Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/06/2012

Guillaume Apollinaire, La Loreley (Alcools)

Le rocher de la Loreley.jpg

Le rocher de la Loreley                      


                       La Loreley

 

À Bacharach il y avait une sorcière blonde

Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde

 

Devant son tribunal l'évêque la fit citer

D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté

 

O belle Loreley aux yeux pleins de pierreries

De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

 

Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits

Ceux qui m'ont regardé évêque en ont péri

 

Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries

Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie

 

Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley

Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé

 

Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge

Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège

 

Mon amant est parti pour un pays lointain

Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien

 

Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure

Si je me regardais il faudrait que j'en meure

 

Mon cœur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là

Mon cœur me fit si mal du jour où il s'en alla

 

L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances

Mener jusqu'au couvent cette femme en démence

 

Va-t-en Lore en folie Lore aux yeux tremblants

Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc

 

Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre

La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres

 

Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut

Pour voir une fois encore mon beau château

 

Pour me mirer une fois encore dans le fleuve

Puis j'irai au couvent des vierges et des veuves

 

Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés

Les chevaliers criaient Loreley Loreley

 

Tout là-bas sur le Rhin s'en vient une nacelle

Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle

 

Mon cœur devient si doux c'est mon amant qui vient

Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

 

Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

 

Guillaume Apollinaire, Alcools, dans Œuvres poétiques avant-propos, chronologie, établissement du texte, bibliographie et notes par Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 115-116.

© Photo Chantal Tanet, mai 2012.

 

04/06/2012

William Butler Yeats, L'escalier en spirale (traduit par J.-Y. Masson)

imgres-2.jpeg

          Jeunesse et vieillesse d'une femme

 

                                II

               Avant la création du monde

 

Si je mets du noir sur mes cils,

Si je fais mes yeux plus brillants

Et mes lèvres plus écarlates,

Ou vais de miroir en miroir

En leur demandant si tout va bien,

Nul étalage de vanité en cela :

Je cherche le visage que j'avais

Avant la création du monde.

 

Et si je regardais un homme

Comme s'il était mon bien-aimé,

Alors que mon sang reste froid

Et que mon cœur est indifférent ?

Pourquoi devrait-il m'estimer cruelle

Ou s'estimer trahi ?

Je voudrais qu'il aime ce qui était

Avant la création du monde.

 

                                  V

            

                      Consolation

 

Oui, il y a bien de la sagesse

Dans les sentences des sages :

Mais étends ce corps un instant

Et laisse reposer ta tête

Jusqu'à ce que j'aie dit aus sages

En quel lieu l'homme trouve son réconfort.

 

Comment la passion pourrait-elle être aussi violentc

Si je n'avais jamais pensé

Que le crime d'être né

Assombrit tout notre destin ?

Mais au lieu même où le crime est commis,

Le crime peut aussi être oublié.

 

                   Father and child

 

She heards me strike the board and say

That she is under ban

Of all good men and women,

Being mentioned with a man

That has the worst of all bad names;

And thereupon replies

That his hair is beautiful,

Cold at the March wind his eyes.

 

               Consolation

 

O but there is wisdom

In what the sages said:

But strecht that body for a while

And lay down that head

Till I have sold the sages

Where man is comforted.

 

How could passion run so deep

Had I never thought

That the crime of being born

Blackens all our lot ?

But where the crime's committed

The crime can be forgot.

 

W. B. Yeats, L'escalier en spirale [The Windox Stairs and Other Poems], présenté, annoté et traduit de l'anglais par Jean-Yves Masson, Verdier, 2008, p. 131 et 135, 130 et 134.

03/06/2012

Franck Venaille, Chaos

Franck Venaille, Chaos, naître, mourir

 

                    On naît déjà mort

 

                  Ah! ce mur d'anxiété

                               qui

                          peu à peu

                          m'enserre

 

                          ALORS

 

                               que

       je demande simplement à quitter la scène

               fût-ce par la sortie bon secours

 

   Ce sont toujours les mêmes qui pratiquent l'autopsie

                    De leur propre corps

Cela vient du cheval vapeur ouvert dégoulinant de viscères

                                 noirs.

 

                                 Rien !

                           On naît rien.

 

                Vite on recoud vite le cadavre vite !

 

                  — déjà fané avant l'heure légale —

 

                                    Vite !

 

Franck Venaille, Chaos, Mercure de France, 2006, p. 90.

02/06/2012

Tristan Corbière, Paris nocturne

imgres.jpeg

                   Paris nocturne

 

— C'est la mer : — calme plat — et la grande marée,

Avec un grondement lointaine, s'est retirée.

Le flot va revenir, se roulant dans son bruit —

— Entendez-vous gratter les crabes de la nuit...

 

— C'est le Styx asséché : Le chiffonnier Diogène,

Sa lanterne à la main, s'en vient errer sans gêne.

Le long du ruisseau noir, les poètes pervers

Pêchent ; leur crâne creux leur sert de boîte à vers.

 

— C'est le champ : Pour glaner les impures charpies

S'abat le vol tournant des hideuses harpies.

Le lapin de gouttière, à l'affut des rongeurs,

Fuit les fils de Bondy, nocturnes vendangeurs.

 

— C'est la mort : La police gît — En haut, l'amour

Fait la sieste en tétant la viande d'un bras lourd,

Où le baiser éteint laisse sa plaque rouge...

