02/08/2012
Giuseppe Ungaretti, Vie d'un homme
Du soir
Dans les soupirs humides de ta nudité
Tu dérobes un secret. Souriant,
Rien, retenant son souffle, n'est plus doux
Que de t'entendre consumer
Au soleil moribond
L'ultime flamboiement de l'ombre, terre !
Soir
Aux pieds des pas du soir
Coule une eau claire
Couleur d'olive,
Jusqu'au feu bref et sans mémoire.
À cette heure dans la fumée j'entends rainettes et grillons,
Où tremblent tendres les herbes.
Giuseppe Ungaretti, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970,
Préface de Philippe Jaccottet, Poésie / Gallimard, 2005 [1973], p. 158 (traduction Ph. Jaccottet), 163 (traduction Jean Lescure).
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01/08/2012
Claude Dourguin, La Peinture et le lieu (recension)
Corot, Tivoli, les jardins de la villa d'Este (1843)
Claude Dourguin, dans Ciels de traîne (José Corti, 2011), livre de vie, a noté mille remarques sur les "chemins et routes"(1) qu'elle a parcourus, à propos des œuvres musicales, littéraires qui l'accompagnent, des tableaux qu'elle porte en elle. Ce nouveau livre(2)est entièrement voué à la peinture : elle propose dès la première partie ("À perte de vue" — sous-titre à lire en tous sens) des réflexions sur les liens entre l'œuvre et le lieu à partir de tableaux de Patinir, Hobbema, Daubigny, Ruysdaël, etc. ; un chapitre ensuite ("Dans la lumière d'aube") est réservé à Piero della Francesca, un autre à Carpaccio, le dernier ("Le bel accord") à Corot. Le précède un ensemble, "Poésie, peinture, paysage : le don du lieu", où Claude Dourguin, toujours devant des œuvres (Francis Towne, Valenciennes, Le Lorrain, Cézanne), revisite le contenu de "poésie" en en reprenant l'un des sens en grec, celui de création. Il faut dire d'emblée que ces textes autour de la peinture ne sont guère dissociables de ses autres écrits : le regard est le même devant un tableau et un paysage, et « l'œil écoute », et l'écriture réinvente ce qui est vu — écouté, lu — passionnée toujours, rigoureuse et précise.
Qu'est-ce que regarder un tableau ? Sans doute ne peut-on établir la même relation qu'avec un livre, repris, gardé près de soi, recopié, relu, quand le tableau est partagé, qu'il faut parfois de longs déplacements pour le voir, que la reproduction, si fidèle se prétende-t-elle, n'est qu'un très faible aide-mémoire, proportions brisées, couleurs affadies, aussi plate et décevante qu'un résumé de Don Quichotte en quatrième de couverture. Il est nécessaire, faute d'un tête à tête au moment où on le désire, de voyager pour retrouver, plus ou moins longuement chaque fois, ces « peintres qui accompagnent les jours [...], rendent la vie possible, attestent un sens plus haut de l'univers, font de ce lieu une chambre d'échos. » Tout est contenu dans ce programme, Claude Dourguin conçoit le lien à la peinture comme un rapport amoureux qui suppose la présence. C'est pourquoi, attentive à ceux chez qui les conflits sont résolus, elle s'éloigne des peintres qui cherchent à fixer quelque chose de la tension entre les êtres, de la violence du monde.
