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21/05/2012

Alain Andreucci, "Le poème de l'adieu", dans À seul

Alain Andreucci, Poème de l'adieu, À seul

Le poème de l'adieu

 

D'une neige sans pitié.

Et du cœur effroyable.

Et de toute chose de toujours.

Avec toi ce bois sanglant.

Ou la beauté des choses vient-elle, avec ses parements rouges.

Et aussi le sein des prostituées. Lièvre de langue.

Dans la terre noire pure est du vin.

La couleur rouge, et comme fardée.

Pure demeure, où on pourrit et chaste.

Comme est l'image de l'animal.

À genoux portant sans réserve.

Le ventre vers la bouche ce qui est loin.

Dans la tremblante proximité faisant route.

Toute la neige assise dans le sein jamais lassée.

De tirer ce boulet de chair vive l'ancre légère du corps.

Limpides sont les montagnes que l'humain fléchisse.

Ou que vers la petitesse soient tirés.

Tant de feux infirmes sur la brute.

Ou grandissons-nous puisque sonnent et rosissent.

Dans le ciel de nos pas l'ange déjà rouge et le dieu.

Qui a la forme du temps : mille brèches dans ce qui est.

La forme imparfaite d'un faim jamais reprise.

Pour former la gravitation du puits.

Parce que proche mourir porte.

Ses arbres et ses prairies, que dans l'aggravement est.

Comme flamme noir neige amour. Duretés semblables.

Qui tantôt sont l'écorce et tantôt.

Et tantôt encore ce baiser de chair vraie affolée.

Une bouillie du sang parlerait-elle.

Dans la bouche pour dire.

Une pensée te voilà de retour la guerre a fleuri.

Et la devanture des bouchers sonne le feu intérieur.

Et cette pyrotechnie de la neige nous aimons qu'elle blesse.

D'amoureuse blessure nous aimons.

Que nous secoue ce sang infirme où nous bûmes inconscients.

Car peser jusqu'alors fut invisible.

Et telle fut l'amante sut tes lèvres les mêmes.

Frayeur et chaleur s'accouplant, désordre et mesure jetés là.

Comme des linges impossibles — à hâter le tourment.

Dans la bouche de toute beauté comme en un puits.

 

Alain Andreucci, À seul, précédé de Une lecture par Yves Bonnefoy,

éditions Obsidiane, 2000, p. 61-62.

 

 

20/05/2012

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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                            Le lac près de l'Opéra

 

   En promenade. À partir de la place de l'Opéra, où quelque autobus a dû me transporter, faisant quelques pas dans une rue médiocre, qui en traverse une plus large, je me détache progressivement des grandes artères et des boulevards dont j'entends encore faiblement la rumeur s'amenuisant... Soudain je débouche sur une vaste étendue d'eau, dont je ne fais qu'entr'apercevoir l'autre rive dans le lointain, avec ses baies, ses plages, ses criques, ses villas éparses ou groupées.

   Comment ! Un lac ! Si près de l'Opéra ! Je n'en reviens pas.

   Il est vrai que je prends souvent les mêmes autobus, sur les mêmes trajets, un peu en maniaque, qui n'accepte pas d'être longtemps détourné de sa vie propre. Tout de même ! À ce point ! C'est impardonnable ! Depuis des dizaines d'années que je vis à Paris... Enfin, je l'ai trouvé. Et cet horizon ! Justement ce qui manquait à ce cette capitale un peu usée... et sans chercher détails ni explications, je me laisse envahit et gonfler de la joie inespérée. Quel avenir ! Une existence nouvelle va commencer.

   L'impression a tellement pénétré en moi que, réveillé, je ne m'en réveille pas tout à fait, et sans doute je n'y tiens pas, j'aurais trop peur de retrouver une ville où, à nouveau, un lac manquerait. Je reste sans bouger, méfiant, sachant que malgré la certitude encore persistante d'un lac proche et presque à ma porte, il est préférable que je ne lève pas le petit doigt, que je ne me livre (mot si juste) à aucun acte, le plus petit geste en ces heures matinales étant parfois capable d'entamer et de recouvrir en un rien de temps les plus grandes découvertes de la nuit et de vous reconduire illico au strict quotidien.

 

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé, [1969] dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 482.