L'heure est seule — Écoutez : ... pas un rêve ne bouge.

 

— C'est la vie : Écoutez : la source vive chante

L'éternelle chanson, sur la tête gluante

D'un dieu marin tirant ses membres nus et verts

Sur le lit de la morgue... Et les yeux grand'ouverts !

 

Tristan Corbière, Poèmes retrouvés, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes ; Tristan Corbière, édition établie par Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 888.

01/06/2012

Jean Frémon, Silhouettes

AVT_Jean-Fremon_6948.jpeg

 Silhouette de Vladimir Khlebnikov

et de son chien

 

Sur une plage de la Caspienne

 

Ils mangent du caviar ramassé sur le sable

 

                             *

 

Silhouette de Sandro Penna.

 

Dans l'autobus.

 

À bicyclette.

 

Sur le port.

 

Ébloui

 

par un ange narquois.

 

                                 *

 

Silhouette de Witold Gombrowicz.

 

Il tire sur sa pipe

Sans y croire

 

À Cordoba

Argentine

 

mille neuf cent

cinquante quatre.

 

Le monde est derrière lui.

 

                                     *

 

Silhouette de James Joyce dans sa cinquante-septième année, avec canne et chapeau, à Paris, dans la rue, sous la pluie, sur une photographie au gris teinté de sépia comme à l'ancienne, dans un livre, dont je me souviens, sur cette feuille, de mon écriture, puis composée et glissée, abusivement, parmi d'uatres, entre vos mains.

 

                                       *

 

Silhouette de dos, paysanne s'éloignant, Seurat au crayon conté sur Ingres vergé, elle porte un panier sur la hanche et s'enfonce dans un chemin qui n'est pas dessiné.

 

De son chignon une mèche, un trait, s'échappe.

 

                   Je reconnais ce châle sur ses épaules, le panier, le chemin, la lumière prisonnière dans le creusement de la surface.

 

Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 15-18 et p. 20.

31/05/2012

Pascal Quignard, La barque silencieuse

Pascal Quignard, la barque silencieuse, le chat, la mort

                   Le chat

 

   Une goutte d'encre rejoint un peu de la nuit qui était en amont de la source de chaque corps. Lire, écrire, vivre : champs magnétiques où sont jetées les limailles des aventures, des chagrins, des hasards, des épisodes, des fragments, des blessures. C'était une bibliothèque entière de petits classeurs noir et rouge où je consignais mes lectures. Ces classeurs me suivirent quarante ans durant dans la vallée de la Seine et dans la vallée de l'Yonne. Je ne savais plus si j'écrivais avec eux ou pour eux. Un jour on demanda à Isaac Bashevis Singer pourquoi il persistait à rédiger ses livres en Yiddish alors que tous ses lecteurs avaient été exterminés dans les camps de la mort.

— Pour leur ombre, répondit-il.

   On écrit mieux pour les yeux de ceux qu'on aimait que dans le dessein de se soumettre au regard de ceux qui vous domineront.

   On écrit pour des yeux perdus. On peut aimer les morts. J'aimais les morts. Je n'aimais pas la mort chez les morts. J'aimais la crainte qu'ils en avaient eue.

   La mort est l'ultima linea sur laquelle s'écrivant les lettres de la langue et s'inscrivent les notes de la musique.

   La narration que permettent les mots entre-blanchis et découpés de la langue écrite récipite les hommes en spectres.

   Le malheur hèle en nous des yeux morts pour être diminué.

   D'animaux à hommes, un regard suffit pour comprendre.

   Un vrai livre est ce regard sûr.

       

                                                *

 

Je connaissais une légère démangeaison au centre de la paume. C'était cela, un fantôme. Une caresse qui manque. J'avais déjà dans la main le désir de caresser un animal qui fût doux et chaud et dont l'échine fasse cercle soudain sous les doigts tandis qu'un son tout bas halète, ronronne, enfle, s'égalise, bourdonne enfin continûment comme le bourdon de l'orgue.

   Dans les chaussures, au fond de l'armoire, là où le chat aimait se retrancher quand il n'était pas heureux, il désira mourir.

   Il s'était glissé au-dessous du lit d'appoint pour les nourrissons, au-dessus du transat replié, près de la boîte en bois qui contient le marteau, les clous, les crochets pour les tablettes et les ampoules qu'on visse dans les douilles des lampes.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Dernier royaume VI, Folio Gallimard, 2011 [Seuil, 2009], p. 216-217.

 

30/05/2012

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures (recension)

images-1.jpeg

Le titre est suivi, comme on le faisait par exemple au XVIe siècle, d'un long sous-titre qu'on peut lire comme un poème, avec un jeu facétieux de rimes et assonances (inachevable /improbable /gaillarde)  ; repris page 75, il convient tout à fait pour dire ce que sont les poèmes de Michel Leiris. Titre et sous-titre se prêtent à de multiples interprétations, ce qui correspond au contenu du livre ; leçons cumule ici nombre de significations, dont celle courante au Moyen Âge et toujours en usage de "lecture" : lecture des 99 auteurs convoqués ; quant à coutures, qui se rattache à "coudre", il avait en ancien français pour homonyme couture (que l'on retrouve aujourd'hui en toponymie), doublet de culture, lié à cultiver ; les deux mots du titres sont d'ailleurs réunis dans le mot valise "lec[ons/cou]tures". Les coutures, affirme d'emblée le sous-titre, sont faites de « bousigues assez visibles » ; cette indication présentée comme une explication déroute : ne peut être visible que l'observable, or "bousigues" est absent des dictionnaires que le lecteur consultera et le contexte n'est pas éclairant — son sens, "coutures grossières", n'est donné, en note, que plus tard, dans les "Notes préambulaires" (p. 7). D'autres surprises attendent le lecteur quand il entre dans la broussaille du sous-titre trompeur, qui semble ne rien dissimuler quand il définit le livre comme une "lectobiographie", mais il est précisé qu'elle est « complexe », « cryptée », « inachevable »... Les derniers mots, entre parenthèses, « (livre de dettes) », pourraient accompagner toute publication, si l'on accorde que rien ne s'écrit sans la mémoire, vive ou non, de ce qui a été lu.