De même que je ne peux apprendre de (avec) l'autre que ce que j'ignore, le tableau qui importe me donne à voir ce qui n'a pas été vu. De là l'extrême soin de Claude Dourguin non pas à décrire mais à restituer quelque chose d'une relation avec tel tableau — et le « Regardez » adressé au lecteur invite à partager une intimité qui ouvre « l'accès secret ». L'indifférence à la recherche de l'originalité en peinture est parallèle au refus de la violence : le "secret" gît dans les choses quotidiennes, paysages, bouteilles, fruits dans une corbeille, bords de l'eau, etc., si l'on pense que le propos du peintre (de l'écrivain) doit être de donner à voir « la beauté drue des choses ». La vigueur du monde échappe d'abord au regard et la recréer sur la toile ne consiste pas à exposer une profusion de matière. Bien au contraire : l'une des qualités de Piero della Francesca qui retient Claude Dourguin, c'est qu'il a « inventé notre monde soumis aux lois de la rigueur, du nombre et de la sensation intelligible », c'est « la présence forte, immédiate du mystère de la transparence et la sobriété des moyens. »
Sobriété, retenue, dépouillement, soit refus du spectaculaire, c'est la condition nécessaire pour qu'apparaisse et soit compris le concret et, d'abord, ce qu'est le monde naturel, arbres et eaux. Dans sa lecture de l'œuvre de Corot, Claude Dourguin met en valeur le travail du peintre sur le motif, lors de ses séjours à Rome ; devant des lieux peints depuis la Renaissance, son originalité ne consiste pas en « la transfiguration du réel idéalisé mais [en] la rigueur de son observation, les lieux d'ici-bas donnés dans leur objectivité simple, [en] un rayonnement d'évidence, un réalisme habité ». Elle ajoute ensuite qu'il a su apporter à celui qui regarde le tableau le sentiment de « l'instant échappé au temps ». Cela, qui ne concerne pas seulement Corot pour la peinture, et peut s'appliquer aussi à la littérature, définit quelque chose de la poésie du lieu, ce qui s'exprime autrement quand Claude Dourguin écrit à propos de Cézanne — c'est « la présence avant la représentation » — ou de Claude le Lorrain — « l'ailleurs gît ici ». Ces peintres, qui appartiennent à un vaste ensemble visité dans La Peinture et le lieu, ont en commun de s'être attachés à ce qui est le plus immédiat hors la ville, les paysages, le dehors, et ils ont su en reconstruire la simplicité : « La sérénité bien des fois dispensée par les œuvres paysagistes trouve là son origine : dans cette familiarité avec le dehors et ses rythmes comme il vient, l'acceptation tranquille, tout à coup, de notre finitude. »
Il importe d'être débarrassé des idées toutes faites sur la nature, le paysage, de sorte qu'enfin les tableaux « se chargent d'échos, prennent allure de signes à déchiffrer ». La recherche du sensible guide le regard et c'est pourquoi, devant un tableau de Carpaccio, Claude Dourguin écrit « je n'écoutais plus rien des histoires bien connues, seul me parvenait un accord de bleu-vert et d'ocre qui me laissait, dans l'ombre silencieuse, comblée. » (souligné par moi)
On comprend que, pour Claude Dourguin, il est impossible de vivre sans renouveler sans cesse sa perception du monde grâce à la peinture(3), c'est pourquoi il est nécessaire de revenir, souvent, devant les mêmes œuvres, pour éprouver son regard, pour reconnaître en elles ce qui ouvre « sur l'horizon intérieur du monde » : « je rêve, regarde, me détache, reviens lire l'une ou l'autre scène ». La Peinture et le lieu n'est pas qu'un livre autour des paysagistes, à la fois une méditation sur le temps, les choses humaines qui se défont, et un chant sur le bonheur d'aimer les tableaux où l'on découvre « un monde où rien n'est désuni ».
Claude Dourguin, La Peinture et le lieu, éditions Isolato, 2012, 20 €.
1 Claude Dourguin, Chemins et routes, éditions Isolato, 2010.
2 Les carnets d'eucharis en ont donné des extraits dans le numéro 33 du printemps 2012.
3 La lecture des livres de Claude Dourguin me fait ajouter : grâce à la poésie, grâce à la musique, grâce aux randonnées espérées sans fin dans le Grand Nord.
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31/07/2012
Jean-Claude Mattrat, La chose le chaos
anagrammes :
artiste confirmé artifice monstre
artiste émergeant stratagème entier
l'édulcoré fait l'élu décoratif
l'acte de chair délit à cacher
tu bricoles l'obscurité
en vérité on a lu une révélation
l'identité française cadre et infantilise
l'égalité agit-elle ?
l'alternative être vaillant
pétition géante attention piège
le crétin est le centriste
Jean-Claude Mattrat, La chose le chaos, anagrammes, éditions NOUS, 2012, p. 58-59.
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30/07/2012
Christiane Veschambre, Chaque pas du temps
dans la pièce d'à côté
ce que le souffle
de la flûte
ouvre
ce qu'il trace dans la journée
naissante
un sentier de pierres et branches
un habitat en marche
de ciel par-dessus les toits
de neige gelée
avec la sombre mate
sourde pulsation
de la goutte tombant
du robinet dans la baignoire
solfège du plein de grâces
se faire passereau
sept grammes pour toute une vie
combien les minuscules poumons ?
dans ma poitrine une enclume
prend ses quartiers
d'hiver
Christiane Veschambre, Chaque pas du temps,
Poètes au potager, Contre-allées, 2012, 5 €.
