08/11/2019
James Joyce, Poèmes
Bahnofstrasse
Les yeux qui rient de moi signalisent la rue
Où je m’engage seul à l’approche du soir,
Cette rue grise dont les signaux violets
Sont l’étoile du rendez-vous et de l’adieu.
O astre du péché ! Astre de la souffrance !
Elle ne revient pas, la jeunesse au cœur fou
Et l’âge n’est pas là qui verrait d’un cœur simple
Ces deux signaux railleurs cligner à mon passage.
James Joyce, Poèmes, traduction Jacques Borel,
Gallimard, 1967, p. 113.
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29/07/2019
Jacques Borel, Un voyage ordinaire
(…) Se trouver, se découvrit, on n’ose plus les employer, ces mots, ça fait sourire, si on en est loin de tout ça ! N’empêche… S’approcher, mettons, se rapprocher. Et voilà ce dont, toi, tu t’es approché. Rongé, pourrissant, le continent englouti que tu avais cru d’abord, quand il a enfin commencé à émerger, à t’apparaître, découvrir plein et rayonnant. Et quand cela serait… Tu accèdes plus tard à ce que les autres et toi-même ne peuvent désormais que rejeter. Raison de plus pour toi de te répéter le mot de Novalis que tu ne cesses, lancinant, obsédant, une espèce d’ordre, de plus en plus, qui se précise, d’entendre résonner en toi : « C’est à présent seulement que je commence à me connaître et à jouir de ce que je suis… c’est pourquoi justement je dois partir. »
— Seulement je ne jouis pas, moi, de ce que je suis. De cela aussi, empêché. Et quand bien même peut-être il n’y aurait pas le lieu d’où je reviens et dont je ne m’éloigne jamais que pour, honteux, accablé, y retourner.
Jacques Borel, Un voyage ordinaire, Le temps qu’il fait, 1993, p. 33-34.
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02/04/2017
Jacques Borel, Commémorations
La collection
Pendant des années, je n’ai pas pu passer par cette étroite rue qui fait un coude, à l’angle d’une place irrégulière où saillent, au milieu, deux ou trois maisons plus anciennes et plus basses, aux hautes toitures de tuiles petites, brunies et rectangulaires comme il n’en existe plus nulle part dans la ville, mais dans des villages seulement, toujours plus reculées, aux alentours, sans m’approcher, une fois de plus, de cette boutique devant laquelle, enfant, adolescent, m’avait, au sortir du lycée, si souvent immobilisé la rêverie, et de nouveau, ramené par la même fascination, je n’étais plus que ce regard qui me quitte, franchit la cloison transparente et coule au loin, dans l’eau, dans l’air empoussiéré de la vitrine, à travers les étoiles de mer séchées, les éponges, les coquillages — corne d’abondance tarie et ridée de l’euplectelle, oreille déchiquetée de la strombe, pareille à celles, monstrueuses, démesurées , de ces idiots couverts de bave, à Ligenèse, spires, volutes, cœur pétrifié du cardium et, sur une étagère en retrait, cette conque aux lèvres entrouvertes où affleure le murmure d’une mer captive—,
(…)
Jacques Borel, Commémorations, Le temps qu’il fait, 1990, p. 165-166.
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07/09/2016
James Joyce, Chamber Music, Pomes Penyeach
Ne chante pas l’amour qui meurt,
Amie, avec des chants si tristes,
Laisse là ta tristesse et chante
Qu’il suffit de l’amour qui passe.
Chante le long sommeil profond
Des amants morts, et dis comment
Ton amour dormira sous terre
L’amour est si las maintenant.
Gentle lady, do not sing
Sad songs about the end of love,
Lay aside sadness ans sing
How love that passes is enough
Sing about the long deep sleep
Of lovers that are dead, and how
In the grave all love shall sleep :
Love is aweary now.
James Joyce, Chamber Music, Pomes Penyeach,
traduction et présentation de Jacques
Borel, Gallimard, 1967, p. 71 et 70.
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04/03/2013
Jacques Borel, Sur les murs du temps
L'ombre dans le jardin
Que faire encore en ce jardin, et que fait-il encore en moi ?
Des bûchers toujours plus nombreux crépitent de l'autre côté
De l'infranchissable frontière où les oiseaux vannent le vent
Et l'odeur des herbes brûlées par des étrangers sans visage
Épargne-t-elle encore la rose dont le fantôme me défend ?
_ Ah, y eut-il jamais une première fois ?
Mes yeux ont-ils jamais une première fois
Surpris cette ombre sur le mur qui n'était pas là tout à l'heure
Ou ce nuage mal caché débordant l'échine du toit ?
