23/08/2012
Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes
Et tu as traversé la mort
comme en la neige l’oiseau
toujours noir scellant l’issue…
Le temps a dégluti
les adieux que tu lui offris
jusqu’à l’extrême abandon
au bout de tes doigts
Nuit d’yeux
S’immatérialiser
Ellipse, l’air a baigné
la rue des douleurs…
Und du gingst über den Tod
wie der Vogel im Schnee
immer schwarz siegelnd das Ende –
Die Zeit schluckte
was du ihr gabst an Abschied
bis auf das äusserste Verlassen
die Fingerspitzen entlang
Augennacht
Körperlos werden
Die Luft umspülte – eine Ellipse –
die Strasse der Schmerzen –
Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, traduit de l’allemand
par Lionel Richard, Denoël, 1967, p. 258-259.
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22/08/2012
Antoine Emaz, Plaie, encres de Djamel Meskache : recension
Avant la table des matières qui reproduit l'incipit des 28 séquences du livre, deux dates indiquent la durée de la rédaction, 2. 09. 07 - 23. 11 07. L'ensemble a été écrit dans un laps de temps assez bref, comme d'une seule coulée, ce qui assure une homogénéité forte autour du seul motif, une rupture. On n'en lira pas le récit ; Plaie ne reconstitue rien de l'événement lui-même, attaché seulement au parcours qui le suit : comment vivre l'après ?
La rupture défait complètement la personne, et comment le dire sinon par l'analogie avec une atteinte au corps ? Il n'y a pas ici de division entre l'"esprit" et le corps, c'est ce qui constitue le sujet qui est en cause, et ce sont les termes évoquant la béance, le choc, qui peuvent rendre compte de la violence vécue : plaie plusieurs fois, lèvres [de la plaie], blessure, brûlure sans fin. Cette plaie évolue, elle suppure, en sort du pus, il faut en couturer les bords, la guérir, elle devient boursouflée ; il restera une balafre, une ride — cependant, la plaie fermée, la faille demeure, la rupture est cause d'un « trou d'être ». Et ce qui s'est passé « dedans » a modifié la relation à l'extérieur, au « dehors ».
Le bouleversement du moi entraîne de profonds changements dans la perception du monde. Il y a d'abord le sentiment vif de ne plus appartenir à une communauté : l'extérieur est ressenti seulement comme lieu du bruit, donc de l'indifférenciation, quand le silence occupe toute la place en soi. Les choses perdent leurs couleurs, semblent comme de la « cendre », la distinction entre le beau et le laid est abolie ; tout apparaît « sale » (le mot revient plusieurs fois), comme touché par ce qui a atteint le moi, et c'est cette transformation négative qu'il faut dépasser. Dans les moments les plus forts de cette solitude non voulue, toute appréhension du dehors disparaît : « muet / aveugle // monde vide », il est alors impossible d'échanger des mots avec autrui.
Ce n'est pas qu'autrui soit absent : la "plaie" est devinée et le risque est d'attirer la compassion, la pitié, ce qui accroît la difficulté à recouvrer un équilibre, à « s'en sortir sans sortir » comme l'écrivait Ghérasim Luca repris par Antoine Emaz. Raidissement ? Plutôt position éthique souvent affirmée dans l'œuvre et redite ici : « on est encore debout », « digne / c'est debout » qui éloigne le déversement lyrique auquel on s'attend avec ce genre de situation. Il s'agit donc d'aller seul « au bout de la nuit » et pour ce faire dissimuler, faire aux yeux d'autrui comme si rien n'était arrivé, mais la feinte pour le dehors laisse intacte la douleur du dedans : les pensées qui ramènent à l'innommable — la rupture — sont là, obsédantes, dans la tête, la "cage", la "cave", les "quatre murs", et sur elles se greffent de très anciennes peurs, venues de l'enfance, celle du chien qui agresse, incontrôlable, impossible à dominer comme est impossible à comprendre la rupture ; elle n'était « ni évitable ni inévitable » :
pour la énième fois
on repasse la séquence
pour voir l'erreur
la cause
ça a
eu lieu
parce que
parce que
parce que
rien
on ne voit pas
Il n'y a pas d'explication et la difficulté consiste à intégrer le fait dans la série des événements vécus, à le chosifier, tout en sachant que l'oubli est impossible, que rangé dans la mémoire la "chose" sera toujours là, qu'on ne peut la recouvrir de « sable vase lie ». Comment sortir du labyrinthe ? La fuite, c'est le sommeil, c'est-à-dire l'absence à soi, pour ne pas vivre le vide des jours ; le recours, c'est poursuivre vaille que vaille les gestes de la vie quotidienne, les gestes mille fois répétés (« faire la vaisselle »), ces tâches « sans passé / sans futur », et plus encore la vue du jardin qui redonne l'idée du temps qui passe. Ce n'est que ce mouvement du sujet dans le temps qui conduit progressivement à la "guérison", et si à un moment de la reconstruction on lit « poser que c'est / ne repose pas », à son terme le constat est accepté : « [...] rien à juger / pas de morale / c'est ». Mais l'engagement nécessaire dans le "dehors" n'est efficace que soutenu par le travail d'écriture.
