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19/08/2012

Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades

 

samuel beckett,poèmes suivi de mirlitonnades

Elles viennent

autres et pareilles

avec chacun c’est autre et c’est pareil

avec chacune l’absence d’amour est autre

avec chacune l’absence d’amour est pareille

 

             *

 

     La mouche

 

entre la scène et moi

la vitre

vide sauf elle

 

ventre à terre

sanglée dans ses boyaux noirs

antennes affolées ailes liées

pattes crochues bouche suçant à vide

sabrant l’azur s’écrasant contre l’invisible

sous mon pouce impuissant elle fait chavirer

la mer et le ciel serein

 

                  *

 

musique de l’indifférence

cœur temps air feu sable

du silence éboulement d’amours

couvre leurs voix et que

je ne m’entende plus

me taire

 

        Dieppe

 

encore le dernier reflux

le galet mort

le demi-tour puis les pas

vers les vieilles lumières

 

[Ces poèmes, ont d’abord été publiés en français dans Les Temps modernes, n° 14, novembre 1946, respectivement p. 288, 290, 290 et 291 (ce dernier sans titre)].

 

                         *

 

que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions

où être ne dure qu’un instant où chaque instant

verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été

sans cette onde où à la fin

corps et ombre ensemble s’engloutissent

que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures

haletant furieux vers le secours vers l’amour

sans ce ciel qui s’élève

sur la poussière de ses lests

 

que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd’hui

regardant par mon hublot si je ne suis pas seul

à errer et à virer loin de toute vie

dans un espace pantin

sans voix parmi les voix

enfermées avec moi

 

Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades, éditions de

Minuit, 1978, p. 7, 11,12, 15, 23.

 [L’ensemble des poèmes a été traduit de l’anglais par l’auteur.]

 

À propos de Beckett :

Maurice Blanchot, Où maintenant ? qui maintenant ?, dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959.

Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett, éditions de Minuit.

Ludovic Janvier, Samuel Beckett par lui-même, Seuil, 1969.

Cahiers de l’Herne : Samuel Beckett, 1976.

Revue d’esthétique : Samuel Beckett, Privat, 1986.

Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Fata Morgana, 1986.

Critique : Samuel Beckett, septembre 1990.

Deirdre Bair, Sameul Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Léo Dilé, Fayard, 1990.

André Bernold,  L’amitié de Beckett, Hermann, 1992.

Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur, Seuil, 1997.

John Knowlson, Samuel Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Oristelle Bonis, Solin/Actes Sud, 1999.

Anne Atik, Comment c’était [souvenirs], L’Olivier, 2003.

Nathalie Léger, Les vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, 2006.

Collectif, Objet Beckett, Centre Pompidou [catalogue d'exposition], 2007.

 Un site  (en anglais)  :  http://beckett.english.ucsb.edu

 

18/08/2012

John Ashbery, Poèmes français, dans Fragment

John Ashbery, Poèmes français, Fragment

 Simples, les arbres posés sur le paysage

Comme des gerbes de foin qu’on aurait laissé traîner là.

Le crottin des chevaux disparus, les pierres qui l’imitent,

Tout nous parle des cieux, qui ont créé cette scène

Par leur seule position.

 

Or en s’associant trop strictement aux trajets des choses

On perd cette sublime espérance faite de la lumière qui asperge les arbres.

Car chaque progrès est négation, de mouvement et surtout de nombre.

Ce nombre ayant perdu sa finesse indescriptible

Tout doit être perçu comme quantités infinies de choses.

 

Tout est paysage : perspective de rochers

Battues par d’innombrables vagues ;

Champs de blé à ne plus pouvoir en compter ; forêts

Aux sentiers perdus ; tours de pierre

Et enfin et surtout les grands centres urbains, avec

Leurs buildings et leurs populations, au centre desquels

Nous vivons notre vie, faite d’une grande quantité d’instants isolés

Pour être perdue au sein d’une multitude de choses.

 

John Ashbery, Poèmes français, dans Fragment, traduit de l’américain par Michel Aucouturier, Seuil, 1975, p. 18.

