recadrées

            dédésirant solitude encadrée

 

Certains tercets ne contiennent aucune formation à interpréter, comme dans ce premier vers de l’un d’eux, « des nœuds atmosphériques se dissolvent en l’avenir saupoudrant la mer de nuages », mais avant de chercher à construire un/des sens avec les « lingo-poèmes », il est bon d’entendre la « danse des mots », ainsi dans ce tercet dont le thème nous ramène au projet de Lassalle : « au-delà de l’annonce d’autolyse partageable rejetable, ces lueurs en ondes ternaires, / poussent l’attendant golem léthargé à se hisser patchworké hors gravité / du réel tel voler parallèle à une aimée âme ailée qui longuement se soustrait dans enciel ». Certes, cette poésie est bien éloignée du lyrisme souvent à ras de terre ou du "chant de la nature" qui occupent les rayons, elle rappelle que les contraintes formelles, ici complexes, sont une des conditions de l’écriture. Ce n’est pas hasard si Lassale traduit l’allemand (il vit et enseigne en Allemagne) : plus qu’en français peut-être, la langue y est travaillée en tous sens.

Jean-René Lassalle, Ondes des lingots-poèmes, L'ours blanc, 2023, 36 p., 6€. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 

 

 

01/02/2019

Dagmara Kraus, Fatrasie (dans : La tête et les cornes)

Dagmara Kraus, Fatrasie (dans La tête et les cornes), incohérence, Jean-René Lassalle

fatrasie

 

supposons une seule fois

que oiseaumot infiltre

sa trogn morfondue

plutôt tailladée

nonobstant d’extrême circonspection

mi-pointant depuis l’extérieur

tortillé dans sa longue queue

vers une bouche domestiquée

des humeurs cachées déclencheraient

le déchiffrage temporel

de ces obstacles mêmes

 

Dagmara Kraus, traduction de l’allemand

Jean-René Lassalle, dans La tête et les cornes,

n° 6, hiver 2018, p. 1.

 

Dans le même numéro, un extrait de En voie d’abstractionde Rosmarie Waldrop, des poèmes Nils Christian Moe-Repstad (traduit du norvégien), de Maxime Hortense Pascal, de Seung-Hee Kim (traduit du coréen), de Mia You (traduit de l’anglais).

La tête et les cornes s’achète 6 € à Paris chez Yvon Lambert, Texture, Vendredi et Litote. À Bruxelles chez Ptyx et à Marseille à la galerie le 10.

Pour s'abonner il suffit d'écrire un mail à l'adresse suivante : lateteetlescornes@gmail.com

 

 

 

27/03/2017

Jean-René Lassalle, Rêve : Mèng — recension

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   On connaît Jean-René Lassalle traducteur de poètes allemands contemporains — récemment Oswald Egger, avec Rien, qui soit —, et quand on lit ses traductions on ne peut ignorer que lui-même écrit. Rêve : Mèng est présenté par son auteur comme un livre d’hommage à la poésie classique chinoise, écrite du viie au ixe siècle. Une première partie donne, chacun dans un carré, 4 textes en idéogrammes, chacun de 5 vers de 5 mots, suivis chaque fois, également dans un carré, de leur transcription dans notre alphabet, puis de la traduction mot à mot, la longueur des syllabes étant transposée en français.

   Une seconde série de poèmes en chinois est proposée, toujours en carré, écrite par Jean-René Lassalle, « Avec une langue dans laquelle on n’a pas vécu, c’est le rêve qui se poursuit. » Mais, cette fois, la traduction mot à mot est un point de départ pour l’écriture et quatre poèmes sont proposés à partir de quatre modes de lecture indiqués en fin de recueil :

« horizontal (de la première à la dernière ligne, de droite à gauche), palindromique (de la dernière à la première ligne, de droite à gauche), vertical (en colonne de gauche à droite), en spirale ( de la première ligne à gauche jusqu’au mot du centre). »

   Le point de départ, pour la dernière étape (transposition en français) donne pour les deux premières lignes du poème "Gare jaune : Huáng zhàn" :

 

gare     tot        part      trace     route

jaune     fleurs     fond     brume     ans

 

— les tons sont indiqués pour chaque mot afin d’introduire dans la prononciation, autant que faire se peut, quelque chose de la mélodie chinoise.