Les mots, les mots éloignent la douleur, comblent le vide — parce qu'il y a bien le vide si fortement dit par Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » ; ici :
poésie usée à cœur
juste dire
seul
pour n'être pas tout à fait seul
« les mots comme pierre de poucet » donnent le moyen d'un va-et-vient entre le passé qu'il faut, de toute manière, intégrer dans la mémoire, et le futur, ne serait-ce que parce qu'ils permettent de penser le temps, d'anticiper : « on sera fera dira ». Les mots ne peuvent pas combler ce « creux noir » de l'absence, mais suivre leur chemin « tordu tortueux tors » conduit à abandonner le masque, le fard, le mensonge avec les autres, à n'avoir plus à écrire « on ne sait plus qui on est / peut-être on » ;
au moins les mots sont au travail
on les entend s'affairer
recoudre la nuit
faire leur besogne de nains
dans la tête
Longue besogne, non pour retrouver la vie comme "avant", mais pour vivre à nouveau le temps, ce que disent les derniers vers :
l'eau du temps maintenant
non plus boue
ou pus
Il y a bien dans Plaie une situation lyrique ("l'absence de l'aimée") mille fois mise en mots, ce qui n'a pas d'importance : les motifs ne sont guère nombreux et seule compte la manière de dire. On apprécie l'étendue du poème, les reprises d'une séquence à l'autre de quelques points (le repli, la feinte, le dedans/le dehors, l'écriture), leur entrelacement et un approfondissement qui renouvelle l'approche d'un thème commun. On retrouve le vers bref d'Antoine Emaz, la respiration posée avec les silences (les "blancs" de la page) dans la diction, le goût pour un vocabulaire réduit jusqu'à la sécheresse, la distance forte aussi vis-à-vis de l'épanchement — position éthique — jusqu'à faire du thème de la rupture une épure à laquelle font subtilement écho les encres de Djamel Meskache.
Antoine Emaz, Plaie, avec des encres de Djamel Meskache, éditions Tarabuste, 2009, 12 €.
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21/08/2012
Florence Pazzottu, L’Inadéquat (la langue crée le dé)
à ma mère
alors poème
– enfant en moi de sept mois n’était pas un
non-parlant mais ce
tout-oreille
qu’effondra en lui-même
aussi bien commença
l’extrême silence d’une
(bien que revenue) disparue-mère
l’indispensable qui (don de langue)
fait sol
et
sens – a
lors poème
(persiste
ce mouvement tiers cette absence
– réel l’impossible retour n’efface
pas le manque fracturant et fondant
aujourd’hui)
ce tout multiple – poème – possiblement
disjoncte
Florence Pazzottu, L’Inadéquat (la langue crée le dé), Flammarion, 2005, p. 87.
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20/08/2012
Philippe Beck et Xavier Person, Redonnons sa place à la poésie
Je reprends ci-dessous le texte paru dans la page « Rebonds » de Libération du 17 août 2012. À diffuser !
À l’heure où certains imaginent fondre la poésie dans un vaste ensemble réunissant le roman et le théâtre (1), il est peut-être bon de rappeler la place que peut occuper la poésie au sein de la littérature. Et ce dont, pour nous, «poésie» est le mot.
