23/01/2013
Franz Kafka, Récits et fragments narratifs
En rentrant chez soi
Quel pouvoir de conviction n'y a-t-il pas dans l'air, après l'orage ! Mes mérites m'apparaissent et s'imposent à moi ; il est vrai que je ne cherche pas à leur résister.
Je marche d'un pas ferme et mon rythme est le rythme de tout ce côté de la rue, le rythme de la rue entière, le rythme de tout le quartier. Je suis à juste titre responsable de tous les coups frappés aux portes ou sur les tables, de tous les toasts que l'on porte, de tous les couples d'amoureux réunis dans les lits, sous les échafaudages des maisons en construction, pressés au bord des murs dans les ruelles sombres, sur les canapés des bordels. Je pèse mon passé et suppute mon avenir, je les trouve excellents tous les deux sans pouvoir donner la préférence à l'un ou à l'autre ; je ne peux incriminer que l'injustice de la Providence, qui m'a favorisé de la sorte.
Ce n'est qu'en entrant dans ma chambre que je me sens un peu pensif, alors que je n'avais rien trouvé, en montant l'escalier, qui fût digne d'occuper mes pensées. Je ne trouve pas beaucoup de réconfort à ouvrir grand la fenêtre, et à écouter encore un peu de musique au fond d'un jardin.
Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes II, édition présentée et annotée par Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 108.
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22/01/2013
Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres complètes, I
Rides du temps
Plus je crie plus le vent est fort
La porte se ferme
Emporte la fourrure et les plumes
Et le papier qui vole
Je cours sur la route après les feuilles
Qui s'envolent
Le toit se soulève
Il fait chaud
Le soleil est un aimant
Qui nous soutient
À des kilomètres
J'aime le bruit que tu fais
Avec tes pieds
On m'a dit que tu cours
Mais tu n'arriveras jamais
Le vieil amateur d'art a un sourire idiot
Faussaire et cambrioleur
Animal nouveau
Tout lui fait peur
Il se dessèche dans u musée
Et participe aux expositions
Je l'ai mis dans un volume au dernier rayon
La pluie ne tombe plus
Ferme ton parapluie
Que je voie tes jambes
S'épanouir au soleil
Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres
complètes, I, édition, préparée, présentée et annotée
par Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010,
p. 110-111.
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21/01/2013
Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds
Les Époux Arnolfini, Jan Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
Le couple
Il est difficile de montrer l'amour en peinture.
Deux mannequins face à face ? (Non.)
L'art explique certains phénomènes comme la création du monde, une nymphe accompagnant un satyre dans une clairière, c'est tout.
Dans la vie, on ne passe pas son temps dans les sous-bois à déclamer les beautés de la nature, si on veut représenter le couple.
Il faut des exemples dans la vie.
Dire que ce bleu est unique parce que le couple est beau sous le ciel.
Comment comprendre le mécanisme de l'amour dans l'art ?
La Ronde de Matisse entre dans la catégorie des amoureux amortis, le peintre ne montre pas les sentiments, il propose une ambiance, une chose teintée...
On se dit Quel beau tableau ! et on aime le plus beau sujet du monde.
À l'origine brillait une chambre double réservée à un couple libre, éblouissant, un rêve de paléontologue : l'homme et la femme dans une chambre où tout est parfait, complet, suspendu, le lit, les chaussons, la respiration.
On peut toucher les tissus, regarder le miroir légèrement déformant mais valorisant, la chambre devient une vitrine où s'expose un sang spécial.
Si Madame Arnolfini n'est pas finie, ce n'est pas grave, son ventre suffira à laisser une trace dans le monde.
Si vous le prenez en photo, il bouge.
Aujourd'hui, le couple est mis en scène dans de multiples situations, dans les relais et châteaux, les magazines people, sur la plage, en forêt.
Il suffit de l'observer pour comprendre la difficulté à le peindre.
Le coule moderne a quitté la dentelle pour s'en tenir à des mœurs libres avec égale responsabilité des sexes.
On ignore si les Grands Époux appartiennent à la nature ou à la culture parce que le couple est un sujet inépuisable, pas seulement pour les historiens d'art. S'il gaspille les forces de l'humanité,
on ignore qui est responsable de ce gaspillage.
Sans peaux de bête, juste un peu d'ombre pour se reposer, il fut innocent un jour.
Petit à petit, il s'embourgeoise dans la version flamande, l'homme tient la main de sa femme tout en fourrure et cornes de dentelle. À la sortie de l'église les mariés seront photographiés de cette manière, en noir et blanc.