19/05/2012

Marcel Jouhandeau, Correspondance avec Jean Paulhan

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   Depuis trois mois, une chatte mendiante se terrait à notre porte du côté du jardin du matin au soir. Sans doute, une abandonnée. Après les repas, ma mère lui apportait nos restes, mais je sentais que pour la pauvre bête, c'était moins de nos restes qu'elle avait faim que de notre intimité. Chaque fois qu'on entrouvrait la porte en effet, elle regardait l'avenue de cette cuisine où il devait y avoir du feu et une bonne odeur avec un geste si naïf et si éloquent d'envie et d'impatience, mais ma mère ne sachant pas d'où la bête venait, ne voulait pas la laisser pénétrer chez elle. Hier, j'ai obtenu qu'on l'adoptât et elle s'est précipitée à l'intérieur de son rêve comme d'un Paradis et elle s'y pavane maintenant, ivre de bonheur. Sans bassesse, elle est en admiration devant toute chose et ne cesse de nous remercier en se serrant tour à tour contre les jambes de ma mère et contre les miennes. Je la prends sur mes genoux, quand elle n'ose même pas monter sur une chaise. Son humilité et sa discrétion me ravissent. Je me plais à la combler et je ne saurais dire ce que cette présence du « bonheur » me fait du bien. C'est une chatte de l'espèce la plus commune, mais distinguée, à la robe blanche et manteau de deuil ; son petit museau plus blanc que le reste, sous deux bandeaux noirs très réguliers où s'enchâssent les yeux verts. J'aime surtout quand à demi assise elle vire sur elle-même comme aidée par une aile invisible sur deux pattes de devant longtemps levées, telles deux menottes, sans qu'elle paraisse avoir besoin de les reposer sur le plancher pour garder l'équilibre, avec des grâces de kangourou. On dirait qu'elle sait beaucoup plus qu'une autre, qu'elle sait beaucoup mieux le prix de la moindre joie. La misère et la souffrance lui ont donné une âme et cette science.

 

Marcel Jouhandeau, dans Marcel Jouhandeau, Jean Paulhan, Correspondance, 1921-1968, édition établie, annotée et préfacée par Jacques Roussillat, Gallimard, 2012, 11 février 1931, p. 114-115.

18/05/2012

Pierre Alferi, Sentimentale journée

 

pierre alferi,un nu,sentimentale journée

UN NU

 

                                                                                      La chose

                                                                                    La toucher

                                                                                      Bousculer

                                                                                    La forme

 

Pour s'assurer qu'existe

La chose là

Chose — capitale —

Vue tous les jours

Toujours dans un délire

Conscience du temps réduite

À la pointe de flèche

Espace réduit

À l'angle

Cul d'un sac très froncé

La toucher

Prudemment peur

D'aviver sa

Nudité douloureuse de la

Froisser de la

Défroisser mais tellement

Excitable mollusque

Aveugle quand

Se rétracte s'étale

Qu'on veut aussi bousculer

La forme

Extraordinairement profuse

Petite

D'une crête

Qui s'efface passe

Dans une autre et lui passe

L'énergie de pliure

Par ondes

Rouges holà oh

Mon Dieu embrasser

Le visage sans yeux l'œil

Sans visage ?

 

Pierre Alferi, Sentimentale journée, P. O. L., 1997, p. 45-46.

17/05/2012

Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné

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L'anarchiste dit :

                      Ni Dieu ni maître, moi tout seul

   Héliogabale, une fois sur le trône, n'accepte aucune loi ; et il est le maître. Sa propre loi personnelle sera donc la loi de tous. Il impose sa tyrannie. Tout tyran n'est au fond qu'un anarchiste qui a pris la couronne et qui met le monde à son pas.

   Il y a pourtant une autre idée dans l'anarchie d'Héliogabale. Sr croyant dieu, s'identifiant avec son dieu, il ne commet jamais l'erreur d'inventer une loi humaine, une absurde et saugrenue loi humaine, par laquelle, lui, dieu, parlerait. Il se conforme à la loi divine, à laquelle il a été initié, et il faut reconnaître qu'à part quelques excès çà et là, quelques plaisanteries sans importance, Héliogabale n'a jamais abandonné le point de vue mystique d'un dieu incarné, mais qui se conforme au rite millénaire de dieu.

   Héliogabale, arrivé à Rome, chasse les hommes du Sénat et il met à leur place des femmes. Pour les Romains, c'est de l'anarchie, mais pour la religion des menstrues, qui a fondé la pourpre tyrienne, et pour Héliogabale qui l'applique, il n'y a là qu'un simple rétablissement d'équilibre, un retour raisonné à la loi, puisque c'est à la femme, la première née, la première venue dans l'ordre cosmique qu'il revient de faire des lois.

 

                                              *

 

       Héliogabale a pu arriver à Rome au printemps de 218, après une étrange marche du sexe, un déchaînement fulgurant de fêtes à travers tous les Balkans. Tantôt courant à fond de train avec son char, recouvert de bâches, et derrière lui le Phallus de dix tonnes qui suit le train, dans une sorte de cage monumentale faite, semble-t-il, pour une baleine ou un mammouth. Tantôt s'arrêtant, montrant ses richesses, révélant tout ce qu'il peut faire en guise de somptuosités, de largesses, et aussi de parades étranges devant des populations stupides et apeurées. Trainé par trois cent taureaux que l'on enrage en les harcelant avec des meutes de hyènes hurlantes, mais enchaînées, le Phallus sur une immense charrette surbaissée, aux roues larges comme des cuisses d'éléphant, traverse la Turquie d'Europe, la Macédoine, les Grèce, les Balkans, l'Autriche actuelle, à la vitesse d'un zèbre qui court.