En ces temps de crise inédite, alors que les désastres ne sont plus seulement derrière nous ou à côté de nous, mais bien devant nous, est-il encore temps de s’arrêter au vieux mot «poésie» ? Les modernités littéraires successives ont, chacune à leur manière, déclaré la caducité de ce terme, son invalidité, en même temps qu’elles en refondaient les puissances. La mort répétée de la poésie, l’adieu qu’elle ne cesse de se faire à elle-même, inscrivent sa dynamique dans une interrogation et une incertitude qui, paradoxalement, lui redonnent légitimité aujourd’hui.
D’autres l’ont dit avant nous, dans la saturation des discours et des mots usés qui opacifient le réel de leurs fausses évidences, l’écriture poétique ouvre parfois une brèche. Par une sorte d’arrêt dans le flux continu de la prose du monde, elle peut faire disjonction. «Autres directions» est le panneau qu’elle invite à suivre au sortir du chemin à sens unique que semble indiquer le langage usuel.
Une politique de la poésie est peut-être à imaginer sous le rapport de son «idiorythmie», par quoi elle oppose à la normalisation des manières d’être et de penser un hiatus inacceptable. Cependant, il ne s’agit pas d’idolâtrer nos singularités, mais bien plutôt, affrontant la faillite de nos certitudes et de nos représentations, de nous engager dans ce que nous ignorons de nous-mêmes et du monde.
Entendons-nous bien : nous ne voulons pas opposer la poésie au roman, à tout le reste, ni l’enfermer dans quelque cercle des poètes en voie de disparition, mais bien plutôt interroger la littérature à partir de cette «littérature de la littérature», en quoi consiste le poème, cet «effort au style», «taux de densité cruelle», qui de la poésie fait une expérience à l’extrême pointe du langage et de la pensée. En cet échec possible du langage et de la pensée, en cet espoir aussi bien.
La poésie est le plus souvent une tentative de construction, même précaire, de formes incertaines. Elle peut prendre le risque d’autres agencements dans la langue, d’autres configurations de pensée, d’émotions. Qu’elle soit du côté du chant ou du côté de la «littéralité de la littérature», selon Derrida, elle ose quelque chose et, pour cela, doit avoir du courage : «Le courage, le cœur, le courage de se rendre, au travers du refoulement, à ce qui se passe ici dans la langue et par la langue, aux mots, aux noms, aux verbes et finalement à l’élément de la lettre […].»
Il s’agit pour nous de prendre ce qui a nom «poésie» assez au sérieux pour y chercher - pourquoi pas ? - d’autres manières de vivre et de penser. Construire une cabane à l’instant du désastre ? Non. En ces temps inconnus où nous entrons, pouvons-nous continuer de toujours écrire et lire ce que nous connaissons déjà, toujours la même histoire ?
Prétention excessive ? C’est juste l’attention à un mot que nous proposons, loin des infantilisations bienveillantes mais néfastes auxquelles la réduisent trop souvent des actions de «promotion». Le courage dont nous parlons n’appelle nulle condescendance. De sorte qu’au-delà de l’estompement d’un mot du fronton du Centre national du livre (CNL), c’est le sens même de l’action culturelle dans le champ de la «littérature de recherche» qu’on pourrait aujourd’hui interroger.
Des éditeurs, des libraires et des bibliothécaires, des journalistes, des critiques et des lecteurs de tous âges, des écrivains et des artistes, de multiples acteurs de la vie littéraire continuent de prêter attention aux écritures poétiques. Que le Centre national du livre fasse place dans sa réforme à ce qui les anime est la moindre des choses.
Notre souhait est que les Assises du livre et de l’écrit, dont la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, vient de confirmer la mise en œuvre, prennent en compte les résonances du mot «poésie» et, par lui, ce qui fait notre dignité d’êtres de langage, à travers les saisons.
Cette concertation donne espoir aux écrivains, qui se sont mobilisés pour dénoncer la manière dont le processus était imposé et les risques qu’il faisait courir au champ poétique. Qu’il ait pu être question d’estomper le mot «poésie» pour, aux dires de l’actuel président du CNL, obéir aux préconisations de la Cour des comptes, n’est pas insignifiant.
