21/04/2012
Jacques Dupin, Gravir
La soif
J'appelle l'éboulement
(Dans sa clarté tu es nue)
Et la dislocation du livre
Parmi l'arrachement des pierres
Je dors pour que le sang qui manque à ton supplice,
Lutte avec les aromes, les genêts, le torrent
De ma montagne ennemie.
Je marche interminablement.
Je marche pour altérer quelque chose de pur,
Cet oiseau aveugle à mon poing
Ou ce trop clair visage entrevu
À distance d'un jet de pierres.
J'écris pour enfouir mon or,
Pour fermer tes yeux.
Jacques Dupin, Gravir, Gallimard, 1963, p. 55.
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20/04/2012
Les montagnes, les rizières et la mer, Dodoïstu (traduction Alain Kerven)
Que les grenouilles
Coassent dans l'eau
Et se lèvent dans ma mémoire
Les jours anciens
Il fait nuit noire et pourtant
Si vous venez en cachette
L'odeur du bois d'aloès
Vous servira de guide
Libérant leurs gosiers
D'un mutuel assaut
Des oiseaux par milliers
Sur la route des îles
Les oiseaux à tue-tête
Et le soir peu à peu
Les cloches se répondent
D'un monastère à l'autre
La septième heure déclinant
À l'aube je sarcle la rizière
Est-ce la rosée des champs
Ou des larmes de fatigue ?
Les soirs où tombe la neige
Les soirs où l'on moud le thé
Si vous vous souvenez de moi
Oh, venez !
Les Montagnes, les rizières et la mer, 64 Dodoïstu,
préface, traduction, dessins de Alain Kerven,
éditions Calligrammes, 1984, np.
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19/04/2012
Jacques Bens, 41 Sonnets irrationnels
Amoureux
Tu dis oui, tu dis non, tu dis n'importe quoi,
Et tu me ris au nez, et moi je reste coi
Comme un enfant de chœur qui, pris de court, bafouille,
Tant l'eau de tes regards trouble et glace mon sang.
Au pied des mots brûlants, ma pauvre voix se rouille,
Rengainant ses plus tendres traits en son carquois
De peur de faire naître un sourire narquois
Sur tes lèvres dorées que mon baiser ne mouille.
Mais l'eau de tes regards trouble et glace mon sang.
Je blâme le crétin morose et languissant
Que je suis devenu sans bien m'en rendre compte,
Le front glacé, langue blanche et l'œil absent.
Comment pourrais-tu voir, en moi, plus qu'un passant ?
C'est ce qu'en gémissant, le soir, je me raconte.
Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, Gallimard, 1965, p. 21.
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18/04/2012
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette
I
Les cheveux et la gorge noués,
Un ruban bleu posé sur le front.
La petite fille trempe une araignée dans l'eau bouillante.
Jambes croisées,
à l'ombre d'un roseau,
elle jaunit de la tête aux pieds.
Ses crampes la reprennent.
Des mangues épluchées,
le noyau avalé par mégarde,
un rosbif cru.
C'est tout.
V
Au milieu de la pièce, elle recopie l'énoncé de la main gauche. Avec le dos strié, l'air triste.
Elle n'a pas mangé depuis deux jours. Les joues en feu (le banc est dur), les cheveux emmêlés, la dentelle sale.
Le repentir inscrit sur du papier de soie. Dédicace de l'enfant droite, assise au milieu d'une pièce. Lettres déliées, une boucle dans les yeux, elle éternue à la cinquième page.
Et se repend une dernière fois.
(Enfance d'une comtesse russe)
XII
(Cheveux de bataille)
Elles avaient le pied fin
Les idées claires
Se reposaient la nuit pour être en forme le jour
Buvant le jus d'une orange très sanguine
La manière forte pour ne pas trébucher
La mèche rebelle cingle dans la nuque
Enroulées
À trois
— Comme autrefois
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette, Poésie / Flammarion,
1997, p. 11, 15 et 22.
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17/04/2012
Pierre Reverdy, Les épaves du ciel, Main d'œuvre
La repasseuse
Autrefois ses mains faisaient des taches roses sur le linge éclatant qu’elle repassait. Mais dans la boutique où le poêle est trop rouge son sang s’est peu à peu évaporé. Elle devient de plus en plus blanche et dans la vapeur qui monte on la distingue à peine au milieu des vagues luisantes des dentelles.
