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18/05/2016

Hervé Guibert, Mes parents

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   Je rentre plus tôt du lycée, un professeur est absent. Ma mère est toujours à la maison pour être là quand nous rentrons. Je frappe comme d’habitude des coups contre la porte et l’on ne me répond pas ; je ne m’inquiète pas longtemps, mon souci se transforme vite en malaise, en incompréhensible suspicion. On a reconnu mes coups et leur succède maintenant non l’ouverture de la porte mais le bruit confus d’un trouble, d’un déménagement qui s’astreint à ne pas le faire paraître. C’est long : il faut remettre en place des meubles ou je ne sais quoi. Je ne sais quoi : je ne sais comment interpréter ces murmures mais je sens immédiatement qu’il va me falloir les interpréter, et que cette interprétation m’amènera à une découverte capitale. Par un échange de voix ma mère me fait attendre un peu plus. Le chien-de-garde est mis ; on ne le met que la nuit, contre les voleurs. Son bruit de chaine inaccoutumé à une telle heure aggrave, me semble-t-il, la situation. Ma mère m’ouvre : mon père est là, planté bêtement dans le salon qui est aussi leur chambre, et que je dois traverser pour atteindre la mienne. Sans défaillir et sans parler, pour aller déposer mon cartable, je traverse effectivement cette chambre ; je remarque que le dessus de lit rose orangé, d’un lignage que je peux suivre du doigt lorsqu’il m’arrive de m’asseoir dessus, n’est pas défait ; mais un regard affolé de ma mère désignant quelque chose à mon père, avant même que j’aie pu le remarquer, et le lui faisant empoigner et dissimuler dans un coffret de la vitrine me dit que je devrai bientôt aller m’enquérir de la réalité de cet objet.

[…]

 

Hervé Guibert, Mes parents, Gallimard, 1986, p. 67-68.

10/05/2013

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray, André Breton, roman, scène primitive, enfance

Dans La Clé des champs, André Breton invite à voir dans la place Dauphine, qui forme triangle à la proue de l'île de la Cité, « le sexe de Paris », le pubis de la Ville Lumière. Le poète, dont la vie croisa brièvement celle de Proust en 1920 — Jacques Rivière lui avait confié la relecture des épreuves du Côté de Guermantes —, a pu admirer — Rivière l'affirme — l'œuvre, si subtilement attentive au monde des rêves, du romancier. Il n'en demeure pas moins que jamais il n'a rien écrit qui puisse accréditer un tel sentiment et que la Recherche figure parmi les œuvres dans lesquelles le surréalisme a reconnu des emblèmes de ce qu'il récuse : l'art supposé mensonger du roman, avec son primat moraliste de la psychologie, la façon qui lui est propre de désenchanter le monde, de dégrader le mystère en effets de continuité et de vraisemblance. Et pourtant, c'est bien à Breton que j'ai pensé, à Nadja, aux lèvres entrouvertes, accueillantes à la fougue du Vert Galant de la place Dauphine, en découvrant que la maison de tante Léonie présente ceci de commun avec le jardin étagé à flanc de coteau du Pré Catelan, qu'elle s'évase en triangle, à partir de la porte étroite, génésique, qui s'entrouvre à son sommet.

   Le rapprochement vient sans doute d'autant plus volontiers à l'esprit que le lecteur de la Recherche sait bien que « Combray », la première partie de Du Côté de chez Swann, pour être le livre lumineux de l'enfance, n'en est pas moins inquiété par le mystère de la séparation des sexes, par l'évidence nocturne de l'attraction des corps. Le visiteur qui entrebâille le portail et pénètre dans le jardinet, lorsqu'il s'avance épousant tla courbure de l'allée, vers la façade secrète de la maison, vers ces liserés de faïence d'inspiration ottomane qui, fantaisie « orientaliste » de l'oncle Amiot, rehausse d'azur l'encadrement des fenêtres, chemine dans une nuit matricielle, près qu'il est de s'introduire, comme par effraction, sur le théâtre d'une scène primitive.

 

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray, Belin, 2013, p. 45-47.