(1) Prévue dans le projet de réforme du Centre national du livre (CNL) datant du 12 mars, la suppression de la commission Poésie du CNL a été suspendue en juillet par la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, qui doit lancer prochainement une concertation sur le sujet.
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19/08/2012
Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades
Elles viennent
autres et pareilles
avec chacun c’est autre et c’est pareil
avec chacune l’absence d’amour est autre
avec chacune l’absence d’amour est pareille
*
La mouche
entre la scène et moi
la vitre
vide sauf elle
ventre à terre
sanglée dans ses boyaux noirs
antennes affolées ailes liées
pattes crochues bouche suçant à vide
sabrant l’azur s’écrasant contre l’invisible
sous mon pouce impuissant elle fait chavirer
la mer et le ciel serein
*
musique de l’indifférence
cœur temps air feu sable
du silence éboulement d’amours
couvre leurs voix et que
je ne m’entende plus
me taire
Dieppe
encore le dernier reflux
le galet mort
le demi-tour puis les pas
vers les vieilles lumières
[Ces poèmes, ont d’abord été publiés en français dans Les Temps modernes, n° 14, novembre 1946, respectivement p. 288, 290, 290 et 291 (ce dernier sans titre)].
*
que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l’amour
sans ce ciel qui s’élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd’hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi
Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades, éditions de
Minuit, 1978, p. 7, 11,12, 15, 23.
[L’ensemble des poèmes a été traduit de l’anglais par l’auteur.]
À propos de Beckett :
Maurice Blanchot, Où maintenant ? qui maintenant ?, dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959.
Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett, éditions de Minuit.
Ludovic Janvier, Samuel Beckett par lui-même, Seuil, 1969.
Cahiers de l’Herne : Samuel Beckett, 1976.
Revue d’esthétique : Samuel Beckett, Privat, 1986.
Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Fata Morgana, 1986.
Critique : Samuel Beckett, septembre 1990.
Deirdre Bair, Sameul Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Léo Dilé, Fayard, 1990.
André Bernold, L’amitié de Beckett, Hermann, 1992.
Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur, Seuil, 1997.
John Knowlson, Samuel Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Oristelle Bonis, Solin/Actes Sud, 1999.
Anne Atik, Comment c’était [souvenirs], L’Olivier, 2003.
Nathalie Léger, Les vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, 2006.
Collectif, Objet Beckett, Centre Pompidou [catalogue d'exposition], 2007.
Un site (en anglais) : http://beckett.english.ucsb.edu
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18/08/2012
John Ashbery, Poèmes français, dans Fragment
Simples, les arbres posés sur le paysage
Comme des gerbes de foin qu’on aurait laissé traîner là.
Le crottin des chevaux disparus, les pierres qui l’imitent,
Tout nous parle des cieux, qui ont créé cette scène
Par leur seule position.
Or en s’associant trop strictement aux trajets des choses
On perd cette sublime espérance faite de la lumière qui asperge les arbres.
Car chaque progrès est négation, de mouvement et surtout de nombre.
Ce nombre ayant perdu sa finesse indescriptible
Tout doit être perçu comme quantités infinies de choses.
Tout est paysage : perspective de rochers
Battues par d’innombrables vagues ;
Champs de blé à ne plus pouvoir en compter ; forêts
Aux sentiers perdus ; tours de pierre
Et enfin et surtout les grands centres urbains, avec
Leurs buildings et leurs populations, au centre desquels
Nous vivons notre vie, faite d’une grande quantité d’instants isolés
Pour être perdue au sein d’une multitude de choses.
John Ashbery, Poèmes français, dans Fragment, traduit de l’américain par Michel Aucouturier, Seuil, 1975, p. 18.
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17/08/2012
Jean-Jacques Viton, comme ça
ce qui est troublant dans l’orage
ce sont ses poses avant reprises
éclairs grêle vents crépitements
un tournoiement de signes embrouillés
sur un lointain de paysages convulsifs
dans la crème acide des foules
peut-on dans cet état excentrique se rappeler
les trois derniers mots que l’on a prononcés
trouver précisément en quelle saison on est
le jour de la semaine ... et sa date
quel département quelle province
et puisqu'on y est quel pays
pour réussir à se dénouer de l’orage
répéter quelques mots sans rapport
polyphonie rebours géométrie aztèque
ils trouveront des récepteurs secrets
s’infiltreront comme des filets d’irrigation
dans la peau du paisible
Jean-Jacques Viton, comme ça, P. O. L., 2003, p. 48.
