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04/07/2012

Isabelle Ménival, Khôl (recension)

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   La publication d'un premier livre de poèmes, surtout quand son auteur est très jeune, est un pari : on le souhaite gagné. La quatrième de couverture explicite les raisons du choix de l'éditeur : « Khôl, c'est la singularité et la violence d'un monde qu'elle [Isabelle Ménival] vit et éprouve, c'est déjà une maturité de la langue exceptionnelle. » C'est bien là, un regard particulier sur le monde et l'inventivité de la langue, ce que l'on attend de la poésie.

   Pour lire l'ensemble, on partira du titre et de la citation en exergue. "Khôl", qui apparaît également dans le titre d'un poème et à l'ouverture d'un autre, évoque non pas l'Orient nervalien, mais la transformation du visage, le masque, l'indécision entre la figure et son reflet. Ce motif est présent à plusieurs reprises à propos de l'apparence du visage, présenté comme « masque aux yeux cernés » ; le maquillage, ce « papier carbone sur le visage », fabrique une manière de double, « métamorphose écarquillée dans l'absence », et dissimule quelque chose : il signale la difficulté à entrer dans le monde sans apprêt et peut-être oriente-t-il également vers une indétermination généralisée, annule-t-il de façon provisoire la séparation hommes-femmes — « il y a des années / j'habitais les corps / de femmes et d'hommes »  (on sait la force qu'a le verbe "habiter"). L'absence de délimitation atteint régulièrement l'expression du lien amoureux, par le questionnement des frontières ( « ton corps c'est le mien ? »), et sans qu'il y ait fusion du masculin et du féminin par la tentative de ne pas choisir, d'accueillir « l'autre inconnu(e) indéterminé(e) ».

   Il y a l'idée d'une séparation impossible à surmonter, d'une nécessité du masque pour qu'un passage soit possible entre le sujet et l'autre par les mots :

[...] je rêve que tu rêves à ce que je t'apprenne à foncer nos deux    peaux ;

Les voix de la rue comme de petites cendres jetées de moi à toi à toi et sans retour.

   Ce jeu des reflets est présent dans la composition même du livre : le second ensemble est titré "recto verso" ; il est encore dans la récurrence des quasi homophones, des anagrammes, des allitérations et des rimes répétées, qui introduisent de multiples échos ; voir par exemple : « de ces corps [...] décor ; tu plaides les plaies que tu planques sous pull ; floues / foule ; si proches tes propres premiers sons / hésitant / tant [...] », etc. — jeu jusqu'à l'ironie vis-à-vis de ce jeu : « perdues perverses perchées perturbées ».

   Le trouble de l'identité a pour corollaire une relation malaisée au corps et un questionnement continu sur le temps, ce qu'annonce la citation de Proust mise en exergue : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! » (Du côté de chez Swann) Ce gâchis apparaît aussi dans Khôl, lié à une position du corps défait :  « elle avachie par terre / avait perdu vingt ans ». Le temps, rien d'exceptionnel, modifie les corps « au fil des rides », pâlit la couleur des choses, et le désir de quitter « l'enfance interminable » n'aboutit pas à une plénitude rêvée, comme si rien ne tenait et  que la menace de disparition obligeait à se saisir de l'instant dans l'instant même (« toutes les secondes qu'on a passées / même pas un jour entier »), parce que l'on sait « que tout s'échappe » et que cette disparition elle-même doit être vécue : « c'était beau cette fois / l'amour qui se délite / emmêlé à ta voix ». On pourrait voir quelque complaisance dans cette visite d'un motif lyrique classique, où l'amour semble bien vaincre le temps : « quatre mêmes mains qui ne se tordent plus ne se lèsent plus / se foulent se découvrent », ce serait ne pas lire la lucidité d'Isabelle Ménival, qui prend ses distances avec la convention : « errer se perdre et jouir cf romantisme ». On ne peut être plus clair.