Commande : Contre-allées, 16 rue Mizault, 03100 Montluçon
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29/07/2012
James Sacré, Le paysage est sans légende
Malgré des mots qu'on y met
Je me rappelle très bien, près d'une ville dont on pourrait dire le nom
La forme d'un village courant sur l'arête d'un long rocher
On le voit à partir d'un autre parvis de pierre
De ce côté-ci de la faille avec du vert qui suit un cours d'eau
Il y a eu soudain la présence d'un jeune garçon
Dans un vêtement blanc, son invite à traverser. Quelques mots.
On pourrait dire son nom et donner une adresse.
Une autre année le village est resté dans la solitude de nos yeux.
Dans son peu de vert, avec le brillant d'un souvenir.
Une autre année presque tout
Disparaît dans un poème.
*
Je m'en retourne où je ne verrai pas
Ce qui ressemble à du paysage déchiré dans la montagne ;
Si le vif des pentes nues
En cette fin d'octobre, et quelques silhouettes dans le lointain
Peut-être une ou deux mules, la pointe d'un capuchon
Ou le geste qui dresse
Un outil agricole dans un endroit plus cultivé du pays
Vont pas quand même
Récrire dans l'œil de ma mémoire
Ce dessin broussaillé qui déchire le temps ?
James Sacré, Le paysage est sans légende, dessins de Guy Calamusa,
Al Manar, éditions Alain Gorius, 2012, p. 20-21.
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28/07/2012
Marie-Laure Zoss, hécates
S'arc-boute et force la cohue, finira bien par sauter, le couvercle, pas vrai, du brasier de cailloux, tandis que mors à l'échine vient serrer ; colère à sa tordre roulée sur elle-même, accroche grenaille au passage de syllabes, et ça s'arrête bouclé au seuil ; au fer rouge ou même forgeant à froid, celui-là essaie, n'y arrive pas, à travers la croûte terrestre pas de coup possible porté de l'intérieur ; ça ne dégage rien ; jusqu'en lisière de la voix, verbe corseté au point mort ;
à ce jour nulle autre issue que le bond ; pieds dans les ronces fraîches ou la fleur d'acacia, celui-là ne souffre pas de s'entendre, ponts sabrés derrière soi ;
et qu'il réprime ainsi qu'âcre ballot l'empêchement d'articuler, sous folle avoine, orge des murs ; l'espace entrouvert dans le cri qu'affile la suie du martinet, un souffle d'herbe froissant le talus.
Marie-Laure Zoss, hécates (extraits), dans La revue de belles-lettres,
Société de Belles-Lettres de Lausanne, 2011-2, p. 127.
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27/07/2012
Charles Dobzynski, Le Baladin de Paris
Le fantôme de la Bastille
De la forteresse des rois
Rien ne subsiste poutre ou pierre,
Sa mémoire tombe en poussière
Sur tous ceux qui furent sa proie.
Un jour de quatorze juillet
Le peuple abattit la Bastille
Plus tard ce fut Rouget de Lisle
Qui fit chanter les Marseillais.
Goliath fut tué par la fronde
D'un sans-culotte de Paris,
Le tournant que le peuple prit
Vit alors naître un nouveau monde.
Délivrant les embastillés,
Des tours on brisa les barreaux.
On ne suit plus dans le métro
Qu'une empreinte : trace oubliée.
La station Bastille a caché
Là sa secrète chapelle.
Une mosaïque rappelle
Le temps des lettres de cachet.
.
Charles Dobzynski, Le Baladin de Paris,
photographies de Louis Monier, Le Temps
des cerises, 2012, p. 62-63.
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26/07/2012
Émile Verhaeren, Impressions
Le poète plonge dans la vie totale bien trop profondément pour qu'il écrive d'après une formule et s'inquiète d'autre chose que de s'exprimer et d'exprimer en même temps le monde. Rires, larmes, rages, espoirs, désespoirs, pitiés, charités, haines, égoïsmes, vives, vertus, foi, doutes, ardeurs, peines, vanités, angoisses, terreurs, tout cela se mêle en lui, se combat en lui, s'unit parfois en lui, tout cela, suivant les heures, est tour à tour vainqueur ou vaincu, et c'est tout cela — que la cause d'émotion vienne du dedans de lui ou du dehors — qu'il reflète et qu'il traduit. Et traduisant cela, il est l'écho du monde qui n'est que cela.