Ses cheveux blonds forment dans l’air des boucles de rayons et le fer continue sa route en soulevant du linge des nuages – et autour de la table son âme qui résiste encore, son âme de repasseuse court et plie le linge en fredonnant une chanson – sans que personne y prenne garde.
Pierre Reverdy, Les épaves du ciel, Gallimard, 1924, p. 22.
Tête à tenir
Une large bouffée de flammes
Sur la frise en bas des forêts
Le brouillard échappé des larmes
Sous une écharpe de rosée
L’odeur rugueuse des cigares
Le feu caché des feuilles mortes
Rayons cassés qui tissent ton sourire
Le visage effacé sous son voile de peur
Il va il vient il se retire
Un rayon de miel dans la cire
Une larme amère à ton cœur
Amour reviens dans le silence
Le poids de la main sur ton front
Et toujours la mort entêtée
La mort vorace
Pierre Reverdy, Le Chant des morts, 1944-1948, dans
Main d'œuvre, poèmes (1913-1949), Mercure de France, 1949, p. 412.
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16/04/2012
Edmond Jabès, La Clef de voûte
Nous sommes invisibles
Quant tu es loin
il y a plus d’ombre
dans la nuit
il y a
plus de silence
Les étoiles complotent
dans leurs cellules
cherchent à fuir
mais ne peuvent
Leur feu blesse
il ne tue pas
Vers lui quelquefois
la chouette lève la tête
puis ulule
Une étoile est à moi
plus qu’au sommeil
et plus qu’au ciel
distant absent
prisonnière hagarde
héroïne exilée
Quand tu es loin
il y a plus de cendres
dans le feu
plus de fumée
Le vent disperse
tous les foyers
Les murs s’accordent
avec la neige
Il était un temps
où je ne t’imaginais pas
où hanté par ton visage
je te suivais dans les rues
Tu passais étonnée à peine
J’étais ton ombre dans le soleil
J’ignorais le parc silencieux
où tu m’as rejoint
Seuls nous deux
rivés à nos rêves
au large de nos paroles abandonnées
Je dors dans un monde
où le sommeil est rare
un monde qui m’effraie
pareil à l’ogre de mon enfance
[...]
Edmond Jabès, La Clef de voûte, GLM [Guy Lévis Mano], 1950, p. 25-26.
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15/04/2012
Colette, "Mœurs de la glycine", Pour un herbier
Mœurs de la glycine
J'espère bien qu'elle est encore vivante, qu'elle le sera longtemps, cette despote au moins deux fois centenaire, florissante, incoercible, la glycine qui hors de mon jardin natal s'épanche au-dessus de la rue des Vignes. La preuve de sa vitalité me fut apportée l'an dernier, par une alerte et charmante pillarde aux cheveux blancs... Une robe noire, une blanche chevelure, une agilité de sexagénaire : tout cela avait sauté, dans la rue des Vignes déserte comme autrefois, jusqu'à atteindre et dérober un long lien terminal de glycine, qui acheva de fleurir à Paris, sur le lit-divan où me tient l'arthrite. La fleur en forme de papillon détenait, outre le parfum, un petit hyménoptère, une chenille arpenteuse, une coccinelle heptapunctata, le tout en provenance directe, inespérée, de Saint-Sauveur-en-Puisaye.
Pour dire le vrai, cette glycine, à qui je trouvais, sur ma table-banquette, une fragrance, une couleur bleu mauve, une attitude quasi reconnaissables, je me souviens qu'elle fut de mauvais renom, tout le long de l'étroit empire borné par un mur, défendu par une grille. Elle date de très loin, d'avant le premier mariage de Sido ma mère. Sa folle floraison de mai, sa résurgence maigre d'août septembre embaument les souvenirs de ma petite enfance. Elle se chargeait d'abeilles autant que de fleurs, et murmurait comme une cymbale dont le son se propage sans s'éteindre, plus belle chaque année, jusqu'à l'époque où Sido, penchée curieusement sur le fardeau de fleurs, fit entendre le petit « Ah ! Ah ! » des grandes découvertes attendues : la glycine commençait à attacher la grille.
Comme il ne pouvait pas être question, dans l'empire de Sido, de tuer une glycine, celle-ci exerça, exerce encore sa force réfléchie. Je l'ai vue, soulever, brandir en l'air, hors des moellons et du mortier, un imposant métrage de grille, tordre les barreaux à l'imitation de ses propres flexions végétales, et marquer une préférence pour l'enlacement ophidien d'un tronc et d'un barreau, qu'elle finit par incruster l'un à l'autre. Il lui arriva de rencontrer le chèvrefeuille voisin, le charmant chèvrefeuille mielleux à fleurs rouges. Elle eut l'air d'abord de ne pas le remarquer, puis le suffoqua lentement comme un serpent étouffe un oiseau.