 

Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné, dans Œuvres complètes, VII, nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, 1982, p. 95-96.

16/05/2012

Leopardi, L'infini, traductions de Ph. Di Meo, Yves Bonnefoy, Michel Orcel, R. de Ceccaty

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Toujours chère me fut cette colline solitaire,

et cette haie, qui pour une si grande part

dérobe le dernier horizon au regard.

Mais assis, fixant au-delà de

celle-ci des espaces illimités, et de surhumains

silences, une très profonde quiétude,

en mon esprit je recrée ; où peu s'en faut

que le cœur ne s'épouvante. Et comme j'entends

bruire le vent parmi ces arbres,

je vais comparant cet infini silence

à cette voix : et de l'éternel,

et des saisons mortes, et de la présente,

si vive, et de son timbre, je me souviens.

Ainsi, dans cette immensité s'abîme ma pensée :

et dans cette mer il m'est doux de naufrager.

 

Sempre caro mi fu quest'ermo colle,

e questa siepe, che da tanta parte,

dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.

Ma sedendo e mirando, interminati

spazi di là da quella, e sovrumani

silenzi, e profondissima quiete

io nel pensiero mi fingo ; ove per poco

il cor non si spaura. E come il vento

oco stormir tra queste piante, io quello

infinito silenzio a questa voce

vo comparando : e mi sovvien l'eterno,

et la morte stagioni, e le presente

e viva, e il suon di lei. Cosí tra questa

immensità s'annega il pensier mio :

e il naufragar m'è dolce in questo mare.

 

Leopardi, L'infini, traduction de l'italien par Philippe

Di Meo, Le Cadran Ligné, 2012, n. p., 3 €.

Collection de livres d'un seul poème, Catalogue et Bon de commande :

Laurent Albarracin, "Le Mayne, 19700 Saint-Clément.

 

Trois autres traductions [éditions sans le texte italien]

 

Toujours chère me fut cette colline

Solitaire, et chère cette haie

Qui refuse au regard tant de l'ultime

Horizon de ce monde. Mais je m'assieds,

Je laisse aller mes yeux, je façonne, en esprit,

Des espaces sans fin au-delà d'elle,

Des silences aussi, comme l'humain en nous

N'en connaît pas, et c'est une quiétude

On ne peut plus profonde : un de ces instants

Où peu s'en faut que le cœur ne s'effraie

Et comme alors j'entends

Le vent bruire dans ces feuillages, je compare

Ce silence infini à cette voix,

Et me revient l'éternel en mémoire

Et les saisons défuntes, et celle-ci

Qui est vivante, en sa rumeur. Immensité

E, laquelle s'abîme ma pensée.

Naufrage, mais qui m'est doux dans cette mer

 

Yves Bonnefoy, Keats et Leopardi, quelques traductions nouvelles,

Mercure de France, 2000, p. 43.

 

                          *

Toujours tendre me fut ce solitaire mont,

Et cette haie qui, de tout bord ou presque,

Dérobe aux yeux le lointain horizon.

Mais couché là et regardant, des espaces

Sans limites au-delà d'elle, de surhumains

Silences, un calme on ne peut plus profond

Je forme en mon esprit, où peu s'en faut

Que le cœur ne défaille. Et comme j'ois le vent

Bruire parmi les feuilles, cet

Infini silence-là, et cette voix,

Je les compare : et l'éternel, il me souvient,

Et les mortes saisons, et la présente

Et vive, et son chant. Ainsi par cette

Immensité ma pensée s'engloutit :

Et dans ces eaux il m'est doux de sombrer.

 

Leopardi, Chants, traduction, présentation, notes, 

chronologie et bibliographie par Michel Orcel,

préface de Mario Fusco, Flammarion / GF,

2005, p. 103.

 

                         *

J'ai toujours aimé ce mont solitaire

Et ce buisson qui cache à tout regard

L'horizon lointain. Mais quand je m'assieds

Pour mieux observer, je me représente

Au fond de mon cœur l'espace au-delà :

Calme surhumain, très profonde paix.

Pour un peu, je suis perdu d'épouvante

En entendant geindre, entre les feuillages,

Le vent, je compare cette à voix-là

L'infini silence et je me souviens

De l'éternité, des mortes saisons,

Et de la présente, et de la vivante.

Et de sa rumeur. Ainsi dans l'immense

Sombre de ma pensée. Et dans cette mer

Il m'est doux enfin de faire naufrage.

 

Leopardi, Chants, traduit par René de Ceccaty,

Rivages, 2011, p. 139.