   Cette distance se manifeste aussi dans la pratique du vers, précisément dans l'essai des formes. Le second ensemble débute par des vers courts placés au milieu des pages : on peut dire que c'est là reprendre un poncif de la poésie "moderne", et j'ajoute qu'Isabelle Ménival utilise allègrement tout ce qui signale aujourd'hui la poésie : absence de ponctuation (sauf deux fois un point dans le dernier poème), absence de majuscule en début de vers (sauf dans deux poèmes), petits groupes de vers "libres" séparés par des blancs, décalage des vers les uns par rapport aux autres. Mais elle introduit aussi les vers rimés et comptés, des heptasyllabes — « on rimait quelquefois / saoulés d'impairs » — ou des alexandrins, ou des vers comptés mêlés ; elle n'hésite pas à jouer avec la rime et le sens, associant "doliprane" à "cyclohexane" et "nymphomanes", "versatiles"  à "virils" et "stériles"... La poésie n'a pas besoin de mots "poétiques" (d'où l'introduction de "jouable", "grave"), elle est dans cette redécouverte du lyrisme et du vers dans son histoire ; aussi dans le questionnement jamais apaisé de ce lyrisme, ouvert dans le dernier poème avec la répétition de "Regarde" et les deux derniers vers du livre :

Regarde

depuis toujours nos nuits blanches et noires portent ce songe

 Il faut espérer qu'Isabelle Ménival continue à « briser la glace des normes », puisqu'elle sait déjà qu'« on peut casser / la norme sur papier ».

 

Isabelle Ménival, Khôl, éditions Argol, 88 p, 15 €.

Cette recension a été d'abord publiée le 24 juin dans les Carnets d'eucharis de Nathalie Riera.

 

 

 

03/07/2012

Luis Mizón, Terre brûlée

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Mémoire du corps absent.

Le joueur d'échecs

travaille la géométrie de l'écho.

L'éclat des vagues de pierre noire

et le geste qui devine

les moralités du vent.

 

Je caresse des lèvres de bronze vert

des masques de plâtre.

Je lance des parcelles de soleil

contre murs et angles

forteresses et bateaux de guerre

soldats et marins amnésiques.

J'attaque d'une main souriante avec furie

le raisin vert de l'éclipse.

 

Je m'assieds sur les traces de l'arbre musicien

pour écouter des histoires de personne

échos anciens.

Histoire et rêve.

La passion du corps invisible

murmure

en effeuillant les grappes

de la fleur de la plume.

 

Le puits des musiciens

éveille et ressuscite

des scories brillantes

dans la mémoire des enfants

et il guérit de son lait d'ombre

la pierre malade de ton visage

et son ivresse muette.

Le puits pulvérise le ciel.

Arbre de clarté blanche.

Bouche qui murmure

sur la terre brûlée.

 

Le vent parcourt la mémoire

cherchant les mots

d'un poème ancien échoué dans les vagues

il peint un autre labyrinthe

de pierre transparente

et d'ombre illuminée.

[...]

 

Luis Mizón, Terre brûlée, traduit de l'espagnol (Chili)

par Claude Couffon, Obsidiane, 1984, p. 55 et 57.

 

02/07/2012

Claude Chambard, La Montée des Couardes

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   Puisque tout le monde rêve, moi non, moi je ne rêve pas, dis-je à Sigmund, dis-je à Grandpère, dis-je montant péniblement la côte, le chemin blanc des Couardes. Tu dis n'importe quoi, dit Grandpère, Sigmund ne dit rien, c'est à peine si l'on devine un léger énervement à cette crispation du pied gauche dans le cuir souple de la chaussure noire. Pousse, pousse la brouette, pousse, ça grince, ça coince, ça souffle, ça claque sur la caillasse, allez bagnard pousse, pousse la brouette dans les Couardes, bras distendus, muscles blancs, doigts sciés tordus — c'est l'arthrose (c'est l'âge [c'est la mauvaise santé], c'est ça c'est l'âge) — & la puanteur des détritus à vomir, à vomir parigot, à gerber.

   Jours jours + jours + jours (cf. la Vie de famille), refrain connu, sifflements irrésistibles — & jours de canicule, jours de froid, c'est selon, orage, molaires sensibles — ou est-ce incisives, si ce n'est canines acérées (chaud froid ce n'est pas bon pour l'émail) gencives en sang il faut se soigner — ôter — changer ? ­ sa peau est un souhait, on veut la lumière & l'orage, il pleut, il pleut des cordes, il pleut à seaux, il grêle — c'est mauvais pour la vigne — odeur âcre des trottoirs des villes puantes, chaussée trempée, il fait froid pour ainsi dire — dans les vieux os, il fait froid toujours, toujours il fait froid, toujours trop tôt — Grandpère ne pars pas.


Claude Chambard, La Montée des Couardes, éditions Contre-pied et Claude Chambard, 2012, p. 5-6.