Le sable a-t-il craqué, ai-je levé la tête,
Et ai-je ramené ma main sur ma poitrine
Comme si une longue écharde venait de m'entrer dans le cœur ?
Ô treillis, ô jardin fermé, haies de souffles et de murmures,
Tout était là depuis toujours, tout était là au même instant,
Les mêmes yeux vous reflétaient, roulis sauvages de roseaux,
Noces fugaces dans le ciel d'une fumée et d'un oiseau,
Et cette crispation soudain d'un petit scorpion dans le sable ;
Je n'ai pas eu à dénouer mes doigts fermés sur une rose
Pour surprendre un autre secret surgi vers le soir par mégarde :
Avant même cette ombre d'aile, avant le feu, avant la faulx,
Il était là l'autre sourire, l'adieu aux lèvres de rosée,
Et la même écharde brûlant dans un cœur promis aux images
Le fiançait déjà tout entier à la grande rose éternelle.
Jacques Borel, Sur les murs du temps, Le temps qu'il fait, 1989, p. 45-46.
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06/01/2013
James Joyce, Poèmes, traduction Jacques Borel
Ma colombe, ma belle,
Lève-toi, lève-toi !
La rosée d ela nuit
Mouille mes yeux, mes lèvres.
Les vents embaumés tissent
Tout un chant de souirs !
Lève-toi, lève-toi
Ma colombe, ma belle !
Je t'attends près du cèdre,
Ma sœur et mon amour.
Sein pur de la colombe
Mon sein sera ta couche.
La pâle rosée couvre
Ma tête comme un voile.
Ma blonde, ma colombe,
Lève-toi, lève-toi !
My dove, my beautiful one,
Arise, arise !
The night-dew lies
Upon my lips and eyes.
The odorous winds are weaving
A music of sight :
Arise, arise,
My dove, ma beautiful dove !
I wait by the cedar tree,
My sister, my love.
White breast of the dove,
My breast shall be your bed.
The pale dew lies
Like a veil on my head.
My fair one, my fair dove,
Arise, arise !
James Joyce, Poèmes, édition bilingue,
poèmes traduits de l'anglais et préfacés
par Jacques Borel, Gallimard, 1967,
p. 43 et 42.
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07/12/2011
Jacques Borel, Un voyage ordinaire (caprice)
Un journal de bord prenant, non pas seulement la place de l'œuvre, mais de la vie même, est-ce que c'est ça ? Un journal de bord de ma vie et proliférant d'autant plus monstrueusement que dans ma vie, désormais, il ne se passe plus RIEN ?
Seulement, ce n'est pas ça, la coulée, à même le lit de l'écriture, de la vie, et je le sais.
[...]
Sauver l'autre, et non soi-même. Écrire, même, ç'a été pour ça : pour la sauver. Ma première pensée : une Vie de ma mère. Pour être aimé, l'écriture ? Mais ce peut être pour qu'un autre, aussi, soit aimé. Elle qui n'a jamais rien eu, pour qu'il y ait eu au moins cet illusoire reflet d'elle ; sur son ombre presque soufflée, au moins, comme elle vacillait, ce misérable halo, un instant, avant la fin. Un leurre redoublé, une autre folie, un autre échec.
À chaque ligne un nouveau démenti, à chaque livre. Et je ne m'acharnerai pas moins, malgré tant de retombements, tant de traverses, jusqu'au bout. Tout pétri d'elle, par elle dévasté peut-être, et de plus en plus à mesure que dans l'absence et le rien elle s'enfonce, à tout lui rendre.
Un cadavre démembré, Les Saugrenus, et c'est cela qu'elle doit rester, cette « fin », que seule elle peut être. Tu ne feras pas ce livre : tu le détruiras. C'est cette destruction même qui sera lui. Il ne peut plus, le voudrais-tu, être autre chose.
Les bas de ma mère tenant, comme ceux de presque toutes les pensionnaires, non pas par des jarretelles, mais par des jarretières, pas même : par un simple élastique comme les chaussettes d'enfant autrefois, et ridés sur les pauvres jambes osseuses, c'est ça, à l'instant, que je viens de voir, je dérivais dans le grand ciel un peu rosi à ras d'horizon, à travers les taillis, les branches sèches, cette fumée bleutée qui montait d'un toit loin en contrebas dans la campagne, — c'est ça.
Jacques Borel, Une voyage ordinaire (caprice), Le temps qu'il fait, 1993, p. 96 et 97-98.
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