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18/03/2016

André Frénaud, Il n'y a pas de paradis

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           Sans amour

 

L’amour n’a pas peur de moi

Je lui donne ses régals,

de ma vie tout ce qu’il veut.

Je lui fais seule demande :

qu’il ait pitié, qu’il ne m’oublie.

 

André Frénaud, Il n’y a pas de paradis,

Poésie / Galliamrd, 1962, p. 171.

17/03/2016

Franz Kafka, Lettres à Otla

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À Otla et Josef David              Matliary, juin 1921

 

Chère Otla,

 

Voilà déjà longtemps que je ne t’ai pas écrit, quand je vais bien, dans la forêt, au milieu du silence total avec les oiseaux, le ruisseau et le vent, je me tais moi aussi, et quand je suis désespéré, dans la villa, sur le balcon, dans la forêt détruite par le bruit, je ne peux pas écrire parce que ma lettre est lue aussi par les parents. Ce dernier cas est malheureusement le plus fréquent, mais le premier se produit également, ainsi par exemple les deux derniers après-midi, aujourd’hui ce n’est plus tout à fait cela ; mais je ne m’en étonne pas, il n’y a pas dans le monde autant de silence qu’il m’en faut, d’où il suit qu’on ne devrait pas se permettre d’avoir besoin de tant de silence. Mais qu’on puisse l’avoir ici quelquefois, bien que tout soit déjà comble et qu’à partir du 1er le comble sera probablement encore comblé (les gens logent dans les cabines de bains, dans n’importe quel cagibi, et moi j’ai une belle chambre avec balcon) — de cela je suis extrêmement reconnaissant et c’est l’une des raisons pour lesquelles jusqu’ici je n’ai pas bougé. En ce moment par exemple, il est à peu près 7 heures du soir, je suis allongé sur ma chaise longue à l’entrée d’une cabane à trois pans de mur avec 2 couvertures, fourrure et coussin, devant la cabane s’étend une prairie (...) toute jaune, blanche, mauve de fleurs que je connais et d’autres que je ne connais pas, derrière la cabane le ruisseau passe en murmurant.

 

Franz Kafka, Lettres à Otla et à la famille, traduction de l’allemand par Marthe Robert, Gallimard, 1978, p. 132-133.

                                

16/03/2016

Étienne Faure, Vues prenables

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Hep, taxi, ce qui nous fuit dans le rétroviseur

déjà n’est plus d’époque,

à vivre ici, voir venir,

dans une amphigourique attente ou merdier d’être né,

l’enfer pavé d’intentions plus ou moins bonnes,

cette envie de disparaître — pas grand chose,

une demi-vie, une heure —

puis l’idée de durer qui persiste

— et rattraper sa nuit dans le train.

 

Seul et définitivement mortel

— l’était-il moins dans l’ignorance

ou jeune ou endormi dans les mots accrochés aux cimes

avec la même exaltation des hauteurs qui conduit

à bâtir des cathédrales, marcher parmi les épilobes —

l’ennui devenu un ami, c’est le seul qui lui reste

dans le double vitrage où sommeille

un apatride au rêve étrange, qui lui redit

le temps où ils allaient au Terminus

protégés par la chaleur, noir liquide,

finir la nuit.

 

terminus nuit

 

Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009, p. 28.

 

A l'occasion de la parution de

Ciné-plage

d'Etienne Faure

Alphabet cyrillique
de Jean-Claude Pinson

aux éditions Champ Vallon

 

 

 

la librairie Michèle Ignazi

a le plaisir de vous inviter à une rencontre avec

Etienne Faure

et Jean-Claude Pinson

le mardi 22 mars 2016

à partir de 19 heures

Librairie Michèle Ignazi

17, rue de Jouy

75004 Paris

0142711700

Métro : Saint-Paul ou Pont-Marie

 

 