   Comment Jean-Pascal Dubost règle-t-il ses dettes ? D'abord en donnant en exergue trois citations qui, de manière différentes, répètent que toute écriture se construit à partir de lectures : Montaigne (très présent ensuite), Valérie Rouzeau et Haroldo de Campos. Aucun hasard dans ce choix : un écrivain du XVIe siècle, qui reporte à un passé que Jean-Pascal Dubost affectionne, une écrivaine contemporaine dont on sait qu'elle intègre (comme Montaigne) dans sa poésie ce qu'elle lit et voit, un écrivain hors de nos frontières qui a su relire la tradition poétique. Une courte introduction précise en quoi le plagiat est « un des fondements de la littérature » (p. 7), donnée comme une « longue chaîne citationnelle et re-citationnelle ad infinitum, aux transformations personnalisées au gré des époques traversées » (p. 8).

   Ces transformations, Jean-Pascal Dubost les pratique « en une autre langue, assavoir dans la langue naturelle de l'auteur : hors du commun ; cryptée » (p. 9), « une langue tout à la fois populaire, vulgaire, verte, littéraire et documentée » (p. 12). Cette langue comporte de nombreux mots et tours du Moyen Âge et de la Renaissance, mais aussi des créations verbales — qui peuvent être dites telles : « le mot "babouineur" est une invention », p. 19 —, des énumérations (voir Rabelais), le goût de la fatrasie, l'emploi parodique d'allitérations : « Qui veut connaître [...] s'enfoncera dans une forêt fabuleuse fichu d'un foutu fonds de forces fidèles pour lutter [...] » (p. 93), etc. Ajoutons encore dans cette introduction le recours aux notes ; elles seront abondantes ensuite, pour préciser un point, définir un mot ou une expression, proposer au lecteur d'aller lire autre chose — ou l'égarer.

   Viennent ensuite les poèmes, puis une table des auteurs et le livre se ferme sur "Le complexe Dubost (phrases lares)", formé d'un ensemble de citations sur l'écriture et la lecture, sur la complexité, dont la dernière, isolée, avec le nom de son auteur (James Sacré) en tête, suggère que la composition du livre n'est pas aussi préparée qu'on la souhaitait : quel que soit le plan prévu, « le livre quand même / Se continue / Autrement qu'on l'avait prévu » (James Sacré, cité p. 131).

   Quels auteurs sont présents ? 99, nombre qui donne plus l'idée de l'inachevable, à mes yeux, que 100. Il s'agit pour un bon tiers d'écrivains français du XXe siècle, pas toujours "poètes" (Pierre Michon), pas toujours reconnus (Henri Simon Faure), parfois essayiste (Paul Zumthor) ; le Moyen Âge (8) et la Renaissance (10) ont une belle part ainsi que les écrivains de langue anglaise (19), plus que le XIXe siècle (9, dont un gastronome écrivain, Grimod de la Reynière) ou le XVIIe siècle (5) français. On ne peut dans un court article lire et chiffrer ce qui est écrit pour chaque écrivain retenu. Lisons la prose poème consacrée à James Sacré puisque lui sont prêtés les derniers mots du livre ; on peut y repérer quelques aspects du travail de Jean-Pascal Dubost.

  

   James Sacré Comme tout le monde se plaint

   de la cruelle envie que la nature porte aux longueurs

                   de nos jours et comme tut rien turne en declin,

   quoiqu'on vous jure sur la tête d'un God

   qu'on va moraliser les banques et les patrons

   voyous, il était acquis d'avance que ce poème

   sué, soufflé, rendu, raterait la couche du moche

   et serait raté ni d'aucune aide, et du coup, n'en

   est pas un —

 

   On sait que James Sacré progresse parfois dans un poème en s'interrogeant sur ce qu'il écrit et, ce faisant, doute de la nécessité du poème : c'est bien de cela qu'il s'agit ici. Par ailleurs, James Sacré a publié un choix de poèmes de Jean de Sponde, d'où la citation de deux vers tirés d'un sonnet. Le vers de Wace qui suit (tiré de la fin du prologue du Roman de Rou) renvoie, lui, aux textes qu'apprécie Jean-Pascal Dubost, et le contrepet ("la couche du moche") est une des manières qu'il a de bousculer les bonnes manières dans l'usage de la langue, tout comme l'inexistence d'un lien entre les deux propositions [quoiqu'on vous jure...] et [il était acquis...].