15/05/2012

Ahmad Châmlou et Forough Farrodkhzâd, Poésie d'Iran dans Europe, mai 2012


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                                                     Ahmad Châmlou 


Nocturne

 

Si la nuit est belle en vain

Pourquoi est-elle belle

Pour qui est-elle belle ?

 

La nuit

Et le flot glacé des étoiles

Les pleureuses aux longs cheveux

Avec le chant déchirant des grenouilles

Sur les deux rives

Lamentations de deuil

Ranimant le souvenir

Quand chaque aube est criblée

Par le chœur

De douze balles de fusil

 

Si la nuit est belle en vain

Pourquoi est-elle belle

Pour qui est-elle belle ?

 

Ahmad Châmlou (1925-2000), traduction

Farideh Rava et Alain Lance, dans Europe,

"Littérature d'Iran", n° 997, mai 2012, p. 261.

                                  *

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                                       Forough Farrokhzâd

 

  Il n'y a que la voix qui reste

 

Pourquoi m'arrêterai-je, pourquoi ?

Les oiseaux sont partis en quête d'un chemin bleu

L'horizon est vertical

L'horizon est vertical et le mouvement : jaillissant

et dans les tréfonds du regard

Les planètes lumineuses tournoient

La terre dans les hauteurs se répète

Et les puits emplis d'air

Se transforment en galeries de liaison

Et le jour est une étendue

Que ne saurait contenir le rêve étroit

Du vermisseau qui ronge le journal

 

Pourquoi m'arrêterai-je ?

Le chemin passe à travers les vaisseaux de la vie

L'atmosphère de la matrice lunaire

Tuera les humeurs

Et dans l'espace chimique après le lever du soleil

Il n'y aura que la voix

Infiltrée par les particules du temps

Pourquoi m'arrêterai-je ?

[...]

 

Forough Farrokhzâd (1933-1968), traduction Sara Saïdi Boroujeni, dans Europe, "Littérature d'Iran", n° 997, mai 2012, p. 286.

 

14/05/2012

Guido Cavalcanti, Rime (traduction Danièle Robert)

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      XIII sonnet

 

   Vous qui par les yeux mon cœur avez percé

et réveillé ma pensée endormie,

voyez combien angoissante est ma vie

qui, soupirante, est par amour brisée.

 

   Et c'est si vaillamment qu'il l'a taillée

que s'en enfuient les esprits affaiblis :

seule survit une forme inouïe,

voix de douleur sous sa loi exhalée.

 

   Cette vertu d'amour        qui m'a vaincu

depuis vos nobles yeux vite s'est mue

et m'a lancé un trait là dans le flanc ;

 

   le premier coup au but est parvenu,

si bien que l'âme est sortie en tremblant,

au côté gauche un cœur mort ayant vu.

 

 

XIII sonetto

 

Voi che per li occhi mi passate 'l core

e destaste la mente che dormia,

guardate a l'angosciosa vita mia

che sospirando la distrugge Amore.

 

E' ven tagliando di si gran valore

che ' deboletti spiriti van via :

campa figura nova, e 'n segnoria

è voce alquanta, che parla dolore.

 

   Quest'è vertù d'Amor,        che m'à disfatto :

da' vostr'occhi presta si mosse,

d'un dardo mi lanciò dal fianco ;

 

   si giunse ritto 'l colpo al primo tratto,

che l'anima tremando si riscosse,

veggendo morte 'l cor nel lato manco.

 

Guido Cavalcanti, Rime, édition bilingue, traduit

de l'italien et annoté par Danièle Robert, éditions

vagabonde, 2012, p. 67 et 66.

13/05/2012

Alejandra Pizarnik, Récits (traduction Jacques Ancet), Poemas franceses

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Tragédie

 

Avec la rumeur des yeux des poupées agités par le vent si fort qu'il les faisait s'ouvrir et se fermer un peu. J'étais dans le petit jardin triangulaire et je prenais le thé avec mes poupées et la mort. Et qui est cette dame vêtue de bleu au visage bleu au nez bleu aux lèvres bleues aux dents bleues, aux ongles bleus et au seins bleus aux mamelons dorés ? C'est mon professeur de chant. Et qui est cette dame en velours rouge qui a une tête de pied, émet des particules de son, appuie ses doigts sur des rectangles de nacre blancs qui descendent et on entend des sons, les mêmes sons ? C'est mon professeur de piano et je suis sûre que sous ses velours rouges elle n'a rien, elle est nue avec sa tête de pied et c'est ainsi qu'elle doit se promener le dimanche sur un grand tricycle rouge à la selle de velours rouge en serrant la selle avec les jambes toujours plus serrées comme des pinces jusqu'à ce que le tricycle s'introduise en elle et qu'on ne le voie jamais plus.