15/03/2016

Nathalie Quintane, Remarques

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[...] à quoi reconnaît-on des romancier(e)s qui écrivent vraiment ? À quoi ai-je reconnu les romancier(e) qui écrivaient vraiment, pendant ma performance ? Eh bien d’une part il y avait ceux qui avaient fait des livres qui me rappelaient mes études littéraires — je me souviens d’une ambiance « Europe centrale », « Europe » ; une ambiance littéraire immédiatement identifiée, dans laquelle je me sentais à l’aise et confortable, en famille. D’autre part, il y avait ceux qui me paraissaient un peu « forcer sur le style », si bien que ce n’était pas le style voulu mais la volonté du style (le forçage) qui faisait littérature, mais comme du coup, ça faisait trop littérature, on ne voyait plus que ça, et j’en étais gênée (gênée pour lire, et gênée pour eux) — parmi eux, il faut bien dire qu’il y avait quelques écrivains célébrés par l’université. Enfin, il y avait deux écrivains qui me semblaient juste au bord : un gars susceptible d’avoir inventé un genre intermédiaire, entre le roman de genre et le roman à thèse, et une fille très technique, aux phrases vigoureuses et sans gras, qui reposaient bien des pâtés des littéraires de la profession.

 

Nathalie Quintane, Remarques, dans Nathalie Quintane, sous la direction de Benoît Auclerc, Classiques Garnier, 2015, p. 202.

14/03/2016

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à seize

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Le 21 avril [2011]

 

Quand on avance dans la description d’une sensation, d’une pensée ou d’un objet, on fait les trois en même temps, on avance de front :

 

Je vais au genêt, j’entred ans le jaune. Le brouillard épaissit mais la densité est extrêmement grenue, tactile, vivable.

La phrase n’est pas assurée quand bien même le corps la pousserait. La pensée ajoute du trouble à l’objet troublant. À moins que ce soit la sensation qui, d’avancer à découvert, d’ecister en propre, rameute ce qui lui convient : du jeune intense et de la pensée subséquente.

À la fin, les trois ayant eu lieu, tout se fend, éclabousse. Le plaisir est profond, le langage est abandonné. En même temps on dirait que l’abstraction s’implante, qu’elle est la reprise douce et musclée du motif. La colline reprend le dessus.

 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à quinze, Flammarion, 2016, p. 143.

 

 

13/03/2016

Jean-Pierre Chevais, Sans titre, dans Rehauts n° 36, automne 2015

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Sans titre

 

on fait la pause on a eu en partant un sandwich mais on est deux ils n’ont pas dit ce qu’il y avait dedans on fait quand même la pause

 

on a fini la pause on n’a plus rien à faire, on en aurait eu un chacun on serait encore à s’occuper pas longtemps mais un peu

 

on fait une deuxième fois la pause on n’a en partant rien eu d’autre on hésite à poursuivre on va quand même le faire

 

en rentrant de la pause on a trouvé dans la cour un sandwich il était pas trop abîmé mais on est deux on l’a pas ramassé

 

ils nous cachent quelque chose on va rentrer de la pause un peu plus tard peut-être qu’ils ont besoin d’un peu de temps c’est tout

 

la fois suivante on n’a pas eu le temps de rentrer ils ont demandé pourquoi qu’est-ce qu’on en sait et même si on savait

 

[...]

Jean-Pierre Chevais, ‘’Sans titre », dans Rehauts, n° 36, automne 2015, p. 47-48.

12/03/2016

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à seize

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Le 23 juin 2009

 

Depuis le début, soit depuis l’été 1980, l’étonnement s’est accru de voir ce que fabrique le langage, ce que les choses deviennent après être passées dans ses griffes, ou dans ses voiles, dans toutes ses opérations de passe-passe qui font qu’elles ne sont peut-être pas ou plus tout à fait ce qu’elles sont — si être hors-langue pour une chose a du sens — ou même si la langue peut aller chercher les choses avant leur venue dans les mots, là où elles sont si différentes.