Si, dans un instant de sécurité et de joie, le poète érige en son œuvre ce qu'il est convenu d'appeler la Beauté, c'est-à-dire une image grave, simple et régulière, sacrez-le artiste de l'art pour l'art : qu'importe ? S'il décrit des tempêtes d'âmes, s'il plonge et crie, s'il grince et se flagelle, nommez-le un romantique : qu'importe ? S'il se penche sur la misère, s'il aime et guérit les plaies, s'il secourt de sa bonté les errants, les flagellés et les pauvres, appelez-le écrivain social : qu'importe encore ?
Émile Verhaeren, Impressions (troisième série), Mercure de France, 1928, p. 188.
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25/07/2012
Ariane Dreyfus, La terre voudrait recommencer
Un recoin dans un coin
On éteint sauf moi
Je ne suis pas éteinte
Lueur
Dès que ma main ne rencontre pas la terre
Mais ton dos dégagé
Lueur aussi
Le ventre et ta main
À la seconde de la mienne
D'enlever les vêtements devant
Nous derrière nous serrant
Dans les odeurs leur buisson
Il y a des creux dans la nuit
Les caressés ou caressants
Un geste un geste
Et un troisième pour serrer
Ton sexe unique.
*
Ce n'est pas une image
J'ai coupé une rose pour la rapprocher de moi
Il ne s'écartait pas, ses yeux faisaient mal
Comme un verre tendu que vous refusez
En touchant la main qui tient le verre
C'est un prince, reconnaissez-le car le printemps pâlit
De si peu d'amertume
Le plus beau est celui qui n'a pas renoncé
C'est une joie où il y a quelqu'un
Nu vous l'embrasseriez infiniment
Il n'est pas trop tard
Il y a eu ce regard qui fait jeter les fleurs
Ariane Dreyfus, La terre voudrait recommencer, Poésie / Flammarion, 2010, p. 67, 79.
©Photo Tristan Hordé
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24/07/2012
Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde
Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde
Jamais de noms, uniquement des chiffres sur les portes,
chaque fois que l'on en cherche en ces couloirs,
les pas, d'eux-mêmes, se rapetissent, on le remarque,
on le remarque aussi, jamais les portes ne sont closes,
le seraient-elles, rien ne serait changé.
*
Quels murs assez drus, assez rudes, interdiraient
de chambre en chambre aux bruits de se répandre ?
De nuit, de très loin ils s'annoncent, comme des vagues
à l'assaut du rivage, ils prennent le temps de grossir
avant de se broyer, franchir l'obstacle.
Nul ne parvient à en savoir le nombre, celui des heures,
pas davantage. Aucune image, en fait, ne les atténuera,
ne dénouera l'angoisse, rassemblerait-on toutes celles
qui dès l'enfance ont enchanté l'attente, après les vagues
les arbres de la plaine, que le vent agite, devenu tempête.
[...]
Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde,
dans Rehauts, n° 26, automne-hiver 2010, p. 40-41.
Abonnements à 2 n° : 22 €, 26 rue du Bas, 62180, Airon-Notre-Dame.
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23/07/2012
Ossip Mandelstam, Lettres
Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C'est très dur pour moi. Nadik, je devrais toujours être avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J'embrasse ton joli front, ma petite vieille, ma jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petit Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t'avoir laissée seule en février. Je ne t'ai pas rattrapée, je n'ai pas accouru dès que j'ai entendu ta voix au téléphone, et je n'ai pas écrit, je n'ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu'à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifier à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c'est dur, c'est toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l'exprimer. Ils(1) m'ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n'y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n'y arrive pas.
À quoi bon te dire combien tout, absolument tout est délire, rêve inhumain et blafard ?
Ils m'on torturé avec cette affaire, cinq fois ils m'ont convoqué. Trois enquêteurs différents. Longuement : trois-quatre heures. Je ne les crois pas, bien qu'ils soient aimables.
(13 mars 1930, à Nadejda Mandelstam)
(1) Mandelstam est interrogé par le Guépéou, police politique.
Ossip Mandelstam, Lettres, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, préface d'Annie Epelboin, Solin / Actes Sud, 2000, p. 243.
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22/07/2012
Guillevic, Paroi
Si nous sommes paroi
Pour on ne sait pas qui,
Pour quels corps,
Quels visages,
Serions-nous plus mauvais
Que l'est pour nous notre paroi ?
Pourquoi serions-nous pires
Encore qu'entre nous ?
