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11/05/2016

Georges Perros, Papiers collés, III

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   Ces artistes qui se refusent à connaître l’œuvre de leurs contemporains par craintes d’être influencés, c’est un peu comme si un homme ne voulait voir aucune femme par crainte de tromper la sienne.

    La réponse n’est pas hors du texte ou dans le texte. Elle est le texte.

   Écrire, pouvoir écrire, c’est, d’une certaine manière, se venger. Remettre l’éternité en marche. Ou tenter d’éliminer le futur.

   Le drame : on se fait des idées. La poésie, c’est le contraire. Poésie de nulle part de n’importe où de partout.

 

Georges Perros, Papiers collés, III, Gallimard, ‘’L’Imaginaire’’, 1994, p. 90, 95, 104, 108.

10/05/2016

Georges Perros, Poèmes bleus

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Je te propose ce fugitif compagnonnage

Entre le chien et le loup

De l’aboiement crépusculaire

Je te demande de m’aider

À extraire de nos solitudes jumelles

Un peu de cette magie

Grâce à laquelle se renouvelle le bail

Se rafraîchissent nos tristes idées

Qui sont comme pierres dans un désert sans oasis

Stupidement debout contre le mur du néant

Comme lorsqu’on attend quelqu’un

Qui ne viendra pas

Qui ne viendra plus

Le rendez-vous n’aura pas lieu

Les pierres de Carnac sont comme ces idées

Muettes comme l’éternité

Justes bonnes à attirer ceux qui veulent savoir tout

Par le biais de qui ne sait rien

Ô l’Histoire belle paresse,

Mais vivre en est une autre, histoire,

Rempli d’épines, le chemin,

Et n’ignore-t-on pas encore

L’étrange énigme d’ici-bas ?

 

Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,

‘’Le Chemin’’, 1962, p. 53-54.

09/05/2016

Georges Perros, Papiers collés

 

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  Vivre sans arrêt avec une personne, du matin au soir, au bout de huit jours on la déteste. Mais vivre avec soi-même ! Alors on part en voyage, on dédaigne de prendre une valise qui nous rappellerait… Et on arrive dans une chambre d’hôtel où la première chose entrevue est un miroir. (Inutile de le casser.)

 

   J’aime quand j’ai bu un peu. J’épouse la terre plus aisément. Je tourne un peu. Je suis à jeun quant à elle. Cet état de demi-ébriété me ravit. Comme un coma de juste mesure. Celui-là même que j’ai vainement cherché avec les êtres, que je n’espère plus trouver qu’avec moi-même, un jour de musique privilégiée, musique d’accompagnement qui m’adoptera pour thème.

 

Georges Perros, Papier collés, Gallimard, 1960, p. 37, 57.

08/05/2016

Tristan Corbière, La Cigale et le Poète, dans Les Amours jaunes

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Corbière par Félix Valloton

 

     À Marcelle

 

La Cigale et le Poète

 

Le poète ayant chanté,

       Déchanté,

Vit sa Muse, presque bue,

Rouler en bas de sa nue

De carton, sur des lambeaux

De papiers et d’oripeaux.

Il alla coller sa mine

Aux carreaux de sa voisine,

Pour lui peindre ses regrets

D’avoir fait — Oh ! pas exprès —

Son honteux monstre de livre !...

— « Mais vous étiez donc bien ivre ?

— Ivre de vous !...Est-ce mal ?

— Écrivain public banal !

Qui pouvait si bien le dire…

Et, si bien ne pas l’écrire !

— J’y pensais, en revenant…

On n’est pas parfait, Marcelle…

— Oh ! c’est tout comme, dit-elle,

Si vous chantiez maintenant ! »

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes,

dans Charles Cros, T. C., Œuvres complètes,

Pléiade / Gallimard, 1970, p. 853.