 

À moins qu’il soit absurde de songer à faire cela, à dire avec des mots un monde sans eux. Pourtant quelque chose leur appartient : la nuit de l’apparence. Ni cela qui simplement brille, ni ce que cet éclat dissimule, mais ce qu’il en est quand on le traverse. Ce qui se passe veut dire. Toujours cette question du transport.

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize, Flammarion, 2016, p. 11.

11/03/2016

Nicolas Zabolotsky (1902-1958), Le Loup toqué, traduction Jean-Baptiste Para

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       Près du tombeau de Dante

 

Florence fut pour moi une mère sans amour,

J’ai voulu reposer à Ravenne.

Ne parle pas, toi qui passes, de félonie,

Ce que la mort a scellé ne sera pas rompu ici.

 

Sur mon sépulcre blanc roucoule une colombe,

Oiseau délicieux de douceur,

Mais je ne rêve jamais qu’à ma cité.

À elle seule je garde fidélité.

 

Le luth brisé ne fera pas ce voyage,

Il a péri au pays natal. Mais pourquoi,

Toi ma tristesse, ô ma Toscane,

Embrasses-tu ma bouche orpheline ?

 

Soudain jaillie du soir la colombe

S’envole, comme saisie d’effroi,

Et l’ombre d’un avion hostile

Trace des cercles au-dessus de la ville.

 

Fais donc tinter tes cloches, carillonneur !

N’oublie pas que le monde est couvert d’écume

[et de sang !

J’ai souhaité reposer à Ravenne,

Mais Ravenne n’était pas le remède non plus.

 

Nikolaï Zabolotski, Le Loup toqué, traduit du russe

par Jean-Baptiste Para, La rumeur libre, 2016, p. 163.

 

 

10/03/2016

François Muir (1955-1997), Toi, l'égaré (poèmes inédits)

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Quelle mue soudaine

Te saisit ?

Le vagir s’inscrit en toi,

Te quitte.

Le bégaiement du vieillard

Te poursuit, t’abandonne.

Quel est cet âge ?

 

Tu dresses la carte

De ton corps.

Désert de mots.

Géographie de morsures.

Tu secoues le planisphère.

Un long sifflement te répond.

Il n’y a plus personne.

 

François Muir, Toi l’égaré (poèmes inédits),

La Lettre volée, 2015, p. 13, 26.

09/03/2016

Charles Pennequin, Les Exozomes

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                                            la fiancée

 

c’est d’ailleurs par ces mots que je suis entré en matière. j’avais peu de choses à avancer mais je tenais tout l’auditoire. personne ne pouvait deviner que je n’avais rien dans mon jeu. je bluffais l‘assistance avec une métaphore d’achille talon. s’ensuivirent quelques distributions de taloches verbales à l’égard de quelques comparses égarés dans nos conversations. ce fut un moment où je semblais briller de mille feux. à moins que ce ne soit que quelques braises. Les gens semblaient en prendre pour leur grade. ils aiment bien se faire traiter les gens. déjà les traiter de gens, c’est une bonne entrée en matière. on devrait d’ailleurs les traiter de matière. t’aurais pas vu matière ? passe-moi le sel matière ! à quelle heure va encore se pointer matière ? qu’est-ce qu’i fout matière à rentrer à pas d’heure ! matière me porte sur les nerfs en ce moment. matière me court sur le haricot ! matière est pas fier de lui ces temps-ci. matière et machin-truc font bonne figure à c’qui paraît. y a matière qui passe à la télé ! matière est numéro un au hit-parade... tout serait matière à discussion et tout irait de soi.

 

Charles Pennequin, Les Exosomes, P. O. L, 2016, p. 13-14.

08/03/2016

Li Yu (937-978), Paroles, une vie de souverain

laurence-binyon-1869-1943-les-peintures-chinoises-dans-les-collections-d-angleterre-vanoest-paris-bruxelles-1927-80-ill-ars-asiatica-ix-patronage-de-l-école-française-d-extrême-orient.jpgLessive dans le sable du ruisseau

 

À trois coudées, le soleil rouge se lève.