17/08/2012

Jean-Jacques Viton, comme ça

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ce qui est troublant dans l’orage

ce sont ses poses avant reprises

éclairs grêle vents crépitements

un tournoiement de signes embrouillés

sur un lointain de paysages convulsifs

dans la crème acide des foules

 

peut-on dans cet état excentrique se rappeler

les trois derniers mots que l’on a prononcés

trouver précisément en quelle saison on est

le jour de la semaine ... et sa date

quel département quelle province

et puisqu'on y est quel pays

 

pour réussir à se dénouer de l’orage

répéter quelques mots sans rapport

polyphonie rebours géométrie aztèque

ils trouveront des récepteurs secrets

s’infiltreront comme des filets d’irrigation

dans la peau du paisible

 

Jean-Jacques Viton, comme ça, P. O. L., 2003, p. 48.

16/08/2012

Philippe Beck, De la Loire, éditions Argol : recension

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De la Loire : On pense à un traité ; on lit les moments d’un parcours – 40 Vagues de pierre – de Nantes à l’estuaire de la Loire, des villages de la rive nord du fleuve ou de la rive sud (Le Pellerin, Trentemoult) à Donges et Paimbœuf, et pour qui connaît les bords de cette Loire-là il retrouvera détails, minuscules (les joncs de la rive) ou visibles traces du passé (la Tour à Plomb, à Couënon). Les noms de lieux et les détails ne suffisent pas pour reconstruire un paysage, et l’on retiendra autre chose de cette promenade jusqu’à la mer. Suivre la Loire c’est aussi un voyage dans la langue, éprouvée dans ses possibles, et dans la littérature comme s’il s’agissait d’éprouver et de développer l’affirmation de Thoreau donnée en exergue : « Il y a dans un fleuve et son paysage quelque chose de comparable à la culture et à la civilisation ».

On ne lira aucune description d’une nature, parce qu’il serait incongru de vouloir restituer la « polysémie sans masque » (Celan, cité par P. Beck) qui se manifeste lors du parcours, le fleuve transformant ce qu'il traverse : « Loire est nuancier habité » et « Fleuve est idée migrante, idée voisine, ou idée circulante dans l’immobile provisoire, le Promeneur Absent ». Ce n’est pas que la Loire soit simple prétexte à mots puisqu’elle existe, et ses îles, ses cordes de sable, vagues, rives, herbes, et au-delà arbres et toits d’ardoise. Mais elle aussi parcourue dans l’imaginaire et c’est le Lignon emporté par le fleuve, le Lignon de l’Astrée, Céladon rêvé, l’Arcadie évanouie :

 « Les morceaux d’amour sont mouillés.

Rien ne peut les sécher. »

 

S’il y a une réalité, elle dans les nombreux fragments et bribes cités – « J’ai sorti des citations de l’eau, ici et là, maintenant » – ; Thoreau, régulièrement, et dans la dernière Vague de pierre, pour tirer leçon d’un parcours : il faut être voyageur et aussi « matelot de pont, et sur le pont du monde ». Le déplacement d’un lieu à un autre implique un narrateur , qui emprunte des voies à l’écart du fleuve, interrompant le mouvement pour interroger ce que peut être la poésie, et la poésie n’est pas que découverte des rapports entre les choses du monde. « J’écris avec les mots que la chose me jette », pour citer Hugo ; insuffisant pourtant. Être plutôt « ministre des proses-paysages », et lire ministre ici comme le minister latin : "instrument", "intermédiaire". Ressortit de ce choix la nécessité de créer des mots, à l’imitation du fleuve qui sans cesse semble reconstruire le paysage. Et : « Les mille rides blanches avancent. Elles futurent et toujournent. » ; « Et des salicaires violettent les franges en face de la Terrasse d’Abandon ». Ce n’est pas que le vocabulaire fasse défaut, mais bien que  les impressions provoquées par le parcours sur la Loire n’appartiennent qu’à ce parcours, obligeant à l’invention – et le parcours sur un autre fleuve contraindrait à  d’autres inventions.