        

07/05/2016

Guillaume Apollinaire, Le Guetteur mélancolique

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La nudité des fleurs c’est leur couleur charnelle

Qui palpite et s’émeut comme un sexe femelle

Et les fleurs sans parfum sont vêtues par pudeur

Elles prévoient qu’on veut violer leur odeur

 

La nudité du ciel est voilée par des ailes

D’oiseaux planant d’attente émue d’amour et d’heur

La nudité des lacs frissonne aux demoiselles

Baisant d’élytres bleus leur écumeuse ardeur

 

La nudité des mers je l’attife de voiles

Qu’elles déchireront en gestes de rafale

Pour dévoiler au stupre aimé d’elles leurs corps

 

Au stupre des noyés raidis d’amour encore

Pour violer la mer vierge douce et surprise

De la rumeur des flots et des lèvres éprises

 

Guillaume Apollinaire, Le Guetteur mélancolique, dans

Œuvres poétiques, édition M. Adéma et M. Décaudin,

Pléiade / Gallimard, 1965, p. 574.

06/05/2016

Giorgio Caproni, Le Mur de la terre

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            Il battait

                      (Hommage à Dino Campana)

Il battait le nom (il le battait

Précisément, comme

On bat de la monnaie) et la frappe

(mais celle-ci battait

obstinément), le sens

(la valeur) dans le vent

(dans le souffle de pandémonium

sur Oregina) heurté

se perdait dans la mer

d’aluminium — avec la morte

fumée de la cheminée

de la citerne, dont l’éclair

ferme qui, ferme, secouait

la tôle — que, encore,

lui, battait

obstinément (et battait) (comme

on bat une médaille) dans le nom

vide qui se perdait

au vent que, Lui, battait.

 

Giorgio Caproni, Le Mur de la terre,

traduction Philippe Di Meo , Atelier

La Feugraie, 2002, p. 49.

05/05/2016

Paul Valéry, Littérature

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                                     Littérature

 

   Si l’on se représentait toutes les recherches que suppose la création ou l’adoption d’une forme, on ne l’opposerait jamais bêtement au fond.

 

   Quand l’ouvrage a paru, son interprétation par l’auteur n’a pas plus de valeur que toute autre par qui que ce soit.

 

   Ce qui plaît beaucoup a les caractères statistiques. Des qualités moyennes.

 

   Dire qu’on a inventé la « nature » et même « la vie » ! On les a inventées plusieurs fois et de plusieurs façons…

   Tout revient comme les jupes et les chapeaux.

 

   Le nouveau n’a d’attraits irrésistibles que pour les esprits qui demandent au simple changement leur excitation maxima.

 

Paul Valéry, Œuvres, II, édition établie par Jean Hytier, Pléiade / Gallimard, 1960, p. 554, 557, 559, 560, 561.

04/05/2016

William Blake, Chanson de folie

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           Chanson de folie

 

Les vents sauvages pleurent,

   La nuit est glacée ;

Viens ici, Sommeil,

   Et dévoile mes chagrins.

Mais voici le point du jour

   Dans les hauteurs de l’Orient

Et les oiseaux frémissants de l’aube

S’envolent loin de la terre.

 

Voyez, jusqu’au zénith

   De la voûte céleste,

Chargés de douleur

   Mes accents sont portés ;

Ils frappent l’oreille de la nuit,

   Et font couler les larmes du jour ;

Ils font rugir les vents en folie

Et se jouent avec la tempête.

 

Comme un démon dans la nue

   Hurlant de douleur

Suivant la nuit je me hâte

   Et avec la nuit je m’en irai

Me détournant de l’Orient

   D’où nous est venue consolation,

Car la lumière frappe mon âme

D’un indicible mal.

 

William Blake, Esquisses poétiques, dans

Poèmes, traduction L. M. Cazamian,

Aubier-Flammarion, 1968, p. 99.