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16/08/2012
Philippe Beck, De la Loire, éditions Argol : recension
De la Loire : On pense à un traité ; on lit les moments d’un parcours – 40 Vagues de pierre – de Nantes à l’estuaire de la Loire, des villages de la rive nord du fleuve ou de la rive sud (Le Pellerin, Trentemoult) à Donges et Paimbœuf, et pour qui connaît les bords de cette Loire-là il retrouvera détails, minuscules (les joncs de la rive) ou visibles traces du passé (la Tour à Plomb, à Couënon). Les noms de lieux et les détails ne suffisent pas pour reconstruire un paysage, et l’on retiendra autre chose de cette promenade jusqu’à la mer. Suivre la Loire c’est aussi un voyage dans la langue, éprouvée dans ses possibles, et dans la littérature comme s’il s’agissait d’éprouver et de développer l’affirmation de Thoreau donnée en exergue : « Il y a dans un fleuve et son paysage quelque chose de comparable à la culture et à la civilisation ».
On ne lira aucune description d’une nature, parce qu’il serait incongru de vouloir restituer la « polysémie sans masque » (Celan, cité par P. Beck) qui se manifeste lors du parcours, le fleuve transformant ce qu'il traverse : « Loire est nuancier habité » et « Fleuve est idée migrante, idée voisine, ou idée circulante dans l’immobile provisoire, le Promeneur Absent ». Ce n’est pas que la Loire soit simple prétexte à mots puisqu’elle existe, et ses îles, ses cordes de sable, vagues, rives, herbes, et au-delà arbres et toits d’ardoise. Mais elle aussi parcourue dans l’imaginaire et c’est le Lignon emporté par le fleuve, le Lignon de l’Astrée, Céladon rêvé, l’Arcadie évanouie :
« Les morceaux d’amour sont mouillés.
Rien ne peut les sécher. »
S’il y a une réalité, elle dans les nombreux fragments et bribes cités – « J’ai sorti des citations de l’eau, ici et là, maintenant » – ; Thoreau, régulièrement, et dans la dernière Vague de pierre, pour tirer leçon d’un parcours : il faut être voyageur et aussi « matelot de pont, et sur le pont du monde ». Le déplacement d’un lieu à un autre implique un narrateur , qui emprunte des voies à l’écart du fleuve, interrompant le mouvement pour interroger ce que peut être la poésie, et la poésie n’est pas que découverte des rapports entre les choses du monde. « J’écris avec les mots que la chose me jette », pour citer Hugo ; insuffisant pourtant. Être plutôt « ministre des proses-paysages », et lire ministre ici comme le minister latin : "instrument", "intermédiaire". Ressortit de ce choix la nécessité de créer des mots, à l’imitation du fleuve qui sans cesse semble reconstruire le paysage. Et : « Les mille rides blanches avancent. Elles futurent et toujournent. » ; « Et des salicaires violettent les franges en face de la Terrasse d’Abandon ». Ce n’est pas que le vocabulaire fasse défaut, mais bien que les impressions provoquées par le parcours sur la Loire n’appartiennent qu’à ce parcours, obligeant à l’invention – et le parcours sur un autre fleuve contraindrait à d’autres inventions.