J'appris, à la voir faire, ce qu'est sa puissance meurtrière, qui sert une convaincante beauté. J'appris comment elle couvre, étrangle, pare, ruine, étaye. L'ampélopsis est un petit garçon, comparé aux spires, ligneuses dès leur premier âge, de la glycine.
[...]
Colette, Pour un herbier [1948], dans Œuvres, IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichon et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 892-893.
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14/04/2012
Marie Étienne, Journal sans bord, dans Le Livre des recels
Journal sans bord, 1975-1978 (Extraits)
La laide
1
Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.
Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard ! Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.
« Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier. Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.
Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.
Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.
Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »
2
Un homme à sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.
Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.
Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.
3
Elle l'appelle de sons neigeux, le fol, l'éclaté byzantin, le Mozambique à nez camard, elle divague la sucrée, creusant ses paumes, dictant ses plaintes.
Elle chevauche, elle requiert
« Mon foisonnement rare », dit-elle.
Elle halète, bras sémaphore, dans le champ froid évanoui, gorge tendue, cri répété.
« La forêt s'ouvre et me rejette, gros poisson ballonné.
De mes siamois qu'adviendra-t-il ?
De mes perdrix roucoulent douces ?
De chaque chêne à moi donné ?
De mes cristaux transparents gais ? »
Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 123-125.
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13/04/2012
Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir
L'amoureuse
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.
*
Le jeu de construction
L'homme s'enfuit, le cheval tombe,
La porte ne peut pas s'ouvrir,
L'oiseau se tait, creusez sa tombe,
Le silence le fait mourir.
Un papillon sur une branche
Attend patiemment l'hiver,
Son cœur est lourd, la branche penche,
La branche se plie comme un ver.
Pourquoi pleurer la fleur séchée
Et pourquoi pleurer les lilas ?
Pourquoi pleurer la rose d'ombre ?
Pourquoi pleurer la pensée tendre ?
Pourquoi chercher la fleur cachée
Si l'on n'a pas de récompense ?
— Mais pour ça, ça et ça.
*
Nudité de la vérité
Je le sais bien
Le désespoir n'a pas d'ailes,
L'amour non plus,
Pas de visage,
Ne parlent pas,
Je ne bouge pas,
Je ne les regarde pas,
Je ne leur parle pas
Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que
mon désespoir.
Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir, dans Œuvres complètes, I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Textes établis et annotés par Marcelle Dumas et L. Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 140, 142-143, 149.
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12/04/2012
Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, automne 2011
Les disparus. Ce qui à tout jamais fut englouti avec eux,
la conscience aiguë, térébrante que l'on en éprouve. Nous bouleversent non tant les supposés secrets des morts, que l'énigme irrémédiablement close de leurs pensées profondes, de leurs désirs, de leurs rêves. Déjà, vivants, ils nous laissaient perplexes, malheureux d'ignorer, au fond, ce à quoi ils aspiraient en vérité, quels que fussent leurs propos, désorientés, affolés, consternés par cette impossibilité — on en avait la certitude douloureuse — fatale en quelque sorte, à connaître la vérité de leur être. Non qu'ils dissimulassent, choix dont on leur laissait d'ailleurs la légitimité, mais au profond d'eux-mêmes il y avait comme un puits insondable, un tréfonds d'obscurité inaccessible, terrible, désespérant à quoi jamais on n'aurait accès.
Et maintenant ils sont partis, ont emmené avec eux dans un ailleurs innommable, pour nous à tout jamais perdu, ce qui les constituait, les fondait, cela, on en est assuré, certain, n'était pas accessoire mais les qualifiait, donnait à leur être leur unicité irremplaçable. On avait toujours souffert de se trouver, quel que fût le degré de confiance, d'intimité, irrémédiablement séparé, confronté à une profondeur que l'imagination se représentait à peine, réduit, de toutes manières, à soi-même. Certes, on accordait sans façon à l'autre cette réserve, on la reconnaissait. Mais cela ne changeait rien au sentiment de solitude à quoi on était assigné — ontologiquement. À cette heure, séparé jusqu'à sa propre mort, on éprouve dans la souffrance par instants violente, tout ce qui à coup sûr, nous a manqué, ces horizons qui nous auraient agrandis, ces savoirs qui nous auraient tellement enrichis, ces parcelles imaginaires qui nous auraient accomplis, favorisés d'autres territoires : c'est cela le deuil.