Déjà il frappe.

L’encens, aux formes animales,

Glisse, fragment après fragment,

Dans le réchaud précieux.

 

Des plis déforment le tapis de soie rouge.

Des pas l’ont entraîné.

Une épingle d’or a chu au milieu de la danse

De la beauté.

 

Souvent les doigts agrippent le pistil

Aromatique, le vin fait mal.

Dans l’autre pièce, on tend jouer flûtes et tambours.

                                           Loin.

 

Li Yu (937-978), ''Paroles, une vie de souverain'', traduction du chinois et présentation de Thierry Faut, dans L’Étrangère, n° 40-41, décembre 2015, p. 103.

 

07/03/2016

Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant

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                           Hai-Kai

(La nuit du 1er septembre 1923 entre Tokyô et Yokohama)

 

   À ma droite et à ma gauche il y a une ville qui brûle mais la lune entre les nuages est comme sept femmes blanches.

   La tête sur un rail mon corps est mêlé au corps de la terre qui frémit. J’écoute la dernière cigale.

   Sur la mer sept syllabes de lumière une seule goutte de lait.

 

Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant [1929], dans Connaissance de l’Est, Poésie / Gallimard, 1974, p. 198.

06/03/2016

Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes

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Les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés, qu’ils se croient en société.

 

L’art de la parenthèse est un des grands secrets de l’éloquence dans la société.

 

La société, les cercles, les salons, ce qu’on appelle le monde, est une pièce misérable, un mauvais opéra, sans intérêt, qui se soutient un peu par les machines et les décorations.

 

Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu’on sait par des gens qui les ignorent.

 

Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale.

 

Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Garnier Flammarion, 1968, p. 92, 102, 105, 106, 123.

04/03/2016

Vauvenargues (1715-1747), Réflexions et maximes

La pauvreté humilie les hommes, jusqu’à les faire rougir de leurs vertus.

 

Les enfants cassent les vitres et brisent des chaises, lorsqu’ils sont hors de la présence de leurs maîtres ; les soldats mettent le feu à un camp qu’ils quittent, malgré les défenses du général ; ils aiment à fouler aux pieds l’espérance de la moisson, et à démolir de superbes édifices. Qui les pousse à laisser partout de longues traces de leur barbarie ? Est-ce seulement le plaisir de détruire ? ou n’est-ce pas plutôt que les âmes faibles attachent à la destruction une idée d’audace et de puissance ?

 

L’écueil ordinaire des talents médiocres est l’imitation des gens riches ; personne n’est si fat qu’un bel esprit qui veut être un homme du monde.

 

Peu de malheurs sont sans ressource ; le désespoir est plus trompeur que l’espérance.

 

Il n’y a pas d’écrivain si ridicule que quelqu’un n’ai traité d’excellent.

 

Vauvenargues, Réflexions et maximes, dans Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Garnier Flammarion, 1981, p. 312, 313, 320, 321, 323.

03/03/2016

Joseph Joubert, Carnets, II

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1805

 

... comme une araignée qui n’aurait pas de pattes n’aurait pas moins en elle-même l’habileté d’ourdir sa toile.

 

Quiconque n’est jamais dupe n’est pas ami.

 

De ce qu’il faut pour vivre avec les autres — ­et — de ce qu’il faut pour vivre avec soi-même.

 

1806

 

Ils se tiennent aux portes et ne voient que par les barreaux.

 

La grande affaire de l’homme c’est la vie, et la grande affaire de la vie c’est la mort.

 

La vie entière est employée à s’occuper des autres : nous en passons une moitié à les aimer, l’autre moitié à en médire.

 

Joseph Joubert, Carnets II, Gallimard, 1994 [1938], p. 76, 87, 87, 95, 100, 100.