La Loire est aussi « le miroir à composer. Miroir d’eau sans tain. » Et qui donne une image de la nature entière, avec toutes ses failles, ses obscurités, ses éclaircies. D’où souvent l’élision de l’article devant le nom et l’usage de la majuscule pour sortir de l’individualité. Ce que Philippe Beck rappelle par une citation de Pavese : « Le lieu mythique n’est pas le lieu individuellement unique, type sanctuaire ou lieux analogues, mais bien celui de nom commun, le pré, la forêt, la grotte, la plage, la clairière qui, dans son indétermination, évoque tous les prés, les forêts, etc., et les anime tous de son frisson symbolique. » Ce n’est plus la Loire, mais Loire, le pont ou le canal, mais Pont et Canal. Par cette sortie de l’unique, le parcours de Nantes à l’estuaire, et retour, deviennent méditation, mouvement vers soi : « « L’espace est le monde extérieur le plus intérieur » (Hermann Broch). »
L’usage régulier de la citation, de noms ou le renvoi à des peintres contribuent à éloigner de la représentation, à déplacer vers la littérature ce qui est rapporté d’un simple parcours. Henri James, Hopkins, Nerval, Rilke, Turner, Jean Renoir, Hugo, Leonid Tsypkine, Zhang Dai, Balzac, Celan, Segalen — d’autres, Thoreau souvent. De la Loire comme un journal où se mêlent aux vers et proses de Philippe Beck les moments de ses lectures, autres parcours. « Rivières et nuages font le liant dans le chant dehors. « N’est-ce pas comme si j’étais paisible, quand je trouve, au dehors, sous le ciel ardent, d’autres difficultés et d’autres excès que ceux de mon cœur ? » Senancour sort et devient description. Des descriptions. (Peine a tendance à rentrer dans son cas.) »
Philippe Beck, De la Loire, Argol, 2008, 17€.
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15/08/2012
Joyce Mansour, Carré blanc
Herbes
Lèvres acides et luxurieuses
Lèvres aux fadeurs de cire
Lobes boudeurs moiteurs sulfureuses
Rongeurs rimeurs plaies coussins rires
Je rince mon épiderme dans ces puits capitonnés
Je prête mes échancrures aux morsures et aux mimes
La mort se découvre quand tombent les mâchoires
La minuterie de l’amour est en dérangement
Seul un baiser peut m’empêcher de vivre
Seul ton pénis peut empêcher mon départ
Loin des fentes closes et des fermetures à glissière
Loin des frémissements de l’ovaire
La mort parle un tout autre langage
Joyce Mansour, Carré blanc, éditions Le Soleil noir,
1961, p. 121 et 94.
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14/08/2012
Olivier Apert, Infinisterre suivi de Crash
Drame
quelque chose s’est cassé
- quoi & depuis quand
quelque chose gît se réfugie
comme ces mères qu’on imagine à l’hospice, visitées par leurs enfants, et se grattant furieusement le sexe
quelque chose meurt & ne veut pas mourir
la volonté la foi l’amour le moi comme dispensés au ciel d’un crash-Mirage
quelque chose guette & rit sur la tristesse
ici sur les galets, carlingue écrouie, la mémoire ; là, les débris, souvenirs métalliques qui hantent comme autant de perfusions – cockpit faisant saigner la voûte nocturne
quelque chose mime
- dans les bars, l’alcool caresse la frivolité d’un verre comme ces créatures magnifiques vivant la peau d’un autre
quelque chose attendrait
- un geste au détour comme dans un lit une peinture le pli de la violence éphémère
si quelque chose s’est cassé
- ce serait quoi & depuis quand
Pavane pour une infante disparue, 3
SI loin de toi (je) pense à toi
près de toi ) je ( t’oublie
oui puisqu’IL – le monde – existe
avec & sans eux
SI loin de toi ) je ( pense à (toi)
c’est parce que près de toi
je L’oublie dans ) toi (
SI tu m’oublies en IL
c’est parce que loin de moi
tu existes loin de ) toi (
COMMENT,
COMMENT POURRAIS-JE NE PAS TE VOIR quand
la langue du chat – rose ô si rose boudoir –
avidement lèche le lait coulant des étoiles
avant qu’il aille du balcon se jeter comme la mouette
tridactyle que je recueille (stoïque la mouette) blessée
mais encore voulant marcher vers sa mort (bancale
notre mort) juste pour me donner leçon digne et
drôle avec la gueule (rose ô si rose le gosier) ne
miaulant pas à sec son cri : ne m’oublie pas :
COMMENT NE POURRAIS-JE PAS TE VOIR ?
Olivier Apert, Infinisterre suivi de Crash, éditions Apogée (Rennes),
2006, p. 45, 75, 108.