Dans ce constat que l'amertume soit bannie, que tout regret cède le pas. Que leur fin soit pour nous l'impulsion d'un départ neuf, le gage d'un commencement — notre élan qui les assure, sait-on ? de n'être pas venus pour rien.
Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, n° 33, automne 2011, p. 100-101.
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11/04/2012
Michel Leiris, Ondes, Images de marque
Leiris par Giacometti
Printemps
De gauche à droite
ou de cour à jardin
égrener le chapelet du vocabulaire
et malaxer chacun de ses grains
pour qu'il devienne fruit mûr
sinon germe d'étoile.
Automne
Ce que j'écris et qui,
doré par mon orgueil,
me semble traits de feu
n'est peut-être que lueurs sur un marécage
ou flamboiement de feuilles mortes.
Michel Leiris, Ondes, Le temps qu'il fait, 1987, np.
*
Images de marque...
Un roi sans bouffon autre que lui-même.
Un initié à une confrérie qui ne comprend que lui.
Un homme dont le malheur est de n'avoir autant dire jamais su être un fou.
Quelqu'un qui fut un enfant quelconque mais se voudrait vieillard prodige.
Un moraliste qui se juge sans tache quand il a dîné sans salir sa cravate.
Un égaré accroché à la poésie comme un clochard à son kilo de rouge.
Un vivant que seule l'idée qu'elle finira empêche de goûter la vie.
Un foutu trou où la foudre s'engouffre.
Un écrivain qui ne brigue pas l'immortalité relative que vous assure la gloire mais a soif de l'impression qu'il ressent quand il est au travail et que cela marche à souhait : n'être plus sous la coupe de la mort.
Celui qui, désenchanté, parle ici pour essayer de s'enchanter encore.
Michel Leiris, Images de marque, Le temps qu'il fait, 1989, np.
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10/04/2012
Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes
Quand ma brûlure est trop intense, et inhumaine
cette violence qui m'étreint, je suis tentée
de tourner contre moi-même ma propre main
parce que dans un seul mal finissent tant de maux.
Mais alors c'est Amour qui me parle en secret,
Amour, lui qui jamais ne s'éloigne de moi :
« Ne porte pas la faux dans la moisson d'autrui ;
tu ne t'appartiens pas, tu es à ton seigneur ;
depuis le jour où tu t'es mise en son pouvoir,
ton âme et ton corps, ta vie et ta mort, c'est lui
qui en est maître, à lui ils doivent se soumettre.
Oui, prendre congé de toi-même sans que lui
ne le signifie ou te l'accorde, est un acte
plein de témérité où tu n'as aucun droit ! »
*
Quando tavolta il mio soverchio ardore
m'assale e stringe oltra ogni stil umano,
userei contra me la propria mano,
per finir tanti omai con un dolore.
Se non che dentro mi ragiona Amore,
il qual giamai da me non è lontano :
— Non por la falce tua ne l'altrui grano :
tu non sei tua, tu sei del tuo signore,
perché dal dì, ch'a lui ti diedi in preda,
l'anima e 'l corpo, e la morte e la vita
divenne sua, e a lui conven che ceda.
Si ch'a far da te stessa dipartita,
senza ch'egli tel dica o tel conceda,
è troppo ingiusta cosa e troppo ardita.
Gaspara Stampa[1523-1554], Poèmes, traduction et
présentation de Paul Bachmann, édition bilingue,
Poésie / Gallimard, 1991, p. 160-161.
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09/04/2012
Julien Gracq, La Forme d'une ville
La forme d'une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d'un mortel. Mais, avant de le laisser derrière elle en proie à ses souvenirs — saisie qu'elle est, comme le sont toutes les villes, par le vertige de métamorphose qui est la marque de la seconde moitié de notre siècle —, il arrive ainsi, il arrive plus d'une fois que, ce cœur, elle l'ait changé à sa manière, rien qu'en le soumettant tout neuf encore à son climat et à son paysage, en imposant à ses perspectives intimes comme à ses songeries le canevas de ses rues, de ses boulevards et de ses parcs. Il n'est pas nécessaire, il est sans doute même de médiocre conséquence qu'on l'ait souvent habitée. Plus fortement, plus durablement peut-être, agira-t-elle sur nous si elle s'est gardée en partie secrète, si on a vécu avec elle, par quelque singularité de condition, sans accès vrai à son intimité familière, sans que notre déambulation au long de ses rues ait jamais participé de la liberté, de la souple aisance de la flânerie. Pour s'être prêtée sans commodité, pour ne s'être jamais tout à fait donnée, peut-être a-t-elle enroulé plus serré autour d'elle, comme ue femme, le fil de notre rêverie, mieux jalonné à ses couleurs les cheminements du désir.