   Il est, évidemment, exclu de découvrir la source de toutes les citations, et je soupçonne quelques inventions dans ce domaine. Pour les textes, on se réjouit par exemple de lire un pastiche de Pascal Quignard (un autre amateur du passé) dans les premières lignes qui lui sont consacrées, et l'on ne peut qu'approuver un passage de la longue note accompagnant le poème "Jehan de Bretteville" — dont le nom est absent du catalogue de la Bibliothèque nationale...—, à propos de la « déambulation hasardeuse et meneuse de trouvailles inattendues », que l'on applique sans peine à ce livre qu'il faut lire et relire.

 

   On peut s'attarder aux proses-poèmes d'ouverture et de fermeture : la première, pour William Carlos Williams, affirme une absence, « Aucune idée pour ce poème — », et la dernière, en image inversée, l'infinité des lectures avec Pierre Michon, « J'écris sous la tutelle d'un vieux Pan de bibliothèque ». On peut lire aussi une manière d'art poétique dans le second poème consacré à un écrivain imaginé, Tortore1 ; est répété à deux endroits, huit fois de suite, « travailler la langue » et sont énumérés des substituts à "poésie" et "poème" (comme on pourrait les lire, par exemple, chez Ponge ou Stéfan) : pohésie, pouème, pohérésie, proème. S'ajoute l'emploi d'un mot dialectal et d'un mot de l'époque médiévale (avec note explicative pour chacun), une construction syntaxique pour le moins inhabituelle (« or qu'ici non donc, ») et un renvoi, avec « en façon bien estrange », à la naissance de Gargantua (chapitre 6). Un programme loin de tout lyrisme : on comprend qu'Alphonse de Lamartine soit rejeté :

   Voici par ailleurs une fondamentale détestation

   qui ne peut se taire ores car, j'ai tué le temps

   longtemps souvent, j'ai tué Dieu dans l'œuf et

   Pieu le der, j'ai tué les muses au berceau, j'ai

   tué le génie dla langue, j'ai tué mon père, ma mère,

   mes frères et mes sœurs, et c'était le bonheur,

   j'ai tué le bonheur, j'ai tué ma langue de bœuf rude,

   j'ai tué la beauté, trop assise, j'ai tué l'âme en faisant

   l'âne, du moins je crois, [...] j'ai tué Alphonse

   et Lamartine et tant bien d'autres encore jusques

   y compris des toujours vivants, mais récatonpilu2, ne

   me pardonnez pas, car je savais ce que je faisais,

   j'ai tant et tellement tué, que je suis bien vivant —

   (p. 107)

 

Jean-Pascal Dubost est bien vivant, en effet, et ses leçons et coutures (pas si visibles que ça) sont une lecture des plus revigorantes.

 

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, éditions Isabelle Sauvage, 2012, 136 p., 20 €.

 

1 "Tortore" est absent des catalogues de la Bibliothèque nationale et inconnu de la Toile — on pense à tortorer, "manger" et donc tortore, "nourriture".

2 On reconnaît ici Jean Tardieu ; aux noms d'écrivains en entrée, il serait bon d'ajouter les dizaines d'autres présents par le biais des citations.

 

 

29/05/2012

Joë Bousquet, La Connaissance du Soir

imgres-1.jpeg


            La nuit mûrit

                                           à Jean Paulhan

 

En cherchant mon cœur dans le noir

Mes yeux cristal de ce que j'aime

S'entourent de moi sans me voir

 

Mais leur ténèbre est l'amour même

Où toute onde épousant sa nuit

Dans mes jours se forge un sourire

 

Afin qu'aux traits où je le suis

Sa transparence ait pour empire

Mon corps en soi-même introduit

 

                           *

 

               Passer

 

Enfance qui fus dans l'espace

Un vol poursuivi jusqu'au soir

J'appelle ton ombre à voix basse

Avec la peur de te revoir

 

Sœur en deuil de tes robes claires

Ta fuite est l'oiseau bleu des jours

Que de son chant fait la lumière

Des gestes rêvés par l'amour

 

C'est par ton charme qu'une fille

D'un corps ébauché dans les cieux

A formé la larme des villes

Qui s'illuminent dans ses yeux

 

Et ce fut ton âme de rendre

Mon doute plus que moi vivant

Passerose aux ailes de cendre

Qui m'ouvrais ton cœur dans le vent

 

Joë Bousquet, La Connaissance du Soir, Gallimard,

1947, p. 30 et 53.

                      *  *  *

Un appel du cipM :

 

En 2008 Marseille Provence 2013 a été sélectionnée capitale européenne de la culture, ce qui a suscité, notamment de la part des acteurs culturels qui avaient travaillé à sa préparation, d’immenses espoirs. 
C’est donc avec enthousiasme et énergie que nous nous sommes attelés à la préparation de
 projets à proposer à Marseille Provence 2013, fiers de vivre et de travailler dans la ville qui allait devenir capitale, ville qui s’engageait résolument vers un avenir culturel, comme l’avait fait quelques années plus tôt la ville de Lille. 