*
Il fait beau. Il y a
Dans l'air de ce matin
Comme une liberté.
On n'est pas obligé d'être heureux,
Mais on peut.
La paroi
N'est plus là.
*
Me laissant
Avec la paroi
Qui passe par moi,
La paroi
Qui me coupe en deux,
Et les larmes,
Ce n'est pas
Comme certains produits du commerce,
Ça ne recolle pas.
Eugène Guillevic, Paroi, Gallimard, 1971,
p. 109, 160, 178.
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21/07/2012
Jean Daive, L'énonciateur des extrêmes
Tard dans sa vie
le photographe André Kertész
met en scène Elizabeth
sa femme qui vient de mourir
au moyen d'une figurine de verre
qu'il pose sur le rebord de la fenêtre
puis d'un buste de verre.
Il présente des transparences. Il conjugue
des transparences
ajoute une seconde figurine.
La lumière est mystifiée
en présence de deux anémones
un cœur de verre, un flacon
un fauteuil dépravant l'air.
Une existence à deux
recomposée, prise au polaroïd
se déroule translucide, transfigurée
jusqu'à une limpidité spectrale.
Un spectre
échappe à la trace
à l'empreinte, à la fouille
cœur et transparence, corps et transparence
langue et transparence, souvenir
et transparence — mémoire
glacée, vie glacée
ce monde photographié
proche, plus proche, très proche, familièrement
en équilibre sur l'accoudoir
d'un fauteuil
retient encore
le battement
le ciel bleu, le nuage passe —
d'une scène à l'autre, d'un buste
à l'autre
une archéologie à fond perdu —
se joue.
Jean Daive, L'énonciateur des extrêmes, éditions NOUS,
2012, p. 53-54.
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20/07/2012
Eugène Savitzkaya, Capolican, un secret de fabrication
Sois détaché de ce que tu possédais, Capolican, des orangers et des ordures, de la fabrique où tu fis tes enfants. Sois frappé d'oubli. Retourne dans le puits. Vois si l'argile est encore humide. Assure-toi qu'il ne s'en dégage aucune odeur dangereuse, aucune vapeur nocive, ni parfum de moisissure ni parfum âcre ou rance et qu'il ne s'y trouve pas de substance étrangère, mercure ou plomb. Goûte sa saveur. Nous t'éclairerons plus tard sur l'usage que tu devras en faire. Si tu l'as jugée bonne à pétrir, retires-en de la fosse deux grands seaux que tu porteras dans un lieu tiède à l'abri des courants d'air, dans un lieu que tu aimes bien, où tu ne crains pas trop les terribles créatures. Une étable ou la tombe de to père. Ne sois pas effrayé. Nettoie le sol, débarrasse-le des débris qui le jonchent. Apporte un grand soin à ce nettoyage. Sur l'aire que tu auras dégagée, apporte ton argile et travaille-la de ton mieux jusqu'à obtenir une matière qui te satisfasse. Alors seulement, élève un vase de bonne hauteur qui pourrait te contenir tout entier. Tu cuiras le vase dans la chambre où tu l'auras bâti. Dès que la terre se sera refroidie, dans le vase tu entreras la tête la première et dans le fond, tu t'accroupiras, les genoux contre la poitrine et les mains tenant les orteils. Les yeux tu fermeras. Mais tu devras lutter contre le sommeil. Tu sortiras quand nous te le dirons. Ne t'effraie pas. Un vautour espagnol te protègera des serpents sans queue. Un jardinier ratissera les cendres du feu de cuisson. Tu sortiras quand nous te le dirons.
Eugène Savitzkaya, Capolican, un secret de fabrication, Arcane 17, 1986, p. 85-86.
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Marc Guyon, Volis agonal
Il y a des roses
sous le givre, et le lilas
bourdonne, le jour s'ouvre
d'une caresse.
Luxe, chasteté, l'année
vient : à sa surface
la nue calme,
le roseau ivre.
*
Saisir le jour
à sa douleur ;
combien l'automne
est doux, grande
l'envolée des oiseaux.
Sommes dignes
d'une joie ?
*
Est-ce l'homme
que je croise, pense-t-il
l'avenir, sans une boucle
tendre, sans regard précieux
un instant ?
Les filles
jadis parfumées ?
Le bienfait
nous ne le voyons pas,
mais par le songe
illuminé.
Marc Guyon, Volis agonal, Gallimard,
1972, p. 18, 37, 75.
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