Ainsi le couple est un sujet banal qu'il faut savoir évoquer comme personne, ne pas dire seulement que Monsieur est un peu plus grand ou qu'il va féconder sa partenaire. L'exubérance du principe mâle est remise en question à chaque époque.
Un couple qui se sépare n'aime pas être fixé, il prend des témoins, un avocat, et quand les témoins disparaîtront, on ne saura plus rien de Monsieur et Madame, les moments esthétiques et les plus nostalgiques... rien.
Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds, éditions de l'Atente, 2012, p. 77-78.
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20/01/2013
Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps
C'est pour dériver avec nous, changer et s'altérer comme nous faisons, que le monde nous semble identique. L'universelle métamorphose confère une apparence permanente à nos existences. Mais qu'une chose demeure inchangée, à l'écart, resurgisse, et la perte consubstantielle à l'épreuve du temps nous transperce et nous fait chanceler. Pareille expérience est de tous les âges. on s'étonne, dès l'enfance, de n'être plus le même, ni plus rien, lorsqu'une idée, un objet importants, à quelques mois de là, ont pâli. Qu'étions-nous donc, qu'ils aient pu nous tenir sous leur charme, régenter nos actes et nos pensées ? Mais la portée de l'affaire, alors, est limitée par l'exigence, encore, de nos embrassements, l'absence de recul, notre peu de durée. Le délai requis, pour qu'elle devienne opératoire, dangereuse, est celui d'une vie, quand, des trois générations qui sont l'éternité ici-bas, selon un mot de Keynes, la nôtre, seule, demeure et s'apprête au départ. Elle a eu son jour. L'espace qui s'ouvrait, devant elle, elle l'a traversé. Le futur a migré dans le passé. On est devenu tout ce qu'on pouvait. Ce qu'il était permis d'escompter, on l'a obtenu, ou non. L'heure est venue de renoncer, d'un coup — ce sont les disparitions brutales qui éclaircissent nos rangs — ou morceau par morceau, quand le corps multiplie les signes d'usure et de délabrement, que les tâches auxquelles on se sentait voué, perdent leur nécessité sentie, l'âpre intérêt qu'on y trouvait.
Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps, lavis de Jean-Baptiste Sécheret, Circa 24, 2012, np.
© Photo Chantal Tanet.
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19/01/2013
Paul Celan, Enclos du temps
Mon
âme incline vers toi
t'entend orager,
dans le creux de ton cou mon étoile
apprend comment on sobre
et devient vrai,
des doigts, je la tire au dehors —
viens, entends-toi avec elle,
encore aujourd'hui.
Meine
dir zugewinkelte Seele
hört dich
gewittern,
in deiner Halsgrube lernt
mein Stern, wie man wegsackt
und wahr wird,
ich fingre ihn wieder heraus —
komm, besprich dich mmit ihm,
noch heute.
Paul Celan, Enclos du temps [Zeitgehöft],
Clivages, 1985, np.
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18/01/2013
Dominique Buisset, Quadratures
On ne sort pas vivant de l'à présent
Il n'a d'autre issue qu'en lui-même sans
Après sans rien nulle postérité
Sans aucun pas de côté apaisant
Pour aller souffler hors de l'incessant
On reste cloué au poste hérité
De qui on ne sait trop si même sang
Au chaudron fait même boudin cuisant
Mais régime riche ou sage eau riz thé
On rejoint toujours la majorité
*
J'ai aimé : trop long errata...
qu'aurais-je bien de plus à dire ?
On ne revient plus sur ses pas.
Pas aimé. Je n'ai pas plus à dire :
Que n'ai-je trié mes émois ?
J'ai mordu à bien trop d'appas,
et, bientôt, sur elles et moi,
un édredon de terre en tas...
Dominique Buisset, Quadratures, postface de
Jacques Roubaud, éditions NOUS, 2010, p. 69 et 42.