La Loire est aussi « le miroir à composer. Miroir d’eau sans tain. » Et qui donne une image de la nature entière, avec toutes ses failles, ses obscurités, ses éclaircies. D’où souvent l’élision de l’article devant le nom et l’usage de la majuscule pour sortir de l’individualité. Ce que Philippe Beck rappelle par une citation de Pavese : « Le lieu mythique n’est pas le lieu individuellement unique, type sanctuaire ou lieux analogues, mais bien celui de nom commun, le pré, la forêt, la grotte, la plage, la clairière qui, dans son indétermination, évoque tous les prés, les forêts, etc., et les anime tous de son frisson symbolique. » Ce n’est plus la Loire, mais Loire, le pont ou le canal, mais Pont et Canal. Par cette sortie de l’unique, le parcours de Nantes à l’estuaire, et retour, deviennent méditation, mouvement vers soi : « « L’espace est le monde extérieur le plus intérieur » (Hermann Broch). »

L’usage régulier de la citation, de noms ou le renvoi à des peintres contribuent à éloigner de la représentation, à déplacer vers la littérature ce qui est rapporté d’un simple parcours. Henri James, Hopkins, Nerval, Rilke, Turner, Jean Renoir, Hugo, Leonid Tsypkine, Zhang Dai, Balzac, Celan, Segalen — d’autres, Thoreau souvent. De la Loire comme un journal où se mêlent aux vers et proses de Philippe Beck les moments de ses lectures, autres parcours. « Rivières et nuages font le liant dans le chant dehors. « N’est-ce pas comme si j’étais paisible, quand je trouve, au dehors, sous le ciel ardent, d’autres difficultés et d’autres excès que ceux de mon cœur ? » Senancour sort et devient description. Des descriptions. (Peine a tendance à rentrer dans son cas.) »

 

Philippe Beck, De la Loire, Argol, 2008, 17€.

 

 

 

 

15/08/2012

Joyce Mansour, Carré blanc

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                                    Herbes

 

Lèvres acides et luxurieuses

Lèvres aux fadeurs de cire

Lobes boudeurs moiteurs sulfureuses

Rongeurs rimeurs plaies coussins rires

Je rince mon épiderme dans ces puits capitonnés

Je prête mes échancrures aux morsures et aux mimes

La mort se découvre quand tombent les mâchoires

La minuterie de l’amour est en dérangement

Seul un baiser peut m’empêcher de vivre

Seul ton pénis peut empêcher mon départ

Loin des fentes closes et des fermetures à glissière

Loin des frémissements de l’ovaire

La mort parle un tout autre langage

 

Joyce Mansour, Carré blanc, éditions Le Soleil noir,

1961, p. 121 et 94.

14/08/2012

Olivier Apert, Infinisterre suivi de Crash

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                                    Drame

 

quelque chose s’est cassé

- quoi & depuis quand

quelque chose gît se réfugie

comme ces mères qu’on imagine à l’hospice, visitées par leurs enfants, et se grattant furieusement le sexe

quelque chose meurt & ne veut pas mourir

la volonté la foi l’amour le moi comme dispensés au ciel d’un crash-Mirage

quelque chose guette & rit sur la tristesse

ici sur les galets, carlingue écrouie, la mémoire ; là, les débris, souvenirs métalliques qui hantent comme autant de perfusions – cockpit faisant saigner la voûte nocturne

quelque chose mime

- dans les bars, l’alcool caresse la frivolité d’un verre comme ces créatures magnifiques vivant la peau d’un autre

quelque chose attendrait

- un geste au détour comme dans un lit une peinture le pli de la violence éphémère

si quelque chose s’est cassé

-       ce serait quoi & depuis quand

 

                           Pavane pour une infante disparue, 3

 

SI loin de toi (je) pense à toi

près de toi ) je ( t’oublie

oui puisqu’IL – le monde – existe

avec & sans eux

SI loin de toi ) je ( pense à (toi)

c’est parce que près de toi

je L’oublie dans ) toi (

SI tu m’oublies en IL

c’est parce que loin de moi

tu existes loin de ) toi (

 

 

COMMENT,

 

COMMENT POURRAIS-JE NE PAS TE VOIR quand

la langue du chat – rose ô si rose boudoir –

avidement lèche le lait coulant des étoiles

avant qu’il aille du balcon se jeter comme la mouette

tridactyle que je recueille (stoïque la mouette) blessée

mais encore voulant marcher vers sa mort (bancale

notre mort) juste pour me donner leçon digne et

drôle avec la gueule (rose ô si rose le gosier) ne

miaulant pas à sec son cri : ne m’oublie pas :

COMMENT NE POURRAIS-JE PAS TE VOIR ?

 

Olivier Apert, Infinisterre suivi de Crash, éditions Apogée (Rennes),

2006, p. 45, 75, 108.