 

03/05/2016

Rose Ausländer, Été aveugle

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     Les étrangers

 

Des trains amènent les étrangers

qui descendent et regardent autour d’eux l’air perdu

Dans leurs yeux nagent

de craintifs poissons

Ils portent des nez étrangers

des lèvres tristes

 

Personne ne vient les chercher

Ils attendent le crépuscule

qui ne fait pas de différences

ils pourront alors visiter leurs proches

dans la soirée lactée

dans les cratères de la lune

 

L’un d’eux joue de l’harmonica —

des mélodies bizarres

Une autre gamme habite

l’instrument :

une suite inaudible de

solitudes

 

Rose Ausländer, Été aveugle, Héros-Limite, traduction

de l’allemand Michel Vallois, 2015, p. 17.

 

02/05/2016

Christian Prigent, Les Amours Chino

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Après Les enfances Chino (2013), roman en prose,

une suite en vers, Les Amours Chino, est

disponible aujourd’hui en librairie.

 

                         VI Chino à sa Dame

 

I

(1994, autoportrait patheux)

 

Madame je ne vis qu’en étonnement

Furieux en ahuri primal ou congé

Nital mon œil furibond natif il s’en

Fonce et me recule assez loin enragé

 

Des mondes abondants posés sur le gla

Cis de flotte asphyxié gigotant pour ne pas

Couler — à ma périphérie tétanos

D’espacetemps dans la cuirasse os

 

Tensible des significations (acta :

Professeur en explicitation d’émoi

Abstracteur de ma quintessence extra

[Con]testeur de mes données comprenez-moi)

 

Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L, 2016,p. 107.

01/05/2016

Jean Genet, Ce qui reste d'un Rembrandt déchiré...

                              Jean Genet, Ce qui reste d'un Rembrandt déchiré.., corps, portrait, perte

                       Ce qui est resté d’un Rembrandt…

 

Comme une odeur d’étable : quand, des personnages, je ne vois que le buste (Hendrijke à Berlin) ou seulement la tête, je ne peux m’empêcher de les imaginer debout sur du fumier. Les poitrines respirent. Les mains sont chaudes. Osseuses, noueuses, mais chaude. La table du Syndic des Drapiers est posée sur de la paille, les cinq hommes sentent le purin et la bouse. Sous les jupes d’Hendrijke, sous les manteaux bordés de fourrure, sous les lévites, sous l’extravagante robe du peintre les corps remplissent bien leurs fonctions : ils digèrent, ils sont chauds, ils sont lourds, ils sentent, ils chient. — Aussi délicat et grave que soit son regard, la Fiancée juive a un cul. Ça se sent. Elle peut d’un moment à l’autre relever ses jupes. Elle peut s’asseoir, elle a de quoi. Madame Trip aussi. Quant à Rembrandt lui-même, n’en parlons pas : dès son premier portrait sa masse charnelle ne cessera de s’accélérer d’un tableau à l’autre jusqu’au dernier, où il arrive, définitif, mais non vidé de substance. Après qu’il a perdu ce qu’il avait de plus cher — sa mère et sa femme — on dirait que ce costaud va chercher à se perdre, sans politesse envers les gens d’Amsterdam, à disparaître socialement.

 

Vouloir n’être rien, c’est une phrase qu’on entend souvent. Elle est chrétienne : faut-il comprendre que l’homme cherche à perdre, à laisser se dissoudre ce qui, de quelque manière, le singularise banalement, ce qui lui donne son opacité, afin, le jour de sa mort, de présenter à Dieu une pure transparence, même pas irisée ? Je ne sais pas et je m’en fous.

 

Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, dans Ouvres complète, IV, Gallimard, 1968, p. 21-23.