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17/01/2013
John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare
J'ai caché mon amour
J'ai caché mon amour étant jeune et farouche
Jusqu'à ne plus souffrir le bourdon d'une mouche
J'ai caché mon amour pour ma détresse amère
Jusqu'à ne plus souffrir la vue de la lumière
Je n'osais pas jeter les yeux sur son visage
Mais par monts et par vaux je laissais son image
À chaque fleur des champs c'était un baiser pour
Dire adieu encore une fois à mon amour
C'est au plus vert du val que je l'ai rencontrée
La jacinthe des bois s'emperlait de rosée
Et la brise perdue baisait ses yeux d'azur
L'abeille aussi baisait et s'en allait chantant
Un rayon de soleil se frayant un passage
Mit une chaîne d'or à son col éclatant
Celée comme le chant de l'abeille sauvage
Elle est demeurée là tout le long de l'été
J'ai caché mon amour aux champs et à la ville
Jusqu'à être un jouet pour la brise gracile
L'abeille me semblait ressasser des ballades
Et la mouche rugir en lionne irritée
Il n'est pas jusqu'au silence qui ne prît langue
Et qui ne me hantât tout le long de l'été
L'énigme qui laissait la nature impuissante
N'était pas autre chose qu'un amour secret
I hid my love
I hid my love when young till I
Couldn't bear the buzzing of a fly
I hid my love to my despite
Till I could not bear to look at light
I dare not gaze upon her face
But left her memory in each place
Where'er I saw a wild flower lie
I kissed and bade my love good bye
I met her in the greenest dells
Where dewdrops pearl the wood bluebells
The lost breeze kissed her bright blue eye
The bee kissed and went singing by
A sunbeam found a passage there
A gold chain round her neck so fair
As secret as the wild bee's song
She lay there all the summer long
I hid my love in field and town
Till e'en the breeze would knock me down
The bees seemed singing ballads o'er
The fly's bass turned a lion's roar
And even silence found a tongue
To haunt me all the summer long
The riddle nature could not prove
Was nothing else but secret love
John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris, suivis de "La psychose de John Clare" par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 103-105, 101-104.
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16/01/2013
Georges Perec, Un homme qui dort
Tu es seul, et parce que tu es seul, il faut que tu ne regardes jamais l'heure, il faut que tu ne comptes jamais les minutes. Tu ne dois plus ouvrir ton courrier avec fébrilité, tu ne dois plus être déçu si tu n'y trouves qu'un prospectus t'invitant à acquérir pour la modique somme de soixante-sept francs un service à gâteaux gravé à ton chiffre ou les trésors de l'art occidental.
Tu dois oublier d'espérer, d'entreprendre, de réussir, de persévérer.
Tu te laisses aller, et cela t'est presque facile. Tu évites les chemins que tu as trop longtemps empruntés. Tu laisses le temps qui passe effacer la mémoire des visages, des numéros de téléphone, des adresses, des sourires, des voix.
Tu oublies que tu as appris à oublier, que tu t'es, un jour, forcé à l'oubli. Tu traînes sur le boulevard Saint-Michel sans plus rien reconnaître, ignorant des vitrines, ignoré du flot montant et descendant des étudiants. Tu n'entres plus dans les cafés, tu n'en fais plus le tour d'un air soucieux, allant jusque dans les arrière salles à la recherche de tu ne sais plus qui. Tu ne cherches plus personne dans les queues qui se forment toutes les deux heures devant les sept cinémas de la rue Champollion. Tu n'erres plus comme une âme en peine dans la grande cour de la Sorbonne, tu n'arpentes plus les longs couloirs pour atteindre la sortie des salles, tu ne vas plus quêter des saluts, des sourires, des signes de reconnaissance dans la bibliothèque.
Tu es seul. Tu apprends à marcher comme un homme seul, à flâner, à traîner, à voir sans regarder, à regarder sans voir. Tu apprends la transparence, l'immobilité, l'inexistence. Tu apprends à être une ombre et à regarder les hommes comme s'ils étaient des pierres. Tu apprends à rester assis, à rester couché, à rester debout. Tu apprends à mastiquer chaque bouchée, à trouver le même goût atone à chaque parcelle de nourriture que tu portes à ta bouche. Tu apprends à regarder les tableaux exposés dans les galeries de peinture comme s'ils étaient des bouts de murs, de plafonds, et les murs, les plafonds, comme s'ils étaient des toiles dont tu suis sans fatigue les les dizaines, les milliers de chemins toujours recommencés, labyrinthes inexorables, texte que nul ne saurait déchiffrer, visages en décomposition.
Georges Perec, Un homme qui dort, 10/18, 1976 [Denoël, 1967], p. 68-71.