 

Tragedia

 

Con el rumor de los oios de las muñecas movidos por el viento tan fuerte que los hacías abrirse y cerrarse un poco. Yo estaba en el pequeño jardín triangular y tomaha el té con mis muñecas y con la muerte. ¿ Y quién es esa dama vestida de azul de cara azul y nariz azul y labios azules y dientes azules y uñas azules y senos azules con pezones dorados ? Es mi maestras de canto. ¿ Y quién es esa dama de terciopelos rojos que tiene cara de pie y emite particulas de sonidos y apoya sus dedos sobre rectángulos de nácar blancos que descienden y se oyen sonidos, los mismos sonidos ? Es mi professora de piano y estoy segura de que debajo de sus terdiopelos rojos no tiene nada, está desnuda con su cara de pie y así ha de pasear los domingos en un gran triciclo rojo con asiento de terciopelo rojo apretando el asiento con las piernas cada vez más apretadas como pinzas hasta que el triciclo se le introduce adentro y nunca más se lo ve.

 

Alejandra Pizarnik, Récits, traduits par Jacques Ancet dans La revue de belles-lettres, 2011, 2, p. 79 et 78.

 

                                                *

 

   Et quoi penser du silence ? — Dormir oui, travailler quelques jours avec le rêve et m'épargner le silence. Il faut renverser tant de choses dans si peu de jours, faire un voyage si long dans si peu de jours. On me dit : choisis le silence ou le rêve. Mais je suis d'accord avec mes yeux ouverts qui devront aller — aller et jamais revenir — à cette zone de lumière vorace qui te mangera les yeux. Tu veux aller. Il le faut. Petit voyage fantôme. Quelques jours de travaux forcés pour ton regard. Ce sera comme toujours. Cette même douleur, cette désaffection. Ce non-amour. On meurt de sommeil ici. On aimerait se donner le plus vite possible. Quelqu'un a inventé ce plan sinistre : un retour au regard ancien, un aller à la recherche d'une attente faite de deux yeux bleus dans la poussière noire. Le silence est tentation et promesse. Le but de mon initiation. Le commencement de toute fin. C'est de moi que je parle. Il arrive qu'il faut aller une seule fois pour voir si pour une seule fois encore te sera donné de voir. On meurt de sommeil. On désire ne pas bouger. On est fatigué. Chaque os et chaque membre se rappelle ses anciens malheurs. On est souffrante et on rampe, on danse, on se traîne. Quelqu'un a promis. C'est de moi que je parle. Quelqu'un ne peut plus.

 

Alejandra Pizarnik, Poemas franceses, dans La revue de belles-lettres, 2011, 2, p. 99.

12/05/2012

Raymond Queneau, Battre la campagne, Courir les rues, Fendre les flots

Raymond Queneau, Battre la campagne, Courir les rues, Fendre les flots

           Jardin oublié

 

L'espace doux entre verveines

entre pensées entre reines-

marguerites, entre bourdaines

s'étend à l'abri des tuiles

 

l'espace cru entre artichauts

entre laitues entre poireaux

entre pois entre haricots

s'étend à l'abri du tilleul

 

l'espace brut entre orties

entre lichens entre grimmies

entre nostocs entre funaries

s'étend à l'abri des tessons

 

en ce lieu compact et sûr

se peut mener la vie obscure

le temps est une rature

et l'espace a tout effacé

 

Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,

1968, p. 83.

 

         Les entrailles de la terre

 

La bonne et douce chaleur du métro

dehors il vente il pleut il neige

il y a du verglas il y a de la boue

il y a des ouatures qui veulent vous mordre

et puis voilà le métro qui vous attend le bouche

          ouverte

oh ! la bonne la douce haleine

on descend gaiement l'escalier

il ait de plus en plus chaud

on oublie la pluie le vent la neige

le verglas la boue les ouatures

une femme charmante ou un bon noir

fait un petit trou bien rond

dans votre rectangle de carton

et vous voilà bien au chaud

dans la bonne et douce chaleur du métro

 

Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard,

1968, p. 96.

 

           Le cœur marin

 

Regrets perdus dans la marée

crêtes abîmées par le vent

ceux-là sans cesse ramenés

et celles-ci disparaissant

nul effluve nulle rosée

ne vient calmer le palpitant

la vague verte abandonnée

s'abat perpétuellement

tandis que chaque jour rapporte

tous ces regrets devant la porte

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,

1968, p. 61.

11/05/2012

René Char, Chants de la Balandrane

 

 

 

René Char, Chants de la Balandrane, jonc, amour

                    Le jonc ingénieux

 

J'entends la pluie même quand ce n'est pas la pluie

Mais la nuit ;

Je jouis de l'aube même quand ce n'est pas l'aube

Mais la blancheur de ma pulpe au niveau de la vase.

La bouche d'un enfant me froisse avec ses dents.

Amour des eaux silencieuses !

 

À l'aubépine le rossignol,

À moi les jeux fascinants.

 

                                 *

 

                     Ne viens pas trop tôt

 

Ne viens pas trop tôt, autour, va encore ;

L'arbre n'a tremblé que sa vie ;

Les feuilles d'avril sont déchiquetées par le vent.

