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22/09/2012

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III

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                                      Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Cet argument permet de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III, Folio -Gallimard, 2004 [2002], p. 57.

21/09/2012

Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978

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   Le calme revient par moments — le silence — et aussi conscience de tout ce qui n'est pas entièrement présent — longtemps pour apprivoiser les mots — départ — décision de partir — décollement de l'instant — et du lieu — pas d'éloignement immédiat —

   perception égale — plane —

   les mots — beaucoup de mots — sans raison apparente_

   des mots dissemblables — de gens — de consonances — très éloignés entre eux — produisent sur moi le même effet ou plutôt la même gêne ou malaise — des mots prononcés par certaines personnes détruisent en moi ce que je croyais très solide — ça m'effraie — j'arrive difficilement à dépasser le moment de cette gêne qui dure parfois des jours entiers — sans que d'autres impressions viennent s'y substituer — je dors sans que la sensation disparaisse au réveil — ça s'étend à des domaines inhabituels — par exemple l'autre jour ce désir énorme de manger jusqu'à la sensation de lourdeur — de boire jusqu'à l'inconscience — être un organe géant — monstrueux — engloutir ­ ce mot-là — la sensation de ce mot —

 

Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978, Change, Sefhers/Laffont, 1983, p. 26.

20/09/2012

Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur : recension

Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur, livre, lecture

 

     On oublie que la large diffusion du livre est récente au regard de l’histoire de l’écrit. Un grand succès de libraire au milieu du XVIIIe siècle était vendu à 1500 exemplaires et l’immense majorité de la population n’y avait pas accès. La lecture n’avait pas les mêmes formes qu’aujourd’hui ; peu savaient lire et seule la pratique de la lecture à voix haute permettait une large diffusion de certains textes, ceux surtout de la Bibliothèque bleue, ainsi nommés parce que les livrets, brochés, portaient une couverture bleue1. Il s’agissait de petits recueils, méprisés alors des élites, qui abordaient les thèmes les plus divers : miracles, prophéties, recettes de cuisine, économie domestique, histoire sainte, etc. ; ils proposaient aussi des choix de contes et des romans de chevalerie abrégés. C’est cette dernière catégorie de titres que transporte dans sa boîte, de villages en hameaux, le jeune Julien Letrouvé.

     Le récit de Pierre Silvain rappelle dans une belle fiction cette histoire de la lecture. Julien Letrouvé, abandonné à sa naissance comme son patronyme l’indique, devenu très jeune gardien d’un troupeau de cochons, a passé la petite enfance au milieu de fileuses qui travaillaient dans une écreigne – une habitation souterraine. L’une des femmes, qui avait failli devenir religieuse, lit pour ses compagnes : « tous écoutaient la liseuse tenant son petit livre à la lueur d’un falot posé sur une hotte renversée, les esprits vagabondaient vers des horizons toujours bleus, des lointains tout de douceur et de promesses ». Le jeune Julien, après la puberté, quitte ce refuge et devient colporteur, mais il laisse la mercerie à ses confrères et se voue à la seule diffusion du livre. Le lecteur le suit quand il quitte le libraire chez qui il remplit sa boîte avec L’Histoire de Fortunatus, Mélusine, La Complainte du Juif errant, Till l’espiègle et des fabliaux.

