01/11/2023
Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin
Je pensais que nous pourrions aussi bien chanter les fables de la mer Pour emplir nos bouches avant de faire voile et chasser la baleine.
Je pensais que nous pourrions aussi bien chanter la sensation
De la mer, mouvante autour de la baleine comme un pelage.
La couleur de l’eau a toujours la température
D’un miroir. Je pensais que nous pourrions noyer
Nos reflets dans un balancement comme nos chants
Sur mère maline et mère malheur, les toasts
Portés avec une eau bleu sombre, presque
Indigo, tirée au seau du puits avant de mettre à la voile.
Route des baleines métaphorise la mer. Machine à voyager dans le temps
Métaphorise l’esprit. Vivant métaphorise
L’électrifié. Je pensais que nous pourrions chanter
La corde enroulée autour de la morsure du sentiment.
Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin,
traduction Guillaume Condello, collection Sing, Le Corridor bleu, 2023, p. 123.
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01/12/2020
Pierre Vinclair, Le Confinement du monde
Pour la première fois en quinze jours, je sors
dans la rue : les maisons ont masqué leur visage
essoufflé de rideaux sous les échafaudages
déserts— squelettes d’acier, têtes de mort.
Un métro aérien, filant ma métaphore
mystérieusement laisse dans son sillage
étouffé les voitures céder le passage
aux piafs hurlant dans un silence d’oxymore.
Le panier à la main, j’attends la fin de l’heure
des vieux sous un prunier mauve toussant ses fleurs.
L’immunité me fait comme un micro-pouvoir
parmi les Londoniens fuyants ; quand je pénètre
chez le marchand de vin, il est en train de mettre
une vitre anti-postillons sur son comptoir.
Pierre Vinclair, Le Confinement du monde, Lurlure, 2020, p. 30.
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08/04/2017
Pétrarque, Le Chansonnier
CCLXXII
La vie s’enfuit et ne s’arrête une heure,
et la mort vient derrière à grand’journées,
et le présent, et les choses passées
guerre me font, et encore les futures,
et souvenir et attente m’afflige
de part et d’autre ; aussi en vérité,
si je n’avais de moi-même pitié,
déjà serai de ces tourments sorti.
À l’esprit me revient le peu de bien
que reçut mon cœur triste ; et d’autre part
vois contre mon voyage les vents irrités,
je vois tempête au port, et déjà las
mon nocher, et rompus mâts et haubans,
et les beaux feux que contemplais, éteints.
Pétrarque, Le Chansonnier, traduction,
Introduction et notes Gérard Genot, Aubier
Flammarion, 1969, p. 203.
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17/01/2016
Raymond Roussel, L'Âme de Victor Hugo
L’Âme de Victor Hugo
Une nuit je rêvai que je voyais Victor Hugo écrivant à sa table de travail, et voici ce que je lus en me penchant par-dessus son épaule :
Mon âme
I
Mon âme est une étrange usine
Où se battent le feu, les eaux...
Dieu sait la fantastique cuisine
Que font ces immenses fourneaux.
C’est une gigantesque mine
Où sonnent des coups de marteaux ;
Au centre un brasier l'illumine
Avec des bords monumentaux ;
Un peuple d’ouvriers grimace
Pour sortir de ce gouffre en feu
Les rimes jaillissant en masse
Des profondeurs de son milieu ;
Avec les reflets sur leur face
Du foyer jaune, rouge et bleu,
Ils saisissent à la surface
Les vers déjà formés un peu ;
Péniblement chacun soulève
Le sien, avec sa pince en fer,
Et, sur le bord du puits, l’achève
En tapant dans un bruit d’enfer.
Quelquefois une flamme brève
Plus ardente, comme un éclair,
Va tellement haut qu’elle crève
La voûte sombre, tout en l’air.
[...]
Raymond Roussel, Nouvelles Impressions
d’Afrique, suivies de L’Âme de Victor Hugo,
Alphonse Lemerre, 1932, p. 241-243.
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18/07/2013
Guy Goffette, Solo d'ombres
Le pain des couples
[...]
Comme un homme sous la lampe
je suis assis dans ta lumière
qui chante à voix de tête
Je me repose de mes ombres
Dans tes doigts la cuillère
est un oiseau de plus
L'île des mots sans voix
s'élargit jusqu'à nous
La passerelle
Sur la table désormais
plus lourde que nous
le fleuve s'est remis à couler
Il attache sans bruit
un à un de chaque rive
les cailloux accumulés
au fil de nos orages
et les arrange un peu plus haut
(en amont comme les vrais fleuves)
pour que nos premiers pas
l'un vers l'autre
réveillent la mer
Guy Goffette, Solo d'ombres, éditions Ipomée,
1983, p. 80-81.
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28/05/2013
Romain Fustier, Mon contre toi
tempête de sable dans la rue. le désert avance. la grande dune enveloppe le carrefour. recouvre les feux tricolores. ensablant les immeubles. dévorant les platanes. la dune progresse à l'assaut du quartier. main chaude sur le ventre de l'avenue. poussée par la respiration du vent. tempête de deux corps. immeubles et platanes allongés sous le sable. clignotement étouffé des feux tricolores. le carrefour a cédé. les doigts passent sur la peau de l'avenue. dune caressante poussée par le vent. la tempête de sable s'abat sur la ville. enveloppe le quartier dans ses bras aux muscles chauds. vent soufflant entre les corps. la grande dune avance et passe sur nos torses enlacés.
je te serre à la manière d'un chêne dont mes bras ne font pas le tour. à la manière d'un chêne dans le site vallonné de mon ventre. t'enveloppant comme j'envelopperais une forêt dit-elle. mon homme issu de semis. mon peuplement d'arbres sur la surface déterminée de mon corps. ma route de mon torse où je me promène. empruntant le sentier qui te contourne. contourne l'étang de tes cuisses. la fontaine de ton sexe où des jeunes filles lancent des pièces je m'aventure au bord du ravin de tes reins. mon bois de chêne naviguant sur des mers démontées. mon homme à coque de bateau sous les clartés changeantes dans lesquelles je me baigne. nue dans une villa gallo-romaine. un lit sous la feuillée où s'allongent les biches qui traversent mon corps.
Romain Fustier, Mon contre toi, collection Éros / Thanatos, éditions de l'Atlantique, 2012, p. 9 et 33.
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