01/07/2012

Pierre Bergounioux, Trente mots

 

                     

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                    Noms d'étoiles

 

   Alors que la signalisation routière rendait perplexe, suggérait, souvent, le contraire de ce que l'endroit disait à sa manière, sans phrase, le ciel parlait une langue mystérieuse et pure. Les étoiles disaient leur nom et il participait directement de leur splendeur. On en a  la révélation dès la première fois, à l'instant où l'on se retrouve dehors, la nuit, les yeux ouverts, et que, pour infime qu'on est, encore, le sentiment de l'infini nous soulève. Nulle joie ne passe celle-ci puisqu'il n'existe rien de plus grand, de plus resplendissant que la voûte étoilée; elle s'est trouvée accrue de ce que ses feux avaient été baptisés ni plus ni moins que les carrefours, les hameaux, les bourgs des environs et que, pour le coup, c'était à bon escient.

   C'est un livre, où il était question de tout autre chose (j'ai oublié quoi) qui m'a livré les premiers noms d'étoiles. Bételgeuse ou Fomalhaut. Ce devait être un jeudi ou un samedi après-midi, dans la lumière grise, comme ancienne, que filtraient les fenêtres, elles aussi croisillonnées de plomb, de la bibliothèque, au-dessus du local de la société savante. Et j'ai tressailli de la même joie que le jour, la nuit, plutôt, où le ciel nocturne m'avait été révélé. D'autres leur ont succédé sans que je cherche à comprendre, Aldebaran, Altaïr, Antarès, Deneb, Rigel, Vega. Chacun possédait la magique vertu de raviver le sentiment énorme, plus qu'humain, dont nous sommes susceptibles malgré la petitesse et la caducité qui sont notre lot.

   Plus tard, lorsque j'ai cherché à dissiper le trouble, l'irritation que faisaient naître les noms de lieux, je suis allé vérifier les appellations stellaires. Je ne sais plus ce que je m'attendais à trouver, de quels dieux je pensais découvrir la langue. J'ai appris qu'Altaïr venait de An Nasr Al tâ'ir, le vautour volant, et s'opposait ainsi à Vega, An Nasr Al Wâqi, le vautour qui s'abat. Bételgeuse est la main d'Orion, Ibt-al-Jawzà, Rigel, son pied, -Rijl, tandis que Fomalhaut et Deneb sont la bouche du poisson et la queue du Lion. Elles perdent, ainsi traduites, l'essentiel de leur pouvoir, comme lorsqu'on parle d'alpha du Taureau ou de bêta du Centaure. Il faudrait interroger des arabophones. Mais qu'on se serve de la forme que leur nom sarrasin a prise dans notre langue et la majesté des astres se met à rayonner, ruisselle, en plein jour, et le sentiment de l'infini nous submerge.

 

Pierre Bergounioux, Trente mots, Fata Morgana, 2012, p. 111-112.

30/06/2012

Christian Prigent, La Vie moderne (L'amour : une idylle au club)

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L'amour : 13 (une idylle au club)

 

Entre pomme et pamplemousse on eut le miel

Des paroles : toi collant noir&blanc moi

Casque de moto — hop ! parti pour la vie

En allure chat de gouttière à l'éternel

 

Appel du regard univoque. Au bleu tur

Quoise et soleil Red Sea tes cheveux trempés

Roux et tes trous rampants sur le fond caché

Magiquement : ah si raide, ce lieu d'ur

 

Gence on vit l'intérêt de nos synergies

Rutiler (Ô ma grenadine for ever) !

Ô mon glamour gredin à jamais surgi

Flic, flash in the middle of the picture !

 

Christian Prigent, La Vie moderne, P. O. L., 2012, p. 67.

29/06/2012

Louis Zukofsky, "A" 13

Zukofsky, A 13, désir

                                 "A" 13, V

 

Nu assis, éveillé couché

Le silence non loin de la parole

Se dépassent l'un l'autre pour

Ne pas se marcher dessus

Souvent la nuit un sommet pointe

L'aube enveloppe des bouquets de feuilles

Quand brillent au soleil les contours

Même pénombre soir et matin

Traversant la persienne qui s'ouvre

Et qui éclaire la vue.

Des cinq fenêtres contigües d'un dixième étage,

Comme sur le pont d'un bateau

Tout le cycle solaire

Rappelle le désir innocent : de onze à quatre-vingt dix ans

Et laisse vieillir l'innocence

Se rappelle de la famille à ses débuts

De certains moments comme si c'était aujourd'hui

De quatre mains jointes sur les genoux

Scellées par le regard.