   Il s’agit donc d’écrire à partir d’une contrainte, pas plus forte ni plus arbitraire que celle qui régit le sonnet ou la ballade ; on pourrait penser aux règles de l’Oulipo, mais ici la recherche formelle passe par une langue dont la grammaire n’a pas grand chose à voir avec celle du français, et le cheminement de Jean-René Lassalle consiste à travailler aussi cette différence de relation de la langue au monde. Il aboutit à trois séquences de 5 vers et une de 4, en retenant du poème de départ tel mot (« gare », « fleurs »), ou bien il emploie ce que l’on désigne communément par synonyme (partir / démarrer), mais qui modifie la vision ; pour le début de la lecture horizontale :

 une gare démarre pour bâtir une voie

fleurs jaunes au fond d’années de brouillard

 

Les différents jeux de variations font entrer dans un univers parallèle, non pas donné, plutôt à construire par le lecteur ; ainsi pour la lecture en mode vertical :

l’escale dorée dote, c’est une escale-vents

ombelles de gourdes matines furètent début de cycle (etc)

 

   Il faudrait évidemment ne pas citer de vers en exemple : chaque poème est formé de l’ensemble rapidement décrit ici, depuis les idéogrammes jusqu’à la dernière séquence en mode spirale. C’est d’ailleurs le tout, c’est-à-dire les 4 « nouveaux carrés chinois », écrits par Jean-René Lassalle, qui, en regard (en miroir) des 4 carrés des poètes Tang (titrés « dans le style ancien »), constitue un hommage à une poésie trop peu connue. En outre, l’un et l’autre groupement de poèmes lient un passé lointain au présent par la reprise des contraintes (5 vers de 5 idéogrammes / mots dans un carré), formant un texte dont on isole difficilement un fragment, jeu du passé-présent qui donne son sens au titre, "Mèng" signifiant « rêve ».

Jean-René Lassalle, Rêve : Mèng, éditions Grèges, 2016, 70 p., 12 €.

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 2mars 2017.

 

 

 

 

20/03/2017

Oswald Egger, Rien, qui soit : recension

 

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   On ne peut que constater ce fait : la poésie de langue allemande contemporaine, si l’on excepte comme d’habitude Celan, Bachmann, peut-être Enzensberger, est fort peu connue en France, malgré le travail de quelques traducteurs et des éditeurs qui les accueillent. Jean-René Lassalle est un de ces infatigables passeurs qui, entre autres, a permis de lire Paul Wühr (1927-2016 ; Matière à l’autre bout l’esprit, 2016, Grèges), Franz Josef Czernin (né en 1952 ; Le Labyrinthe d’abord emprunte le fil rouge, 2011, Grèges) et a contribué à faire connaître Friederike Mayröcker grâce à une anthologie dès 2003 (Métaux voisins, L’Atelier de l’Agneau). Il présente aujourd’hui une anthologie d’un poète que l’on dit parfois, à tort, "expérimental" : comme si la poésie devait suivre des normes ; Oswald Egger est dans la tradition d’un Oskar Pastior (1927-2006 ; voir Poèmespoèmes, nous, 2013) qui s’en prenait dans sa poésie à toutes les propositions logiques et aux descriptions des choses, comme le faisaient aussi à leur manière Ernst Jandl (1925-2000) et Reinnard Priessnitz (1945-1985).

   À ces brefs rappels, on ajoutera quelques éléments empruntés à la présentation de Jean-René Lassalle, dont une partie est reprise sur le site des éditions Grèges. Oswald Egger, né en 1963, appartient à la minorité germanophone du Tyrol italien ; après avoir vécu à Vienne, il a rejoint un groupe « néo-utopiste » d’artistes à Hombroïch (proche de Dusseldorf). Rien, qui soit, anthologie chronologique, rassemble deux recueils complets, le premier chapitre d’un autre et des extraits de 6 autres ; le traducteur définit l’ensemble de manière elliptique : comme « la construction d’un texte-monde poétique et philosophique visionnaire. » Il est bon de lire d’abord les quelques pages denses de cette postface pour mieux apprécier les poèmes d’Oswald Egger.

