09/01/2022
Léon-Paul Fargue, Espaces
Gammes
Voix dans la chambre à côté
Derniers doigts de la musique
Longue et bleue comme une route
Saurez-vous y dépister
L’immense larme qui sonne
À l’évent de ma cachette
Et que j’attends chaque soir ?
Un petit point s’il vous plaît
Sur ma page de douleur.
La ville ouvre ses compas,
Ses couleurs, ses tire-lignes.
Sur les grèves étrangères
L’homme à l’encre sympathique
Contemple avec méfiance
Les signes de son bonheur.
Hachures de chairs qui dansent
Aux confins de la rumeur,
Cette allure verticale,
Ce saut interrogateur
Dans les rues qui se démaillent
Piétinées par les troupeaux
Que faisande le menteur,
Esprits voleurs de chapeaux,
Fantômes de caravanes,
De fatagins, de marmoses,
De réincarnés précoces,
De transfuges de la mort,
Transmissions sans ressorts
Dans les pièges osmotiques,
Dans la bouche des boutiques,
Dans la bouche de l’amour...
(...)
Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard,
1929, p. 13-14.
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17/12/2020
Léon-Paul Fargue, Espaces
CHANSON DU PLUS LÉGER QUE LA MORT
À toute vitesse par assises chaudes
Qui se cristallisent dans la hauteur
Nous coupons la fête ! Ce n'est pas Montmartre !
Ce n'est pas en bas
Quand le canon tonne !
Ce n'est pas la guerre
Aux parcs mugissants !
Nous sommes les hommes sans murailles !
Nous montons en chœur dans la musique !
Chacun a sa baraque
Les dieux font la parade
Petits dieux qui racolent
Le feu qui dans l'espace
Mêle les vérités !
Par ici la mystique
Ici la vraie la seule
Le sanhédrin spirite
Le polypier des schismes
La scissiparité
Du concile de Trente
Le pet des manitous
Le pas des cannibales
Les massacres d'idoles
La sang de Coligny !
Par ici les beaux-arts
Le basalte de Bach
Le bûcher de Wagner
Rembrandt et Michel-Ange
La foudre faite chair !
Par ici les penseurs
Les bouteilles des doctrines
Les aludels des systèmes
Les flacons des hypothèses
Les spirochètes d'idées
Qui vont à toute vitesse
Sur l'ardente glace, assez !
Léon-Paul Fargue, Espaces,
Gallimard, 1929, p. 199-200.
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02/09/2019
Léon-Paul Fargue, D'après Paris
De ma fenêtre
À la jumelle, je voyais les départs hâtifs du dimanche. Une fenêtre grande ouverte où les gens s’apprêtent, passent et repassent.
La suspension trop basse où les allées et venues se cognent. (Ils ont rangé la table pour faire de la place.) Un coup de pouce arrête le pendentif.
Un bout de miroir me renvoie le ciel du fond de l’autre. (Je le vois en œil tout grand ouvert dans les ténèbres.)
Un homme vient brosser son chapeau sur la rue.
Ceux qui sont punis s’installent et bâillent à tous les étages.
Ils passent la tête, et tournent, et rentrent, comme un coucou dans sa pendule.
La femme qui profite de son dimanche pour nettoyer, d’un air de stryge intermittente. (Elle secoue l’adieu suprême du mouchoir dans le dos d’un sergent de ville.)
L’employé qui reprend son chef-d’œuvre en bois sculpté à la mécanique. (Est-ce un service de fumeur ? Est-ce un cabaret à liqueurs ?)
Le retraité qui joue du trombone. (Invisible.)
Le monsieur qui prend son parti de passer son dimanche devant sa fenêtre, en bras de chemise. Il vide sa pipe sur la barre d’appui, la rebourre, l’allume, ressemble un instant à Edouard VII, et sursaute ! Une énorme araignée qui lui tombe du ciel lui passe dans la barbe !
C’est un animal japonais, d’ailleurs splendide, qu’un enfant fait descendre, à petites secousses, au bout d’un fil.
Le voilà qui arrive sur le trottoir.
Trois passants s’arrêtent, rentrent le ventre, prennent du champ sur la chaussée, regardent en l’air, se bousculent, et se fendent comme du bois sec.
Il faut se garer des pétards, qui dessinent des nouilles et creusent leur vitesse, ardemment, comme feraient des fossoyeurs qui viendraient de s’apercevoir que la Mort est un crocodile !
Rêverie sur l’omnibus
[…] Quand un garçon élevé solitaire commence à sortir seul, ses premiers voyages en omnibus lui donnent des grandes espérances. Ce sont ses débuts dans le monde. La gradation en est sans larmes. Pensez donc, un salon qui roule, et où l’on n’est pas obligé de parler !
Tout de même, quad on monte là-dedans, on entre dans un tribunal. Le public d’en face a l’air d’un jury, les yeux fuyants, les oreilles bouchées à tout espèce d’accent sincère. Le conducteur et le contrôleur sont du genre gardien de prison. Il y a même des militaires.