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13/08/2012
Rainer Maria Rilke, Chant éloigné, Poèmes et fragments
... Quand donc, quand donc, quand donc y en aura-t-il assez de la plainte et de la parole ? N’y eut-il pas des maîtres
experts dans l’art de lier les mots humains ? Pourquoi donc les nouvelles tentatives ?
Est-ce donc, est-ce donc, est-ce donc que du livre
les hommes ne sont pas là comme d’une cloche qui ne cesse de sonner ?
Et lorsqu’entre deux livres le ciel silencieux t’apparaît : jubile ! – ou aussi bien un coin de simple terre dans le soir...
Plus que les orages, plus que les mers, ils ont
lancé des cris, les humains... Quelles surcharges de silence
doivent habiter le cosmos pour que le chant du grillon
nous soit demeuré audible, à nous, hommes vociférants, et pour que les étoiles
nous semblent silencieuses, dans cet éther que nous invectivons !
Mais c’est à nous qu’ils ont parlé, les très lointains, les anciens, les très anciens pères !
Et nous : écoutons-les enfin ! Nous, les premiers à les écouter.
... Wann wird, wann wird, wann vird es genügen
das Klagen und Sagen ? Waren nicht Meister im Fügen
menschlicher Worte gekommen ? Warum die neuen Versuche ?
Sind nicht, sind nicht, sind nicht vom Buche
die Menschen geschlagen wie von fortwährender Glocke ?
Wenn dir, zwischen zwei Büchern, schweigender Himmel erscheint : frohlocke...,
oder ein Ausschnitt einfacher Erde im Abend.
Meht als die Stürme, mehr als die Meere haben
die Menschen geschrieen... Welche Übergewichte von Stille
müssen im Weltraum wohnen, da uns die Grille
hörbar blieb, uns schreienden Menschen.
Da uns die Sterne schweigende scheinen, im angeschrieenen Äther !
Redeten uns die fernsten, die alten und ältesten Väter !
Und wir : Hörende endlich ! Die ersten hörenden Menschen.
Rainer Maria Rilke, Chant éloigné, Poèmes et fragments, édition bilingue, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson, Verdier, 1990, p. 26-27, et Verdier / poche, 2007.
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12/08/2012
Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée
Mort-nés
Ces poèmes ne vivent pas : c’est un triste diagnostic.
Ils ont pourtant bien poussé leurs doigts et leurs orteils,
Leur petit front bombé par la concentration.
S’il ne leur a pas été donné d’aller et venir comme des humains
Ce ne fut pas du tout faute d’amour maternel.
Ô je ne peux comprendre ce qui leur est arrivé !
Rien ne leur manque, ils sont correctement constitués.
Ils se tiennent si sagement dans le liquide formique !
Ils sourient, sourient, sourient, sourient de moi.
Et pourtant les poumons ne veulent pas se remplir ni le cœur s’animer.
Ils ne sont pas des porcs, ils ne sont pas même des poissons,
Bien qu’ils aient un air de porc et de poisson —
Ce serait mieux s’ils étaient vivants, et ils l’étaient.
Mais ils sont morts, et leur mère presque morte d’affolement,
Et ils écarquillent bêtement les yeux , et ne parlent pas d’elle.
Stillborn
These poems do not live : it’s a sad diagnosis.
They grew their toes and fingers well enough,
Their little foreheads bulged with cincentration.
If they missed out on walking about like people
It wasn’t for any lack of mother-love.
O I cannot understand what happened to them !
They are proper in shape and number and every part.
They sit so nicely in the pickling fluid !
They smile and smile and smile and smile at me.
And still the lungs won’t fill and the heat won’t start.
They are not pigs, they are not even fish,
Though they have a piggy and a fishy air —
It would be better if they were alive, and that’s what they were.
But they are dead, and their mother near dead with distraction.
And their stupidly stare, and do not speak of her.
Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée, édition
bilingue, présentation de Sylvie Doizelet, Traductions de
Françoise Morvan et Valérie Rouzeau, Poésie/Gallimard,
1999, p. 88 ( texte anglais)-89.