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15/01/2013
Marie Étienne, Haute lice
Rien de plus efficace que l’exergue tiré de Rimbaud, « Moi, j’ai toujours été stupéfait ! Quoi savoir ? » ("Remembrances du vieillard idiot") pour lire ce livre singulier ; c’est dire d’entrée de jeu que le lecteur aura à construire quelque chose — donc à lire ; « Faut-il tout dire afin qu’un jour il ne reste plus rien que la lucidité ? » (p. 124) : certes non. Haute Lice est partagé en sept ensembles de courtes séquences et se ferme sur une postface bien en relation avec l’exergue, sorte de "mode d’emploi" où l’auteur esquisse une poétique : « À proprement parler, le sens ne compte pas vraiment, ou bien ni plus, ni moins, que la sonorité, le rythme et le suspens, c’est ainsi que les choses se passent. » (p. 171) De quoi s’agit-il pour que le lecteur n’ait pas à se préoccuper du sens ?
Les ensembles sont liés grâce à la présence du début à la fin d’un personnage, Ava, c’est-à-dire Ève, narratrice des brefs récits dans lesquels elle a un rôle ; ajoutons qu’elle-même devient à l’occasion auteur : « Pour vaincre la tristesse, je m’inventais des fables troubles, dont j’ignorais la signification. » (p.20) Autrement dit, dans cet emboîtement les histoires ne se distinguent pas les unes des autres. Elles mettent en scène Ava, de l’enfance à l’âge adulte, et de nombreux personnages qui n’apparaissent qu’une fois, comme Joachim l’Italien ou Seringa le chimpanzé, ou reviennent à intervalles réguliers, comme Stone (mari d’Ava) ou Nel. Tous font n’importe quoi, le n’importe quoi ne pouvant être toujours défini, et leur apparence même n’est pas fixe. Ainsi, Ava, dans un récit est exhibée au bout d’une laisse, serait-ce dans un cirque ?, et le lecteur retrouve cette laisse bien plus loin, cette fois Ava peut-être sous une forme animale : « La laisse de ma mère, de mauvaise qualité, va céder sous mes crocs. » (p. 117)
Tout peut arriver : les oiseaux ont des dents, des fillettes sont dans des cages suspendues pour le plaisir des curieux, Ava perd sa mère dans un train ou reçoit devant sa porte « face cachée, nuque exposée, une tête sans corps » (p. 94). On multiplierait les exemples, mais ce serait recopier Haute Lice…Si une partie du livre évoque un lieu désigné par Lajenès (à lire "la jeunesse", en créole haïtien), la narratrice se trouve aussi à Paris, monte dans un étrange autobus aux vitres aveugles qui l’emporte nulle part, « dans le milieu d’une étendue d’eau grise, crêtée de loin en loin par une touffe d’herbe. » (p.166) Le lecteur renonce vite à la tentation d’organiser le tourbillon des changements d’apparence, de chercher quelque équilibre dans des récits qui, si minuscules soient-ils, le conduisent dans l’inexploré. On verrait aisément un monde à la Lewis Carroll, une Alice dans Ava, et l’auteur semblerait nous engager dans cette voie, mais il l’exclut immédiatement :
Petite sœur me conduit au miroir.
—Passe derrière, me dit-elle.
—Eh, quoi, ne me conduiras-tu ?
Elle rit, fleur goyave. (p. 124)
Le monde de Lewis Carroll a ses lois, qui relèvent somme toute d’une certaine logique, celui de Marie Étienne, qu’on pourrait lire comme relevant uniquement du rêve, est pour beaucoup un univers de mots, j’y reviendrai.
Cependant Le monde de Lewis Carroll a ses lois, qui relèvent somme toute d’une certaine logique, celui de Marie Étienne, qu’on pourrait lire comme relevant uniquement du rêve, est pour beaucoup un univers de mots, j’y reviendrai.
Cet univers n’est pas totalement coupé de l’Histoire ; on y croise par exemple un maçon « admonesté et sous-payé comme c’était la coutume » (p. 39), et les femmes, qui savent distinguer la satisfaction du désir sexuel et l’amour, peuvent surtout être elles-mêmes par le rêve ou l’écriture ; « Je commençais d’écrire c’est-à-dire de migrer vers mes terres intérieures « (p. 75) indique Ava. Mais quand elle entend bien refuser d’être dans le temps (« Je refuse de survivre à l’instant annulé en m’accrochant avide aux basques du suivant »), sa sœur se moque d’elle : « Allons, allons, tu racontes des histoires ! » L’Histoire est présente aussi par les allusions littéraires ; par exemple, "La Ravaudeuse" évoque Margot la Ravaudeuse de Fougeret de Monbron et "Nel" peut-être un personnage de Fin de partie de Beckett, "Marigda" est sans doute une allusion au livre de Viviane Forrester Le corps entier de Marigda, etc. Quant au premier récit, "La dictée", dans lequel Ava se laisse aller à uriner en classe au point que le liquide forme une grande mare, sans d’ailleurs que l’institutrice s’étonne outre mesure, il renvoie directement à "Remembrances du vieillard idiot" et donc à l’exergue :
[…] Quand ma petite sœur, au retour de la classe,
[…] Pissait, et regardait s’échapper de sa lèvre
D’en bas, serrée et rose, un fil d’urine mièvre… !