L'étreinte

Quand il est question d'enfants

Le désir observe, il voit

Un étage plus bas

Sur un toit voisin

La décoration un pignon à redan

Surmonté d'une licorne assise

Flanqué par quatre conduits

Formes chantournées _

Châteaux ou jeu d'échecs

Faits de la même pierre tendre

Comme les festons de pierre

D'un ridicule canasson

 Gros sac à viande —

Pas moyen de deviner

Pourquoi c'est là

À moins de l'honorer

Comme curieuse esquisse

Du désir avant qu'il ne soit

Pulsion et grandisse non loin d'ici.

[...]

 

Louis Zukofsky, "A" (sections 13 à 18), traduction de Serge Gavronsky et François Dominique, Collection Ulysse Fin de siècle, éditions Virgile, 2012, p. 89-90. 

28/06/2012

Claudia Rankine, Si toi aussi tu m'abandonnes

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Moi aussi j'oublie des choses. Ça me rend triste. Ou bien c'est ce qui me rend le plus triste. La tristesse c'est pas vraiment à cause de George W. ou de notre optimisme américain ; la tristesse c'est le fait d'admettre qu'une vie peut ne pas compter. Ou, comme il y a des milliards de vie, ma tristesse grandit avec la conscience que des milliards de vie n'ont jamais compté. J'écris cela sans que mon cœur se brise, sans sortir de mes gonds. C'est peut-être ça la vraie cause de ma tristesse. Ou peut-être, Emily Dickinson, mon amour, l'espoir n'a-t-il jamais été cette chose avec des ailes. Je ne sais pas, je m'aperçois seulement qu'à l'heure du journal télévisé, je change de chaîne. Cette nouvelle disposition pourrait révéler un effondrement de la personnalité : I. M. E. L'Incapacité à Maintenir l'Espoir, qui se traduit par une absence de foi innée dans les lois suprêmes qui nous gouvernent. Cornel West dit que c'est ce qui ne va pas avec les noirs aujourd'hui : trop nihilistes. Trop effrayés par l'espoir pour espérer, trop usés pour l'aventure, en fait trop près de la mort je pense.

 

Claudia Rankine, Si toi aussi tu m'abandonnes, Traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, "Série américaine", José Corti, 2010, p. 31.

27/06/2012

Yves Boudier, Consolatio

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L'aube

toison gardienne

 

« Il pleut dans mes yeux... »

 

innocente le corps

 

de n'être que

vision indocile

                                        du sexe vif

 

(aliénance des rêves)

 

 

je ne marche jamais seul

dans le sommeil

 

ce qui voile en moi

ne prouve rien

 

                                   seulement dit

                                   la jointure

 

l'humanité Janus

cette voie

vers

 

la nuit d'où naissent les enfants

 

 

Je ferme les yeux

 

                                         cède

                                         au cœur vigile

 

la présence animale

touche le seuil

 

désincarne

le verbe

 

 

la forêt gagne

et la mort passagère

découpe dans

les draps

 

au lever des chimères

 

Yves Boudier, Consolatio, postface de Martin Rueff,

"La mort au carré", Argol, 2012, p. 9-12.

26/06/2012

André Suarès, Sur la vie

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                                                        Suarès par Georges Rouault


Pensées du temps sans dates

 

   Assurément, la poésie est un art en soi-même, et qui se suffit. De là, les surprises de la forme, les chefs-d'œuvre de l'expression et la beauté du métier : il peut être si fort ou si plaisant qu'on n'y résiste pas ; on cède à la fougue de l'artiste ou à son charme. Mais le métier le plus accompli ne donne pourtant pas cet accès aux sommets de l'âme, où est le lieu naturel de la grande poésie. Le rythme et la mélodie populaires ne sont pas plus la musique de Bach, que le plus savant contrepoint, si la pensée de Bach est absente. Pensée qui trempe toujours dans le sentiment.

   Ni le métier seul ni la seule émotion ne font le grand poète. Il faut de la pensée, là comme ailleurs. Il n'est pas vrai qu'une citrouille bien peinte vaille l'École d'Athènes, mais il peut être vrai qu'un faux Raphaël d'Académie ne vaille pas une belle citrouille : c'est que les idées académiques ne sont pas plus vivantes, ni plus fécondes, ni plus propres à nous émouvoir et nous faire penser qu'une citrouille, une pipe au bord d'une table et une demi-guitare. On peut dire aussi de Chardin qu'il est plus peintre que Léonard de Vinci ou Rembrandt parce qu'il n'est que peintre. Rembrandt, Raphaël, Jean Fouquet sont de grands poètes qui s'expriment au moyen des couleurs et des lignes.