Tu finiras sur l’échafaud.
[…] On montait sur l’impériale de l’omnibus à deux chevaux par trois marches de fer, irrégulièrement disposées, pas plus grandes que des pelles d’enfant, en s’aidant d’une corde. Quand on se trompait ou qu’on manquait la marche, il fallait redescendre en s’ébréchant le tarse. Ainsi s’acquiert l’expérience. Mais le spectacle en valait la peine, quand une femme grimpait devant vous, cloche évasée par la tournure, oscillant d’une seule pièce jambe de-ci, jambe de-là, comme une poupée d’un modèle riche, et qu’on savait choisir la marche et l’intervalle.
Quelques espèces de ce genre de voiture n’avaient pas de plate-forme, et le conducteur se renait en équilibre sur sa porte, le derrière appuyé sur son composteur à correspondances, emporté sur la croupe du joyeux pachyderme à des vitesses vertigineuses !
Dans les premiers temps, quand je ne fumais pas, j’allais, dès que je le pouvais, m’asseoir à l’une des deux places du fond, d’où l’on dominait la croupe des chevaux, dont l’anus s’ouvrait en grand, comme une pivoine, presque aussi souvent qu’il était raisonnable de le souhaiter, et lâchait très proprement des esquilles d’un jaune indien tout à fait somptueux, qui s’accrochaient à la ventrière, aux sangles et aux traits de cuir.
Léon-Paul Fargue, D’après Paris, Gallimard, 1932, p. 41-44, 53-54 et 59-61.
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29/12/2018
Léon-Paul Frague, Espaces
Nuées
À Catherine Pozzi
Non, rien, ce n’était pas lui,
C’est bon, je ne suis pas sourd.
Il ne vient pas tous les jours
Il n’a pas toutes ses nuits
Dans le dortoir éternel
Où se cherchent les amis
Sous la grande lueur sage.
La vertu qui fait sa route,
Où se perchent les visages
Des témoins de sa jeunesse,
Tourne ses pépins couchés
Dans le rond de la paresse.
La bête sort du pertuis,
L’homme caché dans l’étui
Se souvient de la tendresse,
Cette avance douce et fraîche,
Ce faufilement perché
Qui tinte dans le chéneau
Sur la vitre et sur le mur
Et retentit dans la cour
Comme une réplique obscure,
Ni l’erreur d’une souris
Ni la gratte d’un oiseau
Ne feraient cette écriture,
Ni la main du bien aimé…
Non, c’est le filet rêveur
Qu’ils jettent sans espérance
Sur la chauffe de la boule
Sur le vieux tombeau qui roule
Sur les hommes qui sécrètent
Dans leur sablier de chair
À travers le temps qui trame
Et qui ferme ses yeux bleus
Sur le métier de la ville.
(…)
Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard,
1929, p. 115-116.
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12/08/2017
Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris
Ghetto parisien
Ce n’est pas, à proprement parler, un ghetto comparable à ceux de Pologne, de Roumanie ou de Hollande, c’est un petit pays limité par la rue du Roi-de-Sicile, la rue Ferdinand-Duval, autrefois rue des Juifs, et la rue Vieille-du-Temple, et dont le centre se trouve au coin de la rue des Écouffes et de la rue des Rosiers, où s’ouvre la librairie Speiser, rendez-vous de tous les Juifs du monde. Stefan Zweig ne traversa jamais Paris sans faire une visite à cette boutique. Trotsky venait souvent s’y asseoir. J’y suis entré tout à l’heure pour y apprendre la mort de Zuckermann, qui tenait à cette place, il y a quelque trente ans, un excellent restaurant où nous venions avant la guerre, Charles-Louis Philippe, Michel Yell, Chanvin et moi-même, attirés par une eau-de-vie qui sentait la violette et que le fils du patron nous servait avec une grâce de petit seigneur.
Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris, Gallimard, 1939, p. 100.
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03/04/2017
Léon-Paul Fargue, Espaces
Les souvenirs, (…) les souvenirs de l’enfance houlaient, se bousculaient pour me regarder, se posaient net et sans bruit comme des insectes, ou passaient par mes yeux, tout faits, d’un seul coup de balancier sur les placards, ou lentement comme une décalcomanie, parfois pathétiques et tachés sourdement, comme l’empreinte sacrée dans le mouchoir, avec des battements de trapèze de ciels mouvants où s’infiltraient délicieusement en moi comme une liqueur qui porte aux larmes. Je voyais le visage de mon père et de ma mère, la bonne figure de la mère Jeanne, des chambres et des chemins de fer, des maisons coupées comme des cartes, la marmite à Papin, des revenants de fiacres et de lumières le long de l’eau, des feux de bois couvés de veillées, des maladies et des chaussons aux pommes. Là-dedans miroitait la maison Deyrolle, rue de la monnaie, berceau d eleur famille, avec une pleine vitrine de Morphe Élénor, son artillerie de microscopes et l’odeur de mort préparée.
Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard, 1929, p. 146-147.
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24/02/2016
Léon-Paul Fargue, D'après Paris
Fargue par Man Ray
En autobus
Mon voisin s’assied à ma gauche. Il laisse tomber sa canne sur moi et l’y laisse.
Une grosse dame rit d’un rire terrible, avec une bouche pleine de parmesan. Me la voilà sur tribord.
Elle pose entre ses jambes une ombrelle sans style et sans pommeau, dont la vis bordée de colle pointe entre ses doigts boulus.
Elle parle tout haut et toute seule. Elle dit tout ce qu’elle pense et tout ce qu’elle va faire. Elle a trouvé un appartement, son escalier est clair comme bonjour.
[...]
Il roule des machines qui font trembler les idylles de la ase au faîte, et qui finissent par faire tomber le bouquet...
Léon-Paul Fargue, D’après Paris, Gallimard, 1932, p. 49-50.
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14/01/2012
Léon-Paul Fargue, Lanterne magique
Dialogue
— Et maintenant, quand tu rentres à Paris après une longue absence, quel est ton itinéraire ?
— Nous ne parlons pas, naturellement, du trajet de la gare à a maison. Mais ta question me ramène inévitablement à des souvenirs d'enfance. Et je me souviens de la rentrée, de l'angoisse légère et de l'étourdissement que me soufflaient la gare d'Austerlitz ou de celle du P.L.M.(1), et du retour à notre maison de Passy sur un chemin qui était à peu près le même, que nous revinssions du Berry ou de la Provence, soit par un boulevard spectral, où les réverbères dansaient à cloche-pied, soit le long du quai nocturne où roulait notre fiacre avec un bruit de moulin à café démantibulé sur le calvaire plat d'un cheval habitué à tout. Nous dépassions des camions ensommeillés, conduits en dormant, drapés dans leurs bâches. L'odeur de Paris nous reprenait peu à peu sous son aile sombre. Et nous voyions souvent s'avancer, pendant que nous comptions le prix du cocher sous un bec de gaz, un porteur de bagages qui avait couru derrière notre voiture depuis que nous l'avions prise à la gare...
— Et maintenant, dès le lendemain de mon retour d'une longue absence, mon premier soin est d'aller faire un tour dans le Xe arrondissement où nous avons habité, ma famille et moi, près de quarante ans. Si j'ai du temps, je m'y rends par le boulevard de Sébastopol et par le boulevard de Strasbourg, où je revois lentement les vieilles maisons de gros, de meubles, de mercerie et de parfumerie qui y existent encore. Je fais le tour de la gare de l'Est, je m'arrête un peu sur l'emplacement où se trouvaient nos ateliers de céramique et de verrerie, puis je monte à La Chapelle et j'entre parfois dans la dernière maison où j'ai habité avec les miens. J'y ai encore un casier chez la concierge et j'y reçois quelquefois des lettres. C'est là que j'ai commencé Déchiré, ce livre auquel je travail encore. Et c'est là que ma vie a été coupée...
— Mais, en dehors de ces raisons personnelles, ton vieux quartier a-t-il vraiment pour toi tant de charme ?
— En dehors de ces questions, je tiens ce que j'appelle encore mon quartier, c'est-à-dire le Xe arrondissement, pour le plus familier, le plus poétique et le plus mystérieux de Paris. Avec ses deux gares, vastes music-halls où l'on est à a fois acteur et spectateur, avec ses Buttes-Chaumont, ses ponts et ses fumées, avec son canal glacé comme une feuille de tremble et si tendre aux infiniment petits de l'âme, il a toujours nourri de force et de tristesse mon cœur et mes pas. Tu ne sais pas ce qu'un nuage orageux sur le marché de Chabrol peut me rappeler de choses...
— Je m'y sens plein de souvenirs, de paysages, d'incidents, d'odeurs que je puis à peine me représenter, dont je puis à peine me parler à moi-même, tant ils me sont assimilés...
— Mais à moi, provincial, comment définir le charme de Paris en général ? Y a-t-il une définition possible de Paris ?
— Tout ce qui s'est passé dans le "puzzle" de la Seine semble avoir été ordonné par la raison pure et la générosité. Le charme de Paris provient du contact de la cité et de al durée, des édifices et des mois...
Si Paris devait être bouleversé, si même il devait changer entièrement, ce qui paraît inconcevable, il resterait toujours assez d'échos du marivaudage de raisonnements que sont ses monuments, assez de traces d'or sur ses pierres, assez de morceaux de ses ponts, assez de groupes d'arbres retrouvés, assez d'éclairs d'angoisse et de souvenirs pour faire lever les chers fantômes.
Léon-Paul Fargue, Lanterne magique, Robert Laffont, 1944, p. 51-55.
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