Pour le centre international de poésie Marseille, 
aujourd’hui, c’est la douche froide…
 


• Alors que nous participons à des projets acceptés et financés par
 Marseille Provence 2013, 
Pasolini (juin-juillet), Le vrai et le faux (juillet-août), ActOral (septembre-octobre),
 

• Alors que nous portons un projet accepté et financé par
 Marseille Provence 2013, 
Le colloque de Tanger qui se tiendra à Marseille et à Tanger (printemps),
 

• Alors que le
 Centre national du livre nous a missionné pour porter et organiser un projet de lectures en plusieurs langues du pourtour de la Méditerranée (à partir des ateliers de traduction créés par le cipM : IMPORT / EXPORT) lors du temps fort consacré au livre par Marseille Provence 2013 (17-20 octobre), 

• Alors qu’il était spécifié dans le dossier de présélection adressé à la commission
 européenne que : « Les adhérents de la Charte conviennent qu’il s’agit d’un budget constitué exclusivement de mesures nouvelles permettant le financement du projet 
Marseille Provence 2013, sans réduction des budgets structurels préexistants… »,
 

• Alors que nous sommes à quelques mois du début de l’année capitale,
 

après avoir amputé notre budget de 30 000 € en 2011, 
la Ville de Marseille
 nous supprime 30 000 € supplémentaires cette année, faisant ainsi passer la subvention au cipM (7 salariés) 
de 260 000 € en 2010 à 200 000 € cette année !!!
 

À ce rythme-là, nous ne toucherons plus que 20 000 € en 2018,
 et nous pourrons programmer notre mort définitive pour l’an 2019.
 


Vous pouvez adresser un message de soutien à :
 cipm@cipmarseille.com 

 

 

 


28/05/2012

P. N. A. Handschin, Abrégé de l'histoire de ma vie

Handschin.jpg

   Encore une fois, je suis reparti sur les routes en solitaire, craintif et timide, j' avais peu  — pour ne pas dire pas — d'amis adolescent, j'ai découvert la musique avec Léo Stinato, les Choux Facis et Bob Dylan m'a mis le pied à l'étrier en me donnant l'occasion de chanter (La Carmagnole, a cappella) sur scène (au Concertgebouw d'Amsterdam soudainement déserté) mes débuts ont été assez difficiles — pour ne pas dire désastreux — c'est certain, nos vies sont faites de tout un réseau de voies mêlées et inextricables, parmi lesquelles un instinct fragile nous guide, équilibre toujours précaire entre la raison et le cœur léger (mais n'exagérons pas), j'ai quitté le lycée (au lycée j'étais tellement peu sociable que j'avais l'air presque dément) et ai commencé à faire des petits boulots pas forcément très catholiques, mes parents (catholiques intégristes (et antisémites opiniâtres et racistes déclarés et homophobes incurables) oui) m'ont causé plus de mal somme toute que ne l'aurait fait un ennemi féroce, et acharné, et sont allés je ne mens pas jusqu'à me faire interner en hôpital psychiatrique (HDL, hospitalisation à la demande d'un tiers) où ils m'ont laissé pourrir le terme n'est pas trop fort plus d'un an (un an avec des "collègues" braqueurs de bureaux de tabac, détraqués sexuels, atrophiés du cerveau, camés, SDE, schizophrènes, obèses boulimiques, suicidés ratés... un an trois cent soixante-cinq jours multiplié par vingt et un cachets par jour — sept mille six cent soixante cinq cachets j'étais devenu un zombie, on devait se lever à sept heures tapantes du matin pour ne RIEN faire de la journée, et quand on avait été "sage" on était autorisé à la rigueur à mettre ses propres habits (si en état) sinon c'était le port du pyjama bleu turquoise (avec fermeture à glissière dans le dos, inaccessible au patient) de l'établissement. Exceptionnellement on pouvait sortir dans la cour, qu'il me faudrait plus justement nomme  courette — espèce de fonds de puits pathétique, sans écho —, avec son minuscule carré de mauvaise herbe dure et maigre enceint de murailles noirâtres assez hautes hérissées de tessons et de pointes sournoises et de fil de fer barbelé, pour horizon ce déplorable séjour qui m'a brisé (l'orgueil et la volonté), m'a enfoncé (dans l'ombre épaisse et la brume), m'a anéanti.

   Anéanti par le décès accidentel (sur l'autoroute A13 à Épône dans les Yvelines) de ma compagne Évelyne, j'ai erré sans but çà et là entre la France et la Belgique jusqu'en juin avant de m'installer de nouveau au rez-de-chaussée d'un hôtel sordide de Bellevue), borgne et louche, à Paris, j'ai travaillé dans une conserverie de poisson (Baltika Importation Exportation, rue Frédéric-Schneider dans le XVIIIe), puis dans une blanchisserie un moment j'ai même été incarcéré — pour fraude à la carte bleue et trafic de faux champagne rosé (mille cent une bouteilles) et d'amphétamines — à la prison de la Santé et l'humeur déjà bien chancelante de ma mère se sont détériorées sévèrement tout à coup, je me suis rendu compte que j'étais en train de fiche en l'air de gâcher ma jeunesse et peut-être ma vie, je l'ai passée à me défendre péniblement de l'envie dévorante et maligne d'y mettre fin octobre, j'ai trouvé un emploi [...]