 

André Suarès, Sur la vie, essais, éditions Émile Paul, 1925, p. 287-288.

25/06/2012

Nathalie Riera, Variations d'herbes

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                                     Rivière

                                                                                À Axel

 

trouble du rythme à secouer le paysage le livre des eaux

 

je vais librement sur le chemin des mots serrés entre les dents

au vent gelé je vais où je n'ai pas encore écrit une ligne

 

laver le livre où je vais le plus vert de mon temps vous écrire la

force de vos naissances au plus proche de l'effroi mes défroques de phrase sans uniforme

 

je suis creusée au taraud pulsée par la beauté

 

évaporites au cœur je m'évapore de choses très équivoques

 

 

En permanence dans l'air, par terre, à contre-jour, les mots, aux pas vifs.

 

Escapades Escarpement Œil et Terre Corde harmonique Sauter en hauteur

 

Parce que tant de beautés qui dorment en arrière de soi Parce que toute espérance se trouve dans une poignée de terre, s'accroche à l'arçon de la selle.

 

À travers champs dans la variation des herbes. Poésie parmi les lampes et les plantes.

 

Nathalie Riera, Variations d'herbes, Béziers, Les éditions du Petit Pois, 2012, p. 16-17.

24/06/2012

Pierre Reverdy, La vie fragile, dans La Guitare endormie

 

pierre reverdy,la vie fragile,la guitare endormie

                           La vie fragile

 

Plus loin entre la plante grasse et le rideau

             Dresser l'échelle

Les formes qui remuent dans le fond du jardin sont blanches

    d'autres noires

Selon le mouvement brutal du réflecteur

              Les maillots des arbres sont roses

Mais au premier plan une main tient la clef du cœur

Un couple ailé marche dans des couleurs qui changent

                     Celui qui vole bas c'est l'homme

                          Celui qui va à pied c'est l'ange

Les yeux luttent dans la lumière

                      La lampe fraîche du matin

Un fil cassé descend derrière

                      La tête nue s'incline et barre le chemin

                      Tout le reste est recouvert de feuilles mortes

Quant au ciel il s'ouvre par le fond et de côté mais en triangle

 

Pierre Reverdy, La Guitare endormie. [1919], dans Œuvres complètes I, édition préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, "Mille&unepages", Flammarion, 2010, p. 262.

23/06/2012

Danielle Collobert, Survie

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                                  Survie

 

je partant voix sans réponse articuler parfois les mots

que silence réponse à autre oreille jamais

si à muet le monde pas de bruit

fonce dans le bleu cosmos

plus question que voyage vertical

je partant glissure à l'horizon

tout pareil tout mortel à partir du je

à toutes jambes fuyant l'horizon

enfin n'entendre que musique dans les cris

assez assez

exit

entrer né sur débris à peine reconnu le terrain

émergé de vase salée le fœtus sorti d'égout

plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle haletant

 

_______________________________________

 

serré le cou par la corde réveil

tremblement réveil

brûlé consumé bonze

crève corps

hors des mains caresses

loin des lèvres bu

souvenir du corps

laissant aller présent l'instant survie

sans savoir sur quoi ouvrir l'énergie à l'imaginaire répondu

balbutiements à peine aux déchirures

les cris du bord des plaies non suffit

ploné noir dans le bain de sang

à travailler ses veines pour mots

je paroel s'ouvrir bouche ouverte dire je vis à qui

balancé au chaos sans armure

survivra ou non résistance aux coups la durée longue de vie

je parti l'exploration du gouffre

tâtonnant contre jour

déjà menottes aux mains les stigmates aux poignets

aux pieds les fers les chaînes

la distance d'un pas l'unité de mesure

je raclant mon sol avec ça

traîne le bruit dans l'espace

en premier sur la bande son du prométhée

le vautour dans la gorge

à coups de sang rabattu sans fin vers le silence

au milieu du front le plat désert futur

derrière caché peut-être le corps à s'agglomérer

 

______________________________________

[...]

 

Danielle Collobert, Survie, dans Emmanuel Hocquard, Raquel,

Orange Export Ltd, 1969-1986, Flammarion, 1986, p. 184-185.