 

La terre apaise sa surface

Et referme ses gouffres.

Amour nu, te voici, fruit de l'ouragan !

Je rêvais de toi décousant l'écorce.

 

René Char, Chants de la Balandrane, Gallimard, 1977, p. 48, 55.

 

10/05/2012

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons (lecture)

Ariane Dreyfus, nous nous attendons, gérard schlosser

   Nous nous attendons ne réunit pas seulement des poèmes, s'y ajoutent deux essais sur la "fabrique" de deux poèmes (présents p. 64 et p. 65), qui permettent de comprendre le sous-titre. La relation à Gérard Schlosser et à ses tableaux figuratifs est introduite dans la page d'ouverture, "Ce qui est arrivé" ; pour Ariane Dreyfus, sa difficulté à regarder des tableaux vient de ce qu'elle se trouve devant eux, presque toujours, « privée du monde comme on se trouve privé d'air », et qu'alors « le sens de la vie est tout à fait perdu ». Le hasard lui a fait connaître les tableaux de Gérard Schlosser, ce qui a transformé sa relation à la peinture et a suscité l'écriture de Nous nous attendons.

   Il ne s'agissait de reproduire avec les mots des tableaux et les allusions à une toile précise sont rares ; on reconnaît en partie un motif du peintre dans le poème "Tu peux dormir si tu veux" et bien des vers peuvent sans difficulté évoquer tel détail d'une toile : il suffit pour s'en convaincre, en ayant le livre d'Ariane Dreyfus en tête, de feuilleter la monographie de Bernard Noël consacrée à Schlosser. L'essentiel n'est pas là, le propos était d'écrire « pour provoquer un effet approchant ». On sait que le peintre restitue sur ses toiles des éléments du quotidien dans leur banalité, le tissu non vu des jours, des corps aussi plus ou moins fragmentés — un sein, des genoux repliés, etc. —, et que le titre de chacune paraît être, souvent, une phrase à la signification transparente, propre à la conversation familière, comme "Tu as trouvé du muguet ?" (1971), "Tu le connais ?" (1974), "Il ne se plaignait jamais" (1976) et, récemment, "À peu près" (2009), "On aurait pu" (2011). Ariane Dreyfus conserve ce principe et introduit ainsi un décalage entre le titre choisi, toujours un lieu commun, et le contenu du poème, pour créer un « effet de béance », alors que dans la tradition poétique le titre constitue plus ou moins un programme— tradition bien malmenée par ailleurs par bien des poètes, mais selon d'autres règles.

   Dans ses réflexions sur l'écriture, Ariane Dreyfus précise qu'elle a pris pour règle d'exclure le "je" et le "tu", présents dans les titres, dans le corps des poèmes où viennent seulement « des ils et des elles qui rest[ent] à la frontière entre présence et personnages ». Toute règle étant établie pour ne pas être toujours suivie, on relèvera qu'un titre, "Arrête, veux-tu" prend place dans un vers (p. 48) : « elle se mange un ongle » et « Il prend son poignet arrête veux-tu ». Si la relation entre le titre (par exemple "Tu aurais pu dire une chose pareille ?" ou "Moi aussi j'ai essayé") — et ce qui le suit est presque toujours absente, elle peut à l'inverse être exhibée ; au titre "Je joue" répond :

 

Elle levait l'escargot devant son visage

En l'air il était bien obligé

          De faire des boucles avec son muscle interrogatif

Les heures au fond du jardin

Je ne fais pas de mal je fais du silence

On ne serre pas une aussi légère coquille

     Dans ce poème, en même temps la règle d'exclusion du "je" n'est pas suivie.

 

      Ces délimitations faites, qu'en est-il des poèmes, partagés en six ensembles contenant chacun, mais à la suite d'un poème, une citation qui oriente, ou peut orienter, la lecture. La figure du peintre apparaît à plusieurs reprises, par exemple à l'issue de son activité : « Il pose son pinceau dans le pot de pinceaux ». Cependant la quasi totalité du livre est consacrée à "il" et "elle", presque toujours dans une relation amoureuse, relation qui déborde les autres "sujets" de poème ; ainsi, "Tout un après-midi" met en scène deux poireaux (poireaux présents chez Schlosser), mais s'achève par :

Tout penchés dans leur pot, des pinceaux

Se touchent-ils au fond de leur eau ?