 

P. N. A. Handschin, Abrégé de l'histoire de ma vie, Argol, 2011, p. 66-69.

27/05/2012

Yves Bonnefoy, Genève 1993

Yves Bonnefoy, Genève 1993, poésie, éros, musique, langue natale

   Il est vrai qu'on peut supposer que quand la voix se fait [...] chant, et que de mot en mot les éléments sonores s'unissent pour une musique et donc un bonheur, c'est peut-être d'abord parce que le désir qui gouverne notre inconscient — et là y écoute les sons autant que le sens, nous le savons et les retient dans sa propre langue — s'est mis à rêver à l'harmonie possible de celle-ci, à imaginer de par le leurre des nombres qu'elle peut s'étendre sans rencontrer résistance à tous les objets qui l'attirent. Des mots musicalisés ne naîtraient alors, et ainsi, que ce que "L'invitation au voyage" appelle « la douce langue natale », celle du pays d'avant la nécessité, du « là-bas » où l'on peut « aimer à loisir ». Et quand Baudelaire, dans un autre de ses poèmes, et d'ailleurs à propos de la musique — celle des instruments, mais qu'il sait parente de son travail sur les mots —, écrit : « La musique souvent me prend comme une mer », après quoi il se dit « bercé », on ne peut certes douter que le son du mot "mer" a fait plus qu'être pour lui, il a signifié — la présence maternelle —, et que c'est partiellement au moins pour cela que ce poète s'est laissé "prendre", "bercer" par la vague de la musique. Ce serait ainsi l'éros qui contrôlerait le son des mots, ce serait encore le moi qui s'exprimerait par sa voix, en bref l'intuition de l'indéfait du monde, de l'unité n'aurait pas survécu au passage du simple mot à la phrase : le désir d'être ayant dû céder le pas à cet autre, l'éros, qui tient en main le langage.

 

   Peut-être. Mais demeure ce fait qu'au moment premier, celui où l'enfant, ou l'adulte, ont pleinement entendu le son d'un mot, y ont perçu l'appel de la réalité indivise, y ont désiré qu'elle fasse toute présence, eh bien, le désir ordinaire, l'éros, aura donc bénéficié, en son moment de reprise, d'un regard sur l'objet moins pauvrement réduit à un signifié, moins de l'abstraction et du réifié, que dans sa pratique antérieure. Il a appris qu'il pouvait y avoir bien plus, dans la rencontre de son objet, que les aspects discontinus, irréels qu'il en connaissait, il en a entrevu une plus grande richesse, au plan cette fois de leur appartenance, non plus aux réseaux du fantasme, mais au réel, à la beauté du réel. Et que la musique des mots soit celle ou non de l'éros ensuite, un peu de l'immédiat s'est maintenu dans le poème — où il va peut-être être médité, être rappelé.

 

Yves Bonnefoy, Genève 1993, L'Herne, 2010, p. 40-42.

26/05/2012

Isabelle Ménival, Khôl

v_auteur_155.jpeg

          Vieillesse vue d'ailleurs

 

je dégoupille mes veines

en fondues sonores

j'ai monté tant de roches

la fatigue me prend près d'un roc immuable

où des pianos

jouent

comme des fous

 

          j'aimais les musiques leur barbarie souvent

belle

          souvent la même que celle qu'on tient

          au creux des paumes

          souvent j'aimais le bruit des courses à contretemps

          les sentiers pleins d'empreintes

 

je comprenais

déjà

la foule infatigable frappant aux portes

je courais

aussi j'existais

 

je ne priais jamais dieu

ni le fils

apeuré

ni ses pairs

incestueux

 

j'étais sage en défaut

insolence par mots

tout dépités crépitant dans le cœur encore gose

 

je dégoupille mes veines

corps qui transite

sourires aux lèvres

les murs âpres d'eau

 

Isabelle Ménival, Khôl, éditions Argol, 2012, p. 73-74.

25/05/2012

Federigo Tozzi, Les Bêtes (traduction Philippe Di Meo)


imgres-1.jpeg

 

 

  Je reviens dans les grandes prairies, que j'aimais avant même de lire Pétrarque, pour voir les fleurs que j'aurais offertes, il y a bien des années, à une jeune fille que j'imaginais comme je la vois maintenant dessinée dans certain livre. Elle devait être surtout gentille et sentimentale ; et elle devait m'aimer toujours autant, même si je l'avais épousée Et, parfois, relisant nos lettres, nous aurions soupiré à l'unisson.

   Mais cette année aussi, il y a des fleurs et peut-être même davantage, car le temps a été moins sec ; et alors, l'envie me prend de courir vers l'horizon pour voir si je parviens à étreindre cette femme qui me semble plus vivante que parle passé.

   Mais il y a seulement une hirondelle qui trisse.

 

                                           *

 

   J'ai toujours eu peu de temps pour aimer quelqu'un

   Cet été était si chaud que dans le ciel lui-même, il n'y avait pas de place pour lui. On eût dit que le soleil se levait toujours plus grand, et il était impossible d'imaginer le moment où il se coucherait.

   Haies empoussiérées, cyprès sur le point de sécher, semble-t-il, arbres morts, sorghos et maïs devenus blancs, réseaux d'araignées si brillants qu'ils semblaient faits d'un métal qui couperait les mains, portes crevassées, tonneaux défoncés, la terre si dure que plus personne ne la travaillait, les lits des torrents sans libellules et à l'herbe fanée, saules qui ne poussaient plus, mûriers à feuilles minuscules, socs luisants, pierres qui échaudaient, nuages rouges comme des flammes, étoiles filantes !

 

   Sur le nœud d'un olivier chante une cigale : je l'aperçois. Je m'approche, sur la pointe des pieds, en équilibre d'une motte de terre à l'autre. Je l'attrape. Je lui arrache la tête.

 

Federigo Tozzi, Les Bêtes, traduction de Philippe Di Meo, collection Biophilia, José Corti, 2012, p. 34-35, 48.