     Le récit se déroule pendant une période bien troublée, à la veille de la bataille de Valmy en septembre 1792, et c’est dans la direction du champ de bataille que se dirige Julien sans le savoir. Il avance sous la pluie et dans le vent, et au cours de sa marche apparaissent des personnages contemporains — l’astronome Laplace arrête son cocher qui monte le colporteur à ses côtés, la lourde voiture du roi en fuite le dépasse. S’ajoutent, comme dans un livre, la confusion des temps, et surgissent dans le récit Fabrice del Dongo à Waterloo et Chateaubriand enrôlé dans l’armée des Princes, mais aussi les jours de la Terreur de 1793 et l’image de poupées, qui sont d’ailleurs mis en scène dans un autre livre de Pierre Silvain2 … Julien marche et, presque un siècle plus tard, « eût pu croiser un autre marcheur » dans cette région, Rimbaud. Gœthe est également convoqué, racontant la bataille de Valmy et, dans l’histoire de Julien, au début de la retraite, un soldat prussien, Voss, déserte. Après une longue errance, il se lie avec l’adolescent. Ce soldat à la vie romanesque parle et lit le français. Julien lui ouvre vite la boîte aux merveilles, celle des livres, et Voss s’enfuit dans la lecture  – au point que Julien craint de ne pas le retrouver : « J’ai eu peur, tu étais parti si loin dans les mots, mais tu es revenu ». Le soldat lit ensuite, cette fois à voix haute, et Julien, qui suit les mots lus, « retrouvait le besoin inapaisable de comprendre ce que lui refusait son ignorance ». L’histoire qu’il écoute, c’est la dernière qu’il a entendue dans l’écreigne.

     Il s’agit bien d’un récit d’initiation, de formation, et tout apprentissage est difficile. La soldatesque abattra le déserteur et brûlera les livres, ces livres au milieu desquels Julien vivait « caché, protégé » : « Le Paradis perdu, l’Âne d’or, Les Voyages de Gulliver, Une vie et Salammbô, Du Côté de chez Swann , Là-bas, Le Bruit et la fureur, L’Odyssée. » Construction onirique ? Oui, comme la fin du parcours de Julien. Lui, l’enfant venu de nulle part (sans père ni mère), reprend sa route vers nulle part. Il marche tout un hiver, dans la neige et le gel, s’arrête au printemps dans une ferme et, quand il assure qu’il va continuer sa route vers « là-bas », la femme qui l’a accueilli : « Il n’y a pas de là-bas, ici on est au bout du monde […] Et qui pourrait vous attendre, là où vous allez, plus loin que le bout du monde ?». Alors ? Réponse bouleversante : « Celle qui lit les livres ». C’est la fin du parcours, et cette femme qui, comme lui, ne sait pas lire peut se substituer à la liseuse de l’écreigne qui déchiffrait le mystère des mots, devenir la lectrice du monde.

     Je n’ai retenu que des bribes, rapporté sommairement une intrigue sans assez dire la force des évocations qui font croire aux temps mêlés, à la fusion d’une certaine réalité avec l’univers des livres, sans dire aussi le charme d’une langue déliée, précise, maîtrisée, inspirée : impossible de ne pas lire d’une traite ce bref "roman", superbe manière d’honorer la lecture, le livre.

 

Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur, Verdier, 2007, 11 €.

©Photo Tristan Hordé

 

 



1 Sur ce sujet, on lira le très beau volume préparé par Lise Andriès et Genevière Bollème, La Bibliothèque bleue, collection Bouquins, 2003.

2  Pierre Silvain, Passage de la morte, L’Escampette, 2007 ; il s’agit d’une étude très peu conventionnelle des proses et de la poésie de Pierre Jean Jouve.

 

 

                                                                                               

 

 

                                                                                                

19/09/2012

Emily Jane Brontë, Poèmes, "L'amour et l'amitié"


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                   L'amour et l'amitié

 

L'amour à la sauvage églantine est pareil

Et l'amitié pareille au houx.

Si le houx reste obscur quand fleurit l'églantine,

Lequel fleurit plus constamment ?

 

La sauvage églantine est suave au printemps ;

L'été, ses fleurs embaument l'air.

Attendez toutefois que revienne l'hiver,

Qui dira l'églantine belle ?

 

Dédaigne l'églantine et sa vaine couronne,

Fais du houx luisant ta parure

Afin, lorsque décembre aura flétri ton front

Qu'il y respecte sa verdure.

                                                                              [automne 1839]

 

                       Love and friendship

 

Love is like the wild rose-briar,

Friendship like the holy-tree —

The holy is dark when the rose-briar blooms

But which bloom most constantly ?

 

The wild rose-briar is sweet in spring,

Its summer blossoms scents the air ;

Yet wait till winter comes again

And who will call the briar fair ?