 

   Ariane Dreyfus précise que "il" et "elle" « semblent revenir d'un poème à l'autre, sans pour autant rien affirmer de leur identité ». Ce retour aboutit à ce que les poèmes, toujours brefs, les plus longs ne dépassant pas une douzaine de vers, se lisent comme un récit de gestes amoureux intimes, simples, et le sentiment d'une continuité est renforcé par toute une série d'indices. Deux vers, page 29,

Elle a laissé le couteau et l'a posé

La moitié de la pomme aussi

semblent se poursuivre page 102 avec

La pomme coupée

Tombe en morceaux sur la table

Autres marques discrètes, la reprise à différents moments de "oui" ou, plus forte, celle d'un vers qui achève un ensemble (« Sur l'oreiller la joue fait commencer le visage ») et commence le suivant, ou le déplacement d'une serviette, ou d'une couverture sur le lit. Plus visible la quasi unité de lieu — la chambre, le lit — et de saison —le printemps, l'été, en accord avec les gestes amoureux — ; une mention, unique, de l'hiver (« La neige du dehors rafraîchit le carrelage ») est corrigée par la présence d'une jacinthe fleurie. Plus visible encore apparaît le retour de la chevelure de "elle", qui s'étend jusqu'aux poireaux vus « échevelés », et, d'un bout à l'autre du livre, de la nudité féminine, avec la récurrence de "nu", "nudité" (« Nue d'en bas », « Bras entièrement nus », « une cuisse très nue », «La nudité s'arrête à la taille », etc. ) et masculine (« Tout près de la serviette le sexe / reste humide avec ses plis et lourd » ).

 

   Ariane Dreyfus n'a pas abandonné le lyrisme, mais la succession de scènes minuscules avec pour personnages un "il" et un "elle" (pas toujours ensemble) suggère à mes yeux, par une mise à distance du "je + tu", de relire autrement les livres précédents. Certes, l'expérience, le vécu passent ici et ailleurs dans les poèmes, mais qu'Ariane Dreyfus, dans la réalité, adore les cerises (j'en témoigne...) ne signifie pas qu'elle écrit à propos de ces cerises ; elle note justement dans la première annexe, "Cerises interlocutrices", que tout cerisier lui évoque le « paradis entrevu » de l'enfance, mais tout autant important « celui dont parle Rousseau dans le livre IV des Confessions. », et elle ajoute « La cerise est pour moi un fruit essentiellement mental. » Ceci dit, le lecteur retrouvera la force des ellipses qu'affectionne Ariane Dreyfus, comme « Elle se lève avec l'envie d'être deux » qui se résout en « À deux, ils font un corps », la tranquille assurance que tout de l'étreinte peut être dit (« Quand la bouche se décolle du sexe qui a joui »), l'audace de la simplicité pour désigner le sexe féminin (« La moitié d'un losange / En dessous c'est un peu d'ombre c'est creux) ». Une nature aussi, dans laquelle se fondre, magiquement, puisque presque toujours elle ne se sépare pas de l'humain (« Le pommier lance son geste compliqué »), où les éléments se mêlent (« C'est la nature, le ciel touche directement l'herbe ») ; nature parfois inattendue : l'ellipse la rapproche d'un lieu carrollien : « L'herbe va si loin un animal bondirait dessus / Déjà évanoui ».

 

   La mise en place du jeu entre le lieu commun du titre et le "il + elle", présent et abstrait tout à la fois, la composition dont j'ai brièvement souligné la complexité, l'inventivité dans les images elliptiques font de Nous nous attendons autre que, par exemple, Iris, c'est votre bleu (2008). Il était juste d'y inclure les annexes sur la construction de deux poèmes, non pour montrer comment cela se fait : on ne voit rien, mais pour faire prendre conscience que ce n'est pas avec l'"inspiration" que l'on aboutit à une dizaine de vers qui semblent couler de source. Une réussite.

Un poème (p. 61) :

« Peut-être »

 

Sur l'oreiller la joue fait commencer le visage

 

Quelqu'un chauffe la terre de son corps

Son épaule fait glisser, obéissante,

La couverture au poids presque vivant

 

Aux courbes ses lignes, d'orange et de rouge continus

Se perdent, se rencontrent, touchent les losanges noirs,

Les uns repoussés doucement dans un creux,

D'autres tachés de soleil

Jusqu'aux pieds découverts

 

Ne laissant rien dans la mémoire se tordre.


Ariane Dreyfus, Nous nous attendons (Reconnaissance à Gérard Schlosser), Le Castor Astral, 2012.© Photo Tristan Hordé

Cette note de lecture a paru en avril 2012 dans Terres de femmes la revue littéraire d'Angèle Paoli.




09/05/2012

James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?

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                                 I

 

Il y a des noms de villages. De l'ordre dans les champs.

Paysans-masques pour tout chambouler, les voilà

Puis les voilà partis :

Ça se défait d'un coup le carnaval, et comment

C'est là tous les ans, pourquoi ?

Si c'est juste pour que

Tout l'monde un peu rigole ou si

De la vérité soudain te bouscule ?

Pour aussitôt

T'abandonner, silence : le fond d'un pré continue

Ou tel coin de grenier que personne y va plus.