La postface introduit un jeu entre lice et lisse, d’où les termes techniques de peausserie lisser et chagriner ; dans les deux cas, le travail de l’artisan — la tapisserie, montage complexe de fils, la préparation des peaux — permet de passer d’une apparence à une autre : impossible de reconnaître dans l’œuvre achevée les matériaux travaillés. Et c’est heureux. De même, les mots sont associés non pas comme dans une fatrasie, mais pour construire des ensembles pas encore vus, pas encore imaginés, pas du tout impossibles … puisqu’ils sont décrits. Voici par exemple le début d’une scène dans la loge d’une maison d’Ava :
« La femme est belle, moi je sucre, elle a les doigts qu’il faut, on lui en mangerait son cratère de plaisir, d’autant qu’elle sait ce qui convient : détecter en dansant mais sans colle ni buée les écrans de fumée qui séparent du bleu, et lire dans les yeux le tintamarre des culs. » (p. 97)
Le seul changement de position des mots (qui entraine modification du statut grammatical) produit des effets, ainsi dans ce passage : « or voilà que la terre se bombe, or voilà que les bombes se terrent » (p. 30) ; on notera les nombreux jeux avec les sons, minuscules (« je suis en pantalons, pantoise ») ou non : Ava aime une femme qu’elle nomme "Missive" ou "Mélisse" ou "Réglisse", noms qui portent le sens « de délice (ou supplice ?) », et il n’est pas surprenant que la rivale de cette femme ait pour nom "Céline" — la finale ne peut entrer dans la série….Au jeu des sons s’allie le rythme ; on prendra plaisir à entendre le mouvement de la voix dans ce passage :
« Musique en fête, en tête, en crête, en kiosque, en dents calquées sur les montagnes, en tournevis, en tour de roue, musique saoule sur les terrains poudreux, éclatée à dessein, flûtes en verve. Musique verte. (p. 80)
Il y a dans Haute Lice un amour de la langue (comment dire autrement ?) que l’on voudrait plus répandu, une jubilation que l’on partage sans peine, un humour constant — et une manière malicieuse de l’auteur d’être présente : "Marie" et "Ava/Ève" sont deux origines culturelles, et ne reconnaît-on pas "Marie" dans les noms de personnages "Mariquido" et "Marigdar" ?
Marie Étienne, Haute lice, José Corti, 2011.
Paru dans Les Carnets d'eucharis en 2011.
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14/01/2013
Paul Valéry, "Littérature", Œuvres II
Dès qu'un écrivain est bon pour beaucoup de gens je me méfie de lui comme je me méfie de beaucoup de gens. (1901)
Il faut, pour faire un roman, être assez bête afin de confondre les ombres simplifiées (qui seules se peuvent décrire et mouvoir) avec les vrais personnages humains — qui sont toujours insusceptibles d'un point de vue unique et uniforme. C'est en quoi la poésie pure est supérieure à la prétention du romancier moderne : elle comporte moins d'illusion. (1910)
L'évolution de la littérature moderne n'est que l'évolution de la lecture qui tend à devenir une sorte de divination d'effets au moyen de quelques mots vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases.
C'est le télégraphisme et l'impressionnisme grossier dû aux affiches et aux journaux. L'homme voit et ne lit plus. (1918-1919)
Le roman répond à un besoin bien plus naïf que le poème — Car il demande croyance, crédulité, abstention de soi — et le poème demande collaboration active. (1926-1927)
Paul Valéry, "Littérature", dans Cahiers, II, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1974, p. 1147, 1158, 1183, 1206.
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13/01/2013
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985
À deviner
— Est-ce que c'est une chose ?
— Oui et non.
— Est-ce que c'est un être vivant ?
— Pour ainsi dire.
— Est-ce que c'est un être huain ?
— Cela en procède.
— Est-ce que cela se voit ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela s'entend ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela a un poids ?
— Ça peut être très lourd ou infiniment léger.
— Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?
— C'est à la fois un contenant et un contenu.
— Est-ce que cela a une signification ?
— La plupart du temps, oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.
— C'est donc une chose bien étrange ?
— Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...