 

 

13/08/2012

Rainer Maria Rilke, Chant éloigné, Poèmes et fragments

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... Quand donc, quand donc, quand donc y en aura-t-il assez de la plainte et de la parole ? N’y eut-il pas des maîtres

experts dans l’art de lier les mots humains ? Pourquoi donc les nouvelles tentatives ?

 

Est-ce donc, est-ce donc, est-ce donc que du livre

les hommes ne sont pas là comme d’une cloche qui ne cesse de sonner ?

Et lorsqu’entre deux livres le ciel silencieux t’apparaît : jubile ! – ou aussi bien un coin de simple terre dans le soir...

 

Plus que les orages, plus que les mers, ils ont

lancé des cris, les humains... Quelles surcharges de silence

doivent habiter le cosmos pour que le chant du grillon

nous soit demeuré audible, à nous, hommes vociférants, et pour que les étoiles

nous semblent silencieuses, dans cet éther que nous invectivons !

 

Mais c’est à nous qu’ils ont parlé, les très lointains, les anciens, les très anciens pères !

Et nous : écoutons-les enfin ! Nous, les premiers à les écouter.

 

 

... Wann wird, wann wird, wann vird es genügen

das Klagen und Sagen ? Waren nicht Meister im Fügen

menschlicher Worte gekommen ? Warum die neuen Versuche ?

 

Sind nicht, sind nicht, sind nicht vom Buche

die Menschen geschlagen wie von fortwährender Glocke ?

Wenn dir, zwischen zwei Büchern, schweigender Himmel erscheint : frohlocke...,

oder ein Ausschnitt einfacher Erde im Abend.

 

Meht als die Stürme, mehr als die Meere haben

die Menschen geschrieen... Welche Übergewichte von Stille

müssen im Weltraum wohnen, da uns die Grille

hörbar blieb, uns schreienden Menschen.

Da uns die Sterne schweigende scheinen, im angeschrieenen Äther !


 Redeten uns die fernsten, die alten und ältesten Väter !

Und wir : Hörende endlich ! Die ersten hörenden Menschen.

 

Rainer Maria Rilke, Chant éloigné, Poèmes et fragments, édition bilingue, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson, Verdier, 1990, p. 26-27, et Verdier / poche, 2007.

12/08/2012

Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée

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                                    Mort-nés

 

Ces poèmes ne vivent pas : c’est un triste diagnostic.

Ils ont pourtant bien poussé leurs doigts et leurs orteils,

Leur petit front bombé par la concentration.

S’il ne leur a pas été donné d’aller et venir comme des humains

Ce ne fut pas du tout faute d’amour maternel.

 

Ô je ne peux comprendre ce qui leur est arrivé !

Rien ne leur manque, ils sont correctement constitués.

Ils se tiennent si sagement dans le liquide formique !

Ils sourient, sourient, sourient, sourient de moi.

Et pourtant les poumons ne veulent pas se remplir ni le cœur s’animer.

 

Ils ne sont pas des porcs, ils ne sont pas même des poissons,

Bien qu’ils aient un air de porc et de poisson —

Ce serait mieux s’ils étaient vivants, et ils l’étaient.

Mais ils sont morts, et leur mère presque morte d’affolement,

Et ils écarquillent bêtement les yeux , et ne parlent pas d’elle.

 

 

                                             Stillborn

 

These poems do not live : it’s a sad diagnosis.

They grew their toes and fingers well enough,

Their little foreheads bulged with cincentration.

If they missed out on walking about like people

It wasn’t for any lack of mother-love.

 

O I cannot understand what happened to them !

They are proper in shape and number and every part.

They sit so nicely in the pickling fluid !

They smile and smile and smile and smile at me.

And still the lungs won’t fill and the heat won’t start.

 

They are not pigs, they are not even fish,

Though they have a piggy and a fishy air —

It would be better if they were alive, and that’s what they were.

But they are dead, and their mother near dead with distraction.

And their stupidly stare, and do not speak of her.

 

Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée, édition

bilingue, présentation de Sylvie Doizelet, Traductions de

Françoise Morvan et Valérie Rouzeau, Poésie/Gallimard,

1999, p. 88 ( texte anglais)-89.