 

30/04/2016

William Cliff, En Orient

 

William Cliff, en Orient, Cavais, charme, misère, poète, inconnu

j’ai vu la chambre où Cavafis est mort

      dans la misère

il avait dû vendre l’appartement

      qu’il possédait

pour n’en occuper qu’une seule chambre

      avec l’Arabe

un « serviteur » qui vécut près de lui

      jusqu’à sa mort

 

celui qui m’a fait visiter la chambre

      m’a déclaré

que Cavafis est mort dans l’ignorance

      du monde entier

pas un seul de ses congénères hellènes

      ne l’a aidé

quand le cancer a rongé son pharynx

      et l’a tué

 

l’image que certains nous ont donnée

      de Cavafis

est celle d’un monsieur très distingué

      qui recevait

chez lui de fins lettrés et leur disait

      ses beaux poèmes

en buvant de l’ouzo et grignotant

      la noire olive

à la lumière de chandelles pour

      qu’on ne voie pas

les rides courir et laisser leurs stries

      sur son visage

 

on dit aussi qu’il allait dans la rue

      enveloppé

d’une vaste cape noire et flottante

      pour se donner

l’air d’un artiste il était d’une taille

      indifférente

le nez tombant le visage allongé

      et assez laid

mais les yeux dilatés d’une étonnante

      vivacité

se jetaient en tous sens pour scruter les

      gens qui passaient

 

étant de famille aristocratique

      mais tout à fait

ruinée il aurait eu trop de fierté

      pour demander

la charité et se serait ainsi

      laissé mourir

dans ce meublé qui s’appelle aujourd’hui

      Pension Amir

au numéro quatre deuxième étage

       rue Sharm-el-Sheik

ne vivent plus que des Arabes à deux

      ou trois par chambre

avec entre les lits un bec à mèche

      pour bouillir l’eau

du thé qu’on offre aux étrangers qui viennent

      voir où vécut

un des plus grands poètes de ce siècle

      mort inconnu

 

William Cliff, En Orient, Gallimard, 1986, p. 61-63.

 

29/04/2016

Laurent Albarracin, Le Grand Chosier

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Les orages grondent et grondent mais ils grondent

Sans qu’on sache d’où cela vient, comme une vitre

Tremble, comme sous la poussée d’un taureau vague,

Un taureau venant, taureau se formant dans l’air.

 

Né de son souffle, de son pas ou de son coup

D’épaule, les orages grondent et ils naissent

D’eux-mêmes, de la caresse de leur puissance,

Du doux frisson de la colère qui les roule,

 

Grondent de plaisir comme un éboulis de fauve

Où ronronne un torrent d’eau claire entre ses dents,

Eau qui est salive qui dévaste sa pente.

 

Tels des châteaux d’air en marche sur le gravier —

L’être est amplification de sa venue —

Les orages grondent en s’en faisant l’écho.

 

Laurent Albarracin, Le Grand Chosier, Le corridor bleu,

2016, p. 108.

 

28/04/2016

Claude Dourguin, Points de feu

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Pourquoi la littérature, l’art en général, dites-vous ? Hé bien comme libération, la seule, de la servitude, de la finitude.

 

Couleurs, textures, senteurs, odeurs, bruits, sons, matières, substances : tout cela nous requiert et nous attache, besoin éprouvé et satisfaction profonde.

 

La mort physique à quoi l’on assiste fait éprouver avec une évidence violente qu’elle est bien la seule réalité, le seul événement qui valide le « toujours » et le « jamais plus ».

 

Claude Dourguin, Points de feu, Corti, 2016, p. 64, 81, 94.

26/04/2016

Roger Giroux, L'arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre

 

                                                    roger giroux,l’arbre le temps,suivi de lieu-je et de lettre,question,voix,absence

   

   J’étais l’objet d’une question qui ne m’appartenait pas. Elle était là, ne se posait, m’appelait par mon nom, doucement, pour ne pas m’apeurer. Mais le bruit de sa voix, je n’avais rien pour en garder la trace. Aussi je la nommais absence, et j’imaginais que ma bouche (ou mes mains) allaient saigner. Mes mains demeuraient nettes. Ma bouche était un caillou rond sur une dune de sable fin : pas un vent, mais l’odeur de la mer qui se mêlait aux pins.

 

Roger Giroux, L’arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre, Mercure de France, 1979, p. 9.

Lieu-je et Lettre ont été réédités par Éric Pesty éditeur, avril 2016.