24/05/2012

Tristan Tzara, Phases, "Pour Robert Desnos"

 

 

images.jpeg

     Pour Robert Desnos

 

dans le blanc de ma pensée

hurle un merle l'herbe chante

sur la ville décapitée

siffle l'ai subit du sang

d'où s'ébranle l'arbre mûr

mendiant de lumière

 

mademoiselle voulez-vous

et la mort montre sa montre

des dents vides au bracelet

et les os de mille témoins

mademoiselle voulez-vous

le bois mort des fortes mâchoires

ferme doucement la marche

 

à la tête d'un seul espoir

dans la tête une forêt

par le brisement d'étoiles

j'ai connu la mélodie

d'où se lève la mémoire

il n'y a plus de voix sonnante

dans Paris pavé de feuilles

un été manque à l'appel

je suis seul à le savoir

 

oubliez vos fils vos mères

le jeunesse les printemps

les baisers des amoureuses

l'or du temps

un nom nu voltige encore

dans les nuits autour des lampes

et le poing serré des villes

dresse jusqu'au cœur du jour

cette lumière cette révolte

que l'on offre aux passants

dans la paume de la main

celle du monde

 

dans les bras que vague emporte

un oiseau rien de plus sauf la colère

un visage à ma fenêtre

une joie flotte

mon secret ma raison d'être

et le monde

 

Tristan Tzara, Phases, "Poésie 49", éditions Pierre Seghers, 1949, p. 27-28.

23/05/2012

Valérie Rouzeau, Vrouz (lecture)

loadimg.jpeg

Humour et mélancolie

 

 

    Valérie Rouzeau mentionne à la fin du livre, dans la première des 57 notes, que le titre Vrouz a été forgé par Jacques Bonnaffé, et elle ajoute : « ça vrouze quand même autrement mieux que “autoportraits sonnés avec ou sans moi” » (p. 163). Sans doute, et pour ces poèmes — des sonnets (“sonnés” — “sonnet” se rattache, indirectement, à “sonner”) —, le titre Vrouz, contenant l’initiale du prénom (V) et la première syllabe du patronyme (Rouz), est providentiel, il permet d’établir une distance par rapport à l’autoportrait.

 

    Le choix du sonnet tel qu’il est pratiqué est une autre manière de s’éloigner d’un lyrisme facile autour du “je” — « je est un hôte d’on ne sait qui ni quoi » (p. 140). Quel sonnet ? La forme du sonnet classique français de Ronsard ou de Malherbe, ou du sonnet anglais, a été revisitée depuis longtemps, et Valérie Rouzeau s’inscrit dans cette tradition de refonte : dans Vrouz, 14 vers d’un bloc, comme ils étaient d’ailleurs présentés à la Renaissance, ce qui n’empêche pas de délimiter souvent dans Vrouz deux quatrains et deux tercets. Avec l’élision, ou non, du [e] devant consonne, on compte l’hexasyllabe, l’octosyllabe, etc., l’alexandrin, et parfois le compte déborde jusqu’à 15, parfois les vers de dimension différente se mêlent. Ici (p. 44), le premier et le dernier vers se terminent par “poisson” et les vers 5 à 8 riment en -on (nourrisson / vont / irritation / chanson) ; la question de la rime apporte une rime : « [...] Au moins plus le pétiole / Qui rime avec parole » (p. 127). Un poème s’attarde sur ce que sont les rimes avec un développement parallèle entre les 14 vers du sonnet et « quatorze kilos à perdre » : après 6 rimes en -ant (ou -ent), une septième clôt le sonnet : « Ma complainte par trop pondérale / Avec ses sept moches rimes en ã » (p. 102). Le lecteur découvrira à foison des rimes internes dans ces 151 sonnets.

 

    On repère assez vite des liens thématiques entre deux ou trois sonnets successifs, signe d’une volonté de construction. L’un commence par « Dire façon marabout sans rien prédire du tout » (p. 112), renvoi au sonnet précédent où le(s) dernier(s) mot(s) d’un vers commence(nt) le suivant ; un autre se termine par la mention d’une possible pendaison, le suivant s’ouvre sur une pendaison réelle (pp. 85 et 86). De même au vers 14 du sonnet 108 (p. 118) : des « vitesses à passer » et, poème suivant, sur la mort du père : « Le temps ne passait plus ni la blanquette de veau / Lorsque mon père a quitté des vaches le plancher » ; cet usage polysémique d’un mot pour lier les sonnets est régulièrement mis en œuvre : “craché / cracher” (pp. 144-145), “patate / patates” (pp. 146 et 147), etc., ou la liaison s’effectue par un lien sémantique clair : “pompe à vélo” / “pédale” (pp. 138 et 139).

 

    À la forte unité formelle s’ajoute le jeu avec les mots dans ses multiples aspects, toujours inventif, souvent inattendu, révélant malicieusement ce qui est tu ou non vu ; au hasard : “Jeune €urope” (p. 35), “club merde et cetera” à la Gainsbarre (p. 27), etc. C’est un réjouissant ensemble, avec l’à-peu-près (“violon dingue”), l’homophonie (« Please please enter votre pin votre pine s’il vous plaît / Votre épine [...] », p. 39, “tentatives de tante hâtive”, p. 82), l’approximation (« Signes d’humilité peut-être / D’humidité assurément », p. 46, “érections présidentielles”, p. 75), le mot-valise (“évapeurée”, p. 18), la répétition, l’onomatopée, le recours à des désignations obsolètes (“sent-bon”, en pincer pour quelqu’un).