11/08/2012

Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes

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Il m’a semblé parfois (mais quelles chimères n’invente-t-on pas, presque honnêtement, pour justifier ses limites !) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie, n’était faite que des moments pour lesquels j’avais cru trouver une expression un peu juste ; comme si devenir poésie, si peu que ce fût, leur conférait plus de réalité, ou, plus précisément encore, les révélait, les fixait, les accomplissait. Sans doute survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir ; mais la parole leur ajoutait quelque chose qu’elle était seule à pouvoir leur donner, une valeur, et une espèce de privilège. (Sans doute ces moments ne me semblaient-ils pas arrachés au temps pour la simple raison qu’ils pourraient me survivre, si les poèmes étaient beaux. Car enfin les œuvres qui nous paraissent les plus assurées de durer ne sont encore que de très fragiles feuilles de papier, qui brûleront ou moisiront un jour. Mais comment expliquer ce que l’on ne ressent que confusément, encore que profondément ? Disons qu’il ne s’agirait pas de prolonger son nom au-delà de la mort, ni même de le faire durer des moments fugitifs ; mais plutôt de donner à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle — et forme est encore mal dire ; ainsi le parfum de la violette de mars, qui fanera pourtant, semble creuser un couloir ténébreux et velouté dans le mur du temps et s’ouvrir brusquement sur ce qui n’a plus ni nom, ni parfum, ni saison).

 

Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, 1947-1962, Gallimard, 1998, p. 37-38.

10/08/2012

Robert Desnos, Fortunes

Robert Desnos, Fortunes, baignade, refrain

                      Baignade

 

Où allez-vous avec vos tas de carottes ?

Où allez-vous, nom de Dieu ?

Avec vos têtes de veaux

et vos cœurs à l'oseille ?

Où allez-vous ? Om allez-vous ?

 

Nous allons pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

 

Où allez-vous avec vos têtes de veaux ?

Où allez-vous avec embarras ?

Le soleil est un peu liquide

Un peu liquide cette nuit.

Où allez-vous, têtes à l'oseille ?

 

Nous allons pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

 

Où allez-vous ? Où allez-vous

À travers la boue et la nuit ?

Nous allons cracher dans les trèfles

Et pisser dans les sainfoins,

Avec nos airs d'andouilles

Avec nos becs-de-lièvre

Nous allons pisser dans les trèfles.

 

Arrêtez-vous. Je vous rejoins.

Je vous rattrape ventre à terre

Andouilles vous-mêmes et mes copains

Je vais pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

 

Et pourquoi ne venez-vous pas ?

Je ne vais pas bien, je vais mieux.

Cœurs d'andouilles et couilles de lions !

Je vais pisser, pisser avec vous

Dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

Baisers d'après minuit vous sentez la rouille

Vous sentez le fer, vous sentez l'homme

Vous sentez ! Vous sentez la femme.

Vous sentez encore mainte autre chose :

Le porte-plume mâché à quatre ans

Quand on apprend à écrire,

Les cahiers neufs, les livres d'étrennes

Tout dorés et peints d'un rouge

Qui poisse et saigne au bout des doigts.

Baisers d'après minuit

Baignade dans les ruisseaux froids

Comme un fil de rasoir.

 

Robert Desnos, Fortunes, Poésie / Gallimard, 1980

[1945], p. 97-98.

 

 

 

 

 

09/08/2012

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, Clément Marot

Clément Marot Faire des poèmes de tête de mule et de lard et de bique et de pioche et de bois donc mauvaise et à claquer et soupe au lait, puisant dans l'enfance son lot de paroles cassantes qui turlupinent la teste de belins devenue qui, de riens, fait tout un Graal de soi, et résiste à l'émasculation mentale maternelle et politique et puticitaire en digressanr carrément comme un cochon même les vendredis pour faire chier les curés de l'âme et se faire, en solitaire, plaisir, et à la moindre occasion, car à chaque fois sa marotte (la vie n'est tolérable qu'avec), et poète se faire, sans en faire tout un poème, mais en faire tout un plat [le Graal], pour accumuler joyeusement ses défauts, et voilà, j'ai fait partout—

 

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, éditions Isabelle Sauvage, 2012, p. 21.