Dans les textes retenus, seuls deux recueils et le premier chapitre d’un troisième ont été repris en entier, et des extraits sont donnés des autres ensembles, trop volumineux. Les recueils ont été publiés entre 1999 et 2013 et chacun témoigne de recherches formelles complexes, prose et vers alternent et se mêlent, les poèmes versifiés obéissant souvent à des contraintes fortes. Ainsi, ce que décrit le traducteur, Susjardins compte 12 poèmes (qui correspondent aux 12 mois de l’année) de 12 vers, chacun pouvant être lu comme un poème. Album Nihilum est composé de 3650 quatrains, 10 pour chaque jour de l’année ; etc. La relation au passé littéraire ne s’opère pas seulement par des choix formels mais aussi, peu repérables pour un lecteur non germanophone, par des citations ou des jeux avec les classiques ; mais on reconnaîtra cependant dans une prose de Constance discontinue le début de L’Enfer de Dante : « Au milieu de la vie je me retrouvai comme dans une forêt (sans chemin). »1 Les recherches d’Oswald Egger sont ailleurs et, ce qui est le plus apparent, dans la néologie, plus aisée en allemand qu’en français puisque deux noms peuvent être joints et la création reste interprétable, même si elle n’est pas acceptée dans les dictionnaires ; l’adaptation en français passe par le mot-valise avec par exemple "hazarmonieux", "souchécorce". D’autres formations dérangent plus vivement l’ordre de la langue, comme le changement de genre ("la paysage"), l’association de deux mots de langues différentes ("chiarobscur") ou la création d’une unité qui apparaît vraisemblable (« chapiteaux et copouilles s’entrecollent »). La néologie est très présente dans Rien, qui soit : c’est qu’il y a, affirmée, la nécessité d’inventer et de tout dire, à nouveau, parce que « Les mots dans la glace à dégeler, rassembler les / troupeaux de parole tirés des cavités du cerveau./ »

   Tout dire ? Qu’en est-il, par exemple, de ce que l’on voit devant un paysage : « La lumière du soir déferle par couloirs rouge et or dans les graminées, [etc.] » ? ce qui importe n’est pas ce qui est immédiatement vu, mais les « perspectives camouflées », non ce qui serait caché mais ce que les mots permettent de rêver : « après les ombres, pourraient-elles aussi s’évanouir les choses qui les conditionnent ? ». On pourra lire, à la suite d’un vers qui engage une représentation, un vers, qui sans déranger l’ordre syntaxique, oriente vers une autre vision des choses :

 

           Chaque jour maintenant le soleil brille et je n’ai plus froid malgré la gelée. (vers 1)

Les saules candi houspillaient des pousses de rave sous les roseaux, consolé. (vers 2)

 

   On parlera d’incompatibilité sémantique si l’on prétend qu’un poème doit "avoir un sens". Il faut d’abord répondre avec Oswald Egger qu’on ne sait pas vraiment ce qu’est un poème ; ensuite, que ce genre d’énoncé permet de « défragmenter la Terre plate (et la palette de ses nuances en parole) » et qu’il n’empêche pas de porter attention à ce qui se passe : le chantier de la Postdamer Platz, à Berlin, après la chute du mur, est le motif d’un long poème, la nature sous toutes ses formes (végétale, minérale, animale) est sans cesse présente dans ses métamorphoses. Mais ce qui apparaît tout autant, ce sont les transformations continues d’un "je" omniprésent et qui questionne sa relation au monde : « Est-ce que la multiplication des voix d’un je qui parle ne l’emportait pas sur un autre qui ne parle pas et lui reste non-dit ? (et ainsi de suite) » La lecture de Rien, qui soit, demande quelque effort (et c’est heureux !), comme celle de Joyce de qui on l’a rapproché, mais elle fait entrer dans ce monde qui est le nôtre, dans ce labyrinthe qu’est la pensée sur le monde.

  

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   1 Comparer avec la traduction de Jacqueline Risset : « Au milieu du chemin de notre vie / je me retrouvai par une forêt obscure /car la voie droite était perdue. » (GF-Flammarion, 1985, p. 25 [fermer la parenthèse]

Oswald Egger, Rien, qui soit, traduit de l’allemand et présenté par Jean-René Lassalle, Grèges, 2016, 152 p., 14 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 22 février 2017.