 

    Mais que faire sonner, comme on disait à la Renaissance ? Valérie Rouzeau est dans le monde yeux ouverts et les jeux du langage ne sont pas là pour se moquer de ceux qu’elle rencontre dans la vie de tous les jours, mais plutôt pour exprimer une tendresse un peu désabusée. Ce qu’elle refuse, ce sont les portables et la prétendue communication, la consommation sans frein de cet « âge d’enfer » (p. 147), les hommes d’affaires toujours sûrs d’eux, avec « le bouquet’s / L’enfer du gratiné / On nous a pas sonnés / Temps compté rolex bling » (p. 37) ; bref : elle est « moderne sans fil et non / Actuelle plutôt crever » (p. 41). À noter les thèmes abordés, on s’aperçoit que la réalité de chacun est là, les petits boulots — Valérie Rouzeau a vendu des encyclopédies en faisant du porte à porte, par exemple —, ce que l’on voit dans la rue (la vieille avec sa canne, l’enfant qui boîte), le repas à préparer, le Malien qui n’a pas assez d’argent pour s’acheter une mangue, l’essayage d’un chapeau, la neige... Bribes d’une vie aussi, avec les souvenirs d’enfance, le médiocre logement et son matelas à punaises, l’examen au labo, la difficulté croissante à animer des ateliers dans les écoles (« Ces heures dedans les classes / Me pompent mon énergie / Mon désir et ma sève », p. 127).

 

    Il y a dans ces évocations, à côté d’un ton amusé ou critique, une émotion lisible, notamment dans les deux poèmes à propos d’Arlette [Albert-Birot] ou dans celui à propos du cher “Ténébros” (Christian Bachelin), à qui est dédié Vrouz. La mélancolie, Valérie Rouzeau l’exprime toujours discrètement, par exemple quand elle écrit sa relation au lecteur (« Et je vous chanterai une chanson mince / À l’intérieur tout noir de moi », p. 90). Ces moments de retour sur soi sont plutôt rares — « Ma vie j’en parle à peine ou je la brode » (p. 75) — et, puisque lyrisme il y a, celui-ci passe par le jeu avec les mots, par le bousculement de la syntaxe, par « la poétique fonction du langage », par un art du retournement constant.

 

    Les notes en fin de volume, dans le même ton que les sonnets, rappellent au lecteur que le poème s’inscrit dans une tradition. Un sonnet à propos d’un crayon arrivé à sa fin — on lui met pour cela « Le beau Requiem de Mozart » — est remplacé et donc, pour ce nouveau, « Commence son exercitation » (p. 71) : une note donne le sens du mot et renvoie aux Essais de Montaigne. Les autres notes énumèrent avec verve des références  : noms d’écrivains (Desnos, Bachelin, Tardieu, Rimbaud, Sylvia Plath — qu’elle a traduit —, etc.), de chanteurs, de personnages de théâtre, titres de films, formulaires de santé, slogans sur des camions. Cela foisonne et le lecteur curieux repèrera d’autres allusions, comme ces carrolliens « Lapins sans leur montre à gousset ».

 

    Valérie Rouzeau prend, transforme, intègre dans son écriture, faisant sien ce qu’elle lit, voit, écoute. Ce livre bouillonnant de vie s’achève par une parodie des adresses au lecteur : le voyage est terminé, « Avant de descendre assurez-vous / de ne rien t’oublier [...] / Nous vous remercions de votre incompréhension » (p. 161). On sait que le chef de train ajoute à l’arrivée : “nous espérons vous revoir”, etc. Sans doute, et il suffit de lire le vers d’ouverture du premier poème, portrait à charge de son auteur, pour s’en convaincre, « Bonne qu’à ça ou rien ».

 

Valérie Rouzeau, Vrouz, La Table Ronde, 2012, 176 p., 16 €.

Cette recension a d'abord été publiée dans Terres de femmes, la revue numérique d'Angèle Paoli.

 

 














22/05/2012

Isabelle Garron, Corps fut

imgres.jpeg

variation I

 

tu entres dans la chambre  .le linge est épars

étendu pour la fraîcheur  .les

pièces sèchent

 

sur le rebord  .c'est la première fois

 

                    *

 

l'argile  .chamottée en masse sur la table d'école

afin de décider de l'usage

 

du peu d'invention de toi  .mais

voilà je ne vois plus

 

les mains avancent  .dans la préparation

— surgissent la nature morte

 

le corps né     l'afférence  .le

la du sort

 

                     *

 

la forme glisse citron contre socle

et peur du reste se fixe  .pincée

entre le tour et l'assiette

 

                       *

 

des silhouettes dansent parmi les vieilles chiffes

l'eau sale des bassines où la fiction va

opère  . ou la forme de la terre

flotte contre les parois

 

dans la matrice l'acidité de l'agrume

 

                         *

 

la paix vibrée venait d'ailleurs dans le désordre étale

par touches  .pinceaux  .rubans

papiers fous

 

ou d'autres outils à lames

 

un rayon atteint parfois la femme

qui ici respire encore

sans ses bijoux

[...]

 

Isabelle Garron, Corps fut, Suites & leurs variations (2006-2009), Poésie / Flammarion, 2011, p. 45-49.