Julien Gracq, La Forme d'une ville [José Corti, 1985], dans Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhild Boie, avec la collaboration de Claude Dourguin, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995, p. 773.
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08/04/2012
Paul Claudel, Connaissance de l'Est
Villes
De même qu'il y a des livres sur les ruches, sur les cités de nids, sur la constitution des colonies de madrépores, pourquoi n'étudie-t-on pas les villes humaines ?
Paris, capitale du Royaume, dans son développement égal et concentrique, multiplie, en l'élargissant, l'image de l'île où il fut d'abord enfermé. Londres, juxtaposition d'organes, emmagasine et fabrique. New York est une gare terminus, on a bâti des maisons entre les tracks, un pier de débarquement, une jetée flanquée de wharfs et d'entrepôts ; comme la langue qui prend et divise les aliments, comme la luette au fond de la gorge placée entre les deux voies, New York entre ses deux rivières, celle du Nord et celle de l'Est, a, d'un côté, sur Long Island, disposé ses docks et ses soutes ; de l'autre, par Jersey City et les douze lignes de chemins de fer qui alignent leurs dépôts sur l'embankment de l'Hudson, elle reçoit et expédie les marchandises de tout le continent et l'Ouest ; la pointe active de la cité, tout entière composée de banques, de bourses et de bureaux, est comme l'extrémité de cette langue qui, pour ne plus continuer que la figure, se porte incessamment d'un point à l'autre. Boston est composé de deux parties : la nouvelle ville, pédantesque, avare, telle qu'un homme qui, exhibant sa richesse et sa vertu, les garde pour lui, comme si les rues, par le froid, se faisaient plus muettes et plus longues pour écouter avec plus de haine les pas du piéton qui les suit, ouvrant de tous côtés des avenues, grince des dents à la bise ; le monticule de la vieille ville, tel qu'un colimaçon, contient tous les replis du trafic, de la débauche et de l'hypocrisie. Les rues des villes chinoises sont faites pour un peuple habitué à marcher en files : dans le rang interminable et qui ne commence pas, chaque individu prend sa place : entre les maisons, pareilles à des caisses défoncées d'un côté dont les habitants dorment pêle-mêle avec les marchandises, on a ménagé ces interstices.
N'y aurait-il pas des points spéciaux à étudier ? la géométrie des rues, la mesure des angles, le calcul des carrefours ? la disposition des axes ? tout ce qui est mouvement ne leur est-il pas parallèle ? tout ce qui est repos ou plaisir, perpendiculaire ?
Livre.
[1896]
Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900], suivi de L'Oiseau noir dans le soleil levant [1929], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 47-48.
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07/04/2012
Charles Cros, Le Collier de griffes
Hiéroglyphe
J'ai trois fenêtres à ma chambre
L'amour, la mer, la mort,
Sang vif, vert calme, violet.
Ô femme, doux et lourd trésor !
Froids vitraux, cloches, odeurs d'ambre.
La mer, la mort, l'amour,
Ne sentir que ce qui me plaît...
Femme, plus claire que le jour !
Par un soir doré de septembre,
La mort, l'amour, la mer,
Me noyer dans l'oubli complet.
Femme ! femme ! cercueil de chair !
*
Sonnet
J'ai peur de la femme qui dort
Sur le canapé, sous la lampe.
On dirait un serpent qui mord,
Un serpent bien luisant qui rampe.
Je ne suis pas un homme fort,
Mais ce soir le sang bat ma tempe.
L'amour va bien avec la mort;
Mon poignard, essayons ta trempe.
Arrêtons son rêve menteur.
Nulle langueur, nulle senteur,
Acier, n'empêchera ton œuvre.
Ô lâcheté ! le lendemain
J'aspirais l'odeur de jasmin
De ma triomphante couleuvre !
Charles Cros, Le Collier de griffes, dans Ch. C., Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walter (pour Charles Cros), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 179 et 204.
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