08/08/2012

Paul-Jean Toulet, Les Contrerimes

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             Contrerimes

 

                     XL

 

L'immortelle, et l'œillet de met

          Qui pousse dans le sable,

La pervenche trop périssable

          Ou ce fenouil amer

 

Qui craquait sous la dent des chèvres

          Ne vous en souvient-il,

Ni de la brise au sel subtil

          Qui nous brûlait les lèvres ?

 

                        LXX

 

La vie est plus vaine une image

          Que l'ombre sur le mur,

Pourtant l'hiéroglyphe obscur

          Qu'y trace ton passage

 

M'enchante, et ton rire pareil

          Au vif éclat des armes ;

Et jusqu'à ces menteuses larmes

          Qui miraient le soleil.

 

Mourir non plus n'est ombre vaine.

          La nuit, quand tu as peur,

N'écoute pas battre ton cœur

           C'est une étrange peine.

 

Paul-Jean Toulet, Les Contrerimes, édition de Michel Décaudin,

Poésie / Gallimard, 1979, p. 59, 90.

07/08/2012

Ludovic Degroote, Les marronniers

 

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à l'automne les marronniers

font un grand vide

ils désertent la terre

à laquelle ils reviennent

 

eux aussi avaient un ventre

avec une histoire sous les feuilles

et de la mémoire vieillie

qui tombe en s'en allant

 

peut-être même vivent-ils

tant qu'ils tombent

comme nous tombons

tant que nous vivons

 

dans ce grand moment

des disparitions inabouties

nous nous taisons à demi

sans nous perdre tout à fait

 

à l'automne les marronniers

ou je ne sais quoi

dans le retrait de la vie

le silence incomplet de ma mélancolie

 

Ludovic Degroote, Les marronniers, Poètes

au potager, Contre-allées, 2012, 5 €.

Commande : Contre-allées, 16 rue Mizault, 03100 Montluçon

06/08/2012

Pierre-Albert Jourdan, Ajouts aux Fragments

 

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Ceci est ma forêt. J'entretiendrai cette exubérance de piliers, mais que pourraient-ils soutenir, ô maçons ! Et que l'on ait pris soin de balayer le sol quand le feu vient d'en haut, qu'il plonge sur ma forêt!

Ceci est ma forêt. Est-ce ma maison ? Cela ne se règle pas par un jeu d'écriture. Et si c'est ma maison, elle est ouverte. Non pas cette porte en face de moi, ces silhouettes. Ouverte à tout autre chose. À ce tout autre qui est là, que les piliers ne peuvent contenir. Ouverte, simplement ouverte comme une déchirure de lumière. Une déchirure, oui. Les piliers ne sont là, qui paraissent soudain s'épanouir, vivre, que pour m'épauler. « Suis-moi... » Je retrouve en moi ce début de phase. Je m'arrête à ce début. Si encore je pouvais m'accomplir en tant qu'homme, me hausser un tout petit peu. Leçon de piliers sans doute. Si encore j'étais capable de me repêcher, n'est-ce pas ?

 

Pierre-Albert Jourdan, Ajouts pour une édition revue et augmentée de Fragments, éditions Poliphile, novembre 2011, p. 19.

05/08/2012

Antoine Emaz, Peau

Antoine Emaz, Peau, solitude

               Seul, 6 (18. 11. 06)

 

Il n'y a pas de bout de la nuit

seulement une maison vide

et silencieuse de tous ses murs

 

on est dedans

 

pas en prison

 

mais dedans

 

et la nuit comme aveugle

tourne en rond

 

les mots piochent piquent

des étoiles

on dira ça comme ça

 

des lumières fermées

 

tension

 

ce silence qui vient de biais si l'on n'agit pas c'est lui qui va emporter la mise la main les mots dans l'ardoise et plus rien

 

pas facile d'aller contre l'aigu du silence dans la maison vide il siffle comme chez lui il sape il pèse ensuite habitué qu'il est du lieu

 

une lame de nuit

 

tension sans l'avoir vue venir — vite glisser — tension — nerfs cordes mais quelle musique grommellement de mots pour rien ce bruit de chien grondant comme pour intimider le silence dessous qui passe

 

continuer à parler — rester dans le blanc de la lampe plutôt que la nuit qui tait la maison tait tout

 

un bruit d'eau presque rassure dans la gouttière

 

on tient à peu

 

[...]

 

Antoine Emaz, Peau, Tarabuste, 2008, p. 113-114.

© Photo Tristan Hordé.