22/06/2012

Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme

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          Les allures à la mort

  

Quel monde aux fumées de la pluie

Les décombres du ciel et parfois

Comme un soupçon de clair pays

Là-haut sous la soie maigre sous la suie

(La lampe qui est basse un passereau

L'habite accroupi chante faux)

Mais écoute en ces jours l'âme s'épuise

À regravir la montagne du vieux printemps

Le soleil vole et ses eaux luisent

Dans la cendre des bords du temps

Puis c'est la tombe à fleurs de terre

Et les scabieuses d'une prière.

 

                           *

 

Entre les collets d'ombre et de la chaux feuillue

Le grave lumignon s'absorbe dans un mur

Et nul ne franchit plus les eaux qu'il eût fallu

Franchir aux fins heureuses ô blanc murmure

En l'air le ciel pourtant propage un chant

Mouillé d'étoiles inondant par pans

Le mont plus clair et cependant aride

Et c'est alors on ne sait quoi terriblement

Simple et beau qui tremble aux bords humides

En larmes l'âme ainsi qu'un rossignol dément

Mais nous éveillerait dans cette nuit de neige

Nous ouvrirait là-haut la vie le jour que sais-je ?

 

                              *

 

Pour n'avoir attendu le jour le vieux bruit

D'aller sur l'eau de l'âme remuement d'ombres

Sous le silence dans la vie l'instant sombre

Au pli des lampes d'achever l'autre nuit

C'est d'ici que s'est noué pour moi menace

D'une barque noire abordant la terrasse

Vivante et ne bougeant plus que je ne sois

Aventuré face à face la sinistre

La taciturne aux bras de buis et le poids

De la neige éternelle entre nous ô triste

Pensée d'une montagne où fut fait un feu

Pour vivre aux fins de cette cendre et cet adieu !

 

Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme, "Le Chemin", Gallimard, 1965, p. 17-18.

Louise Labé, Sonnet III

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               Sonnet III

 

Ô longs désirs, ô espérances vaines,

   Tristes soupirs & larmes coutumières

   À engendrer de moi maintes rivières

   Dont mes deux yeux sont sources & fontaines :

Ô cruautés, ô dur[e]tés inhumaines,

   Piteux regards des célestes lumières :

   Du cœur transi ô passions premières,

   Estimez-vous croître encore mes peines ?

Qu'encor Amour sur moi son arc essaie,

   Que nouveau feu me guette & nouveaux dards

   Qu'il se dépite, & pis qu'il pourra face :

Car je s[u]is tant navrée en toutes parts,

   Que plus en moi une nouvelle plaie,

   Pour m'empirer ne pourrait trouver place.

 

Louise Labé, Œuvres, Lyon, chez Jean de Tournes, 1555, p. 113.

21/06/2012

Pascal Commère, Tashuur. Un anneau de poussière

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Herbes sèches. Comme joncs, du vent. Chevaux dépassant à peine, tiges hautes, moutons plus loin — combien ? À peine visibles entre les touffes. Deux bergers, et deux autres encore — plus jeunes. Ah si jeunes. Posent pied à terre, s'accroupissent sur les talons comme on le fait ici. Nous leur tendons une tranche de pain. Les bêtes se rapprochent, nez au sol parmi les hautes tiges jaunes. Elle dit : trente-cinq jours pour venir jusqu'ici, et cinq encore pour Ulaanbataar. Je demande pourquoi Ulaanbataar. Elle dit : industrie de la viande. En selle de nouveau, rejoignant le troupeau, l'entourant. J'ai cru qu'ils faisaient paître, mais non. Ils font route ensemble, j'en compte six ( en réalité neuf, à surveiller le troupeau jour et nuit, se relayant) qui poussent de leur fouet — manche dressé appuyé sur l'épaule — bœufs (une trentaine) et moutons (quatre cents, ils ont dit), l'immense troupeau bientôt rassemblé vers la rivière là-bas, plusieurs centaines de mètres d'ici on mesure mal avec les ombres. Un autre galope vers nous — le chef des bergers, elle dit. Genou à terre, la longe roulée à son poignet. Nous lui tendons un bol, raviolis de mouton (buuz). Quelques mot alors, et le vent — lèvres et doigts noircis. Ils viennent de Hövsgöl, tout au nord, près de la frontière russe. Huit cents kilomètres en quarante jours, elle traduit. Rapide calcul, vingt par jour. Elle dit oui, et quand ils sont à la recherche d'eau ils peuvent en faire jusqu'à trente-cinq...

 

Pascal Commère, Tashuur. Un anneau de poussière, Obsidiane,2012, p.107.