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11/08/2012
Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes
Il m’a semblé parfois (mais quelles chimères n’invente-t-on pas, presque honnêtement, pour justifier ses limites !) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie, n’était faite que des moments pour lesquels j’avais cru trouver une expression un peu juste ; comme si devenir poésie, si peu que ce fût, leur conférait plus de réalité, ou, plus précisément encore, les révélait, les fixait, les accomplissait. Sans doute survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir ; mais la parole leur ajoutait quelque chose qu’elle était seule à pouvoir leur donner, une valeur, et une espèce de privilège. (Sans doute ces moments ne me semblaient-ils pas arrachés au temps pour la simple raison qu’ils pourraient me survivre, si les poèmes étaient beaux. Car enfin les œuvres qui nous paraissent les plus assurées de durer ne sont encore que de très fragiles feuilles de papier, qui brûleront ou moisiront un jour. Mais comment expliquer ce que l’on ne ressent que confusément, encore que profondément ? Disons qu’il ne s’agirait pas de prolonger son nom au-delà de la mort, ni même de le faire durer des moments fugitifs ; mais plutôt de donner à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle — et forme est encore mal dire ; ainsi le parfum de la violette de mars, qui fanera pourtant, semble creuser un couloir ténébreux et velouté dans le mur du temps et s’ouvrir brusquement sur ce qui n’a plus ni nom, ni parfum, ni saison).
Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, 1947-1962, Gallimard, 1998, p. 37-38.
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10/08/2012
Robert Desnos, Fortunes
Baignade
Où allez-vous avec vos tas de carottes ?
Où allez-vous, nom de Dieu ?
Avec vos têtes de veaux
et vos cœurs à l'oseille ?
Où allez-vous ? Om allez-vous ?
Nous allons pisser dans les trèfles
Et cracher dans les sainfoins.
Où allez-vous avec vos têtes de veaux ?
Où allez-vous avec embarras ?
Le soleil est un peu liquide
Un peu liquide cette nuit.
Où allez-vous, têtes à l'oseille ?
Nous allons pisser dans les trèfles
Et cracher dans les sainfoins.
Où allez-vous ? Où allez-vous
À travers la boue et la nuit ?
Nous allons cracher dans les trèfles
Et pisser dans les sainfoins,
Avec nos airs d'andouilles
Avec nos becs-de-lièvre
Nous allons pisser dans les trèfles.
Arrêtez-vous. Je vous rejoins.
Je vous rattrape ventre à terre
Andouilles vous-mêmes et mes copains
Je vais pisser dans les trèfles
Et cracher dans les sainfoins.
Et pourquoi ne venez-vous pas ?
Je ne vais pas bien, je vais mieux.
Cœurs d'andouilles et couilles de lions !
Je vais pisser, pisser avec vous
Dans les trèfles
Et cracher dans les sainfoins.
Baisers d'après minuit vous sentez la rouille
Vous sentez le fer, vous sentez l'homme
Vous sentez ! Vous sentez la femme.
Vous sentez encore mainte autre chose :
Le porte-plume mâché à quatre ans
Quand on apprend à écrire,
Les cahiers neufs, les livres d'étrennes
Tout dorés et peints d'un rouge
Qui poisse et saigne au bout des doigts.
Baisers d'après minuit
Baignade dans les ruisseaux froids
Comme un fil de rasoir.
Robert Desnos, Fortunes, Poésie / Gallimard, 1980
[1945], p. 97-98.
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09/08/2012
Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures
Clément Marot Faire des poèmes de tête de mule et de lard et de bique et de pioche et de bois donc mauvaise et à claquer et soupe au lait, puisant dans l'enfance son lot de paroles cassantes qui turlupinent la teste de belins devenue qui, de riens, fait tout un Graal de soi, et résiste à l'émasculation mentale maternelle et politique et puticitaire en digressanr carrément comme un cochon même les vendredis pour faire chier les curés de l'âme et se faire, en solitaire, plaisir, et à la moindre occasion, car à chaque fois sa marotte (la vie n'est tolérable qu'avec), et poète se faire, sans en faire tout un poème, mais en faire tout un plat [le Graal], pour accumuler joyeusement ses défauts, et voilà, j'ai fait partout—
Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, éditions Isabelle Sauvage, 2012, p. 21.
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