 

Même à l'occasion des grands défilés fêtards

Organisés tenus selon que c'est prévu,

Bâle ou Rio, Nice et partout, ça s'en va comme à côté :

Un fifre et deux tambours tournent

Le coin de la rue

(Tant pis, t'auras pas ta photo !) ou fifre tout seul

Avec son costume et sa façon têtue

D'avancer dans la ville jusqu'à on se demande, et ça sera

Qu'un retour à la maison, le masque ôté, plus rien.

Si la fête au loin continue ?

 

Par les chemins de Galice on voit

Les paysans felos

S'en retourner dans les champs

Après qu'il est passé le carnaval,

Passé selon les règles et pas de règles et pas sûr que c'était

Si grande fête au village : façon plutôt de penser

À ça qu'on a perdu, et savoir

Si personne l'a jamais vécu ?

 

Je pense à des carnavals qui m'emportent

Et qui n'existent plus

Où moi j'ai vécu. Je voudrais venir

Dans un costume de mots

Pour dire à mon village

Qu'on se demande encore, à des endroits qui lui ressemblent

(Châtaigniers, la pluie, quelques paysans),

D'où on vient, qui on est ? Personne a jamais trop su,

Quel sens et pas de sens

En de vieux gestes continués

Parmi ceux de la modernité ?

 

[...]

 

James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?, photographies d'Emilio Arauxo et James Sacré, éditions Jacques Brémond, 2012, p. 8-15.

© Photo Tristan Hordé

08/05/2012

Jacques Prévert, Choses et autres

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                                  Mai 1968

 

                                          I

 

On ferme !

Cri du cœur des gardiens du musée homme usé

Cri du cœur à greffer

à rafistoler

Cri d'un cœur exténué

On ferme !

On ferme la Cinémathèque et la Sorbonne avec

On ferme !

On verrouille l'espoir

On cloître les idées

On ferme !

O. R. T. F. bouclée

Vérités séquestrées

Jeunesse bâillonnée

On ferme !

Et si la jeunesse ouvre la bouche

par la force des choses

par les forces de l'ordre

on la lui fait fermer

On ferme !

Mais la jeunesse à terre

matraquée piétinée

gazée et aveuglée

se relève pour forcer les grandes portes ouvertes

les portes d'un passé mensonger

périmé

On ouvre !

On ouvre sur la vie

la solidarité

et sur la liberté de la lucidité.

 

                                              II

 

   Des gens s'indignent que l'Odéon soit occupé alors qu'ils trouvent tout naturel qu'un acteur occupe, tout seul, la Tragi-Comédie-Française depuis de longues années afin de jouer, en matinée, nuit et soirée, et à bureaux fermés, le rôle de sa vie, l'Homme providentiel, héros d'un très vieux drame du répertoire universel : l'Histoire antienne.

 

Jacques Prévert, Choses et autres, "Le Point du Jour", Gallimard, 1972, p. 236-237.

07/05/2012

Fernando Pessoa, Poésie d'Alvaro de Campos

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                        Lisbon revisited

 

Rien ne m'attache à rien.

Je veux cinquante choses en même temps,

Avec une angoisse de faim charnelle

J'aspire à un je ne sais quoi —

de façon bien définie à l'indéfini...

Je dors inquiet, je vis dans l'état de rêve anxieux

du dormeur inquiet, qui rêve à demi.

 

On a fermé sur moi toutes les portes abstraites et nécessaires,

on a tiré les rideaux de toutes les hypothèses que j'aurais pu

     voir dans la rue,

il n'y a pas, dans celle que j'ai trouvée, le numéro qu'on m'avait

     indiqué.

 

Je me suis éveillé à la même vie sur laquelle je m'étais endormi.

Il n'est jusqu'aux armées que j'avais vues en songe qui n'aient été

     mises en déroute.

Il n'est jusqu'à mes songes qui ne se soient sentis faux dans

     l'instant où ils étaient rêvés.

Il n'est jusqu'à la vie de mes vœux — même cette vie là — dont

     je ne sois saturé.

[...]

 

                 Lisbon revisited

 

Nada me prende a nada

Quero cinqüenta coisas ao mesmo tempo.

Anseio com uma angústia de fome de carne

O que não sei que seja _

Definidamente pelo indefinido...

Durmo irrequieto, e vivo num sonhar irrequieto

De quem dorme irrequieto, metade a sonhar.

 

Fecharam-me tôdas as portas abstratas e necessárias.

Correram cortinas de tôdas as hipóteses que eu poderia ver na rua.

Não há na travessa achada número de porta que me deram,

 

Acordei para a mesma vida para que tinha adormecido.

Até os meus exércitos sonhados sofreram derrota.

Até os meus sonhos se sentiram falsos ao serem sonhados.

Até a vida só desejada me farta — até essa vida...

 

Fernando Pessoa, Poésies d'Alvaro de Campos [Poesias de Alvaro de Campos], traduit du portugais et préfacé par Armand Guibert, "Du Monde entier", Gallimard, 1968, p. 67 et 66.