— Est-ce que cela porte un nom ?
— Oui, le langage.
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986, p. 297-298.
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12/01/2013
Camille Loivier, Nausicaa de la vallée du vent
Nausicaa de la vallée du vent
en souvenir de Zia
Un endroit sans intérêt dans un endroit
étranger
on en imagine tant
des villes moyennes avec parfois
un seul élément qui retient l'attention
un bord de fleuve un peu sale mais
qui donne envie d'approcher
un arbre seul près d'une route
entourée de champs
une maison
on a du mal à empêcher
un pincement au cœur
— être là pour rien —
une vie a-t-elle tant d'importance ?
le partage dont on rêve
un chien dans la paille mouillée
se meurt
l'âne braie dans le pré
avec une belle tarte aux pommes
la gourmandise
jusque dans les larmes
qui tombent sur le poil
à pas savoir quoi
le calme de la certitude
se perd dans l'espoir qui rend fou.
Camille Loivier, dans Contre-allées, n° 29-30,
automne-hiver 2011, p. 32-33.
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11/01/2013
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre
Condition
Un homme seul,
enfermé dans sa chambre.
Avec toutes ses raisons.
Tous ses torts.
Seul dans une chambre vide,
à parler. Aux morts.
Condizione
Uno uomo solo,
chiuso nella sua stanza.
Con tutte le sue ragioni.
Tutti i suoi torti.
Solo in una stanza vuota,
e parlare. Ai morti.
*
L'emmuré
« Vous m'avez fusillé
la bouche », dit-il. « J'ai tant
aimé (id est cherché
l'amour que je me retrouve
maintenant emmuré
dans cette tour. Au-dehors
est le désert du soleil,
des orties — le gel
ébloui du jour
est le glacier. À l'intérieur,
sur mon égoïsme
tout entier rimé, le four
aveugle de mon altruisme
effaré et non regretté. »
Il murato
« M'avete fucilato
la bocca, » disse « Ho tanto
amato (idest cercato
amore) ch'ora
io mi trovo murato
in questa torre. Fuori,
è il deserto del sole
e delle ortiche — il gelo
abbagliato del giorno
sul ghiacciaciaio. Dentro,
rimato tutt'intero
col mi egoismo, il forno
cieco del mio sgomentato
illacrimato altruismo. »
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l'italien
par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002, p. 25
et 24, 113 et 112.
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10/01/2013
Yanette Delétang-Tardif, Vol des oiseaux
Oiseau de nuit
Seul, il s'envole dans la nuit
Plus lourd que l'ombre qui le porte,
Près du vent, du froid, des mortes,
À la recherche du cristal du jour...
Mais la nuit est plus grande que la lumière,
La pulsation des ailes,
Cette peut ne pourra te fermer les paupières ;
Un vol a mordu les ténèbres,
Troué les forêts, les nuages,
Creusé le paysage...
Il tourbillonne autour des mondes,
Autour des nuits, autour des mers,
Aspiration de gouffre vers
La monstrueuse sonde,
Seuil de l'attente humaine, cœur
Que nulle aurore ne soulève,
Ailes glacées de la peur d'elles-mêmes,
Mains voyantes du rêve, Cœur blessé du sommeil !
Yanette Delétang-Tardif, Vol des oiseaux, Aristide Quillet,
1931, p. 63-64.
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09/01/2013
Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île
Le pommier
J'ai attendu, comme un amant aux champs prend rendez-vous sous le pommier rigide, et dans l'herbe qui jaunit, attend tout l'après-midi sous des tonnes de nuages. L'amante ne vient pas.
Ce qui est rien, peut-il être entouré en l'âme et ainsi deviné — margelle des poignets tordus ; tresse des yeux de plusieurs amis en rond ; spirale des croassements qui vrillent, défoncent ; anneau de voix ; mon mal, mon mal, transcendance qui irrompt, jetant à terre ici le fourbu geignant de cette naissance, déposé, Ulysse rustique (il chasse les poules ataxiques) aux yeux charnus, du vent plein la face, l'évanoui qui ne cesse « où suis-je, où suis-je ? » Faire mémoire de ce don des choses prudentes qui tâtonnent sur la mince couche de glace du monde.
Sous un pommier charmant, étendu mais trop bavard pour le poème (pourtant la marée grimpe dans les branches basses cherchant un nid dans l'abri vert), est-ce notre lot de ne plus avoir à méditer que des conflits d'hommes ?
Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île, collection "Le Chemin", Gallimard, 1961, p. 40-41.
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