 

Then scorn the silly rose-briar now

And deck thee with the holly's sheen,

That when December blights thy brow

He will may leave thy garland green. 

                                                               [Autumn, 1839]

 

Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de Pierre Leyris, édition

bilingue, Poésie / Gallimard, 1983 [1963], p. 89 et 88.

 

18/09/2012

Charles Baudelaire, Fusées

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   L'enthousiasme qui s'applique à autre chose que les abstractions est un signe de faiblesse et de maladie.

 

   La vie n'a qu'un charme vrai ; c'est le charme du Jeu Mais s'il nous est indifférent de gagner ou de perdre ?

 

   De la langue et de l'écriture prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.

 

   Dans certains états de l'âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux. Il en devient le symbole.

 

   Il y a dans l'acte de l'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.

 

   Si un poète demandait à l'État le droit d'avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel.

 

   Ce qu'il y a d'enivrant dans le mauvais goût, c'est le plaisir aristocratique de déplaire.


   À chaque minute nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar : la plaisir et le travail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie. Choisissons.

   Plus nous nous servons d'un de ces moyens, plus l'autre inspire de répugnance.

 

Charles Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée par Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 1251, 1252, 1256, 1257, 1257, 1257, 1259, 1266.

 

17/09/2012

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses

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   Lacunes

   Fascinant, le rêve l'est par ses lacunes bien plus que par son contenu souvent, examiné a posteriori, d'une consternante banalité.

 

   Illusoire ?

   La mémoire (n'est-elle fonction que de lanterne sourde ?), le paysage (la réalité faussement dite extérieure), les mots (leur charge affective en jeu) : autant, je le voudrais, de vases communicants, gages d'intimité.

 

   Désarroi de la lecture

   Lire : triturer, malaxer, tordre et détordre au plus près d'une vérité qui échappe.

   Des notes de lecture éparses sur la table, réduites au strict minimum, parfois plus développées, des phrases ou bribes de phrases recopiées, des réflexions adjacentes, d'inattendus croisements de chemins, une errance sans but, inquiète et captivante : le livre lu et relu se défait, soumis à une véritable mise en pièces — en vue de quelque remise en état pour l'instant douteuse, quelle reconstitution toujours à remettre en cause ?

 

   Cependant — n'est-ce pas là l'essentiel ? — il ne cesse de former un tout, de se régénérer ou métamorphoser en nous dans les moments de répit où notre volonté n'agit plus sur lui de même que, dans le reste de l'existence, chahutés par les émotions, la fatigue, la bousculade de nos journées, nous avons  besoin, pour nous retrouver, d'un sommeil réparateur.

   Savoir, quand un livre nous tient à cœur, si ce n'est pas plutôt lui qui poursuit en nous son exploration et, tirant à lui une part de nous-même, restaure ainsi son unité en même temps que la nôtre.

   Sans ce travail sous-jacent, tout effort demeurant vain et désordonné, notre désir de comprendre, d'entrer en sympathie ne pourrait sans doute que se briser ; telle une vague venue se jeter contre des rochers, nous-même, provisoirement, nous ne serions qu'éclaboussures.

 

 

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses, "en lisant en écrivant",  José Corti, 2007, p. 74, 83, 84-85.

16/09/2012

Edmond Jabès, Aely

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                                  Le livre

 

   L'ombre a, pour passé, la lumière et la clarté, l'ombre.

   Quel que soit le chemin que nous empruntions, le passé brasille au loin, tel d'une bougie, le dernier bout libre de la mèche.

   Nous retrouvons la chandelle quittée, le temps d'une lecture.

   Le livre est le lieu de ces allers et retours ampliatifs.

 

   ... de la nuit à la nuit, c'est-à-dire de l'en deçà à l'au-delà du passé.

 

   Je fais une œuvre qui, instantanément, se refait dans le livre.

   Cette répétabilité est celle de sa propre respiration, comme elle est celle de la reduplication de chacun de ses signes.

 

   Si inspirer consiste à remplir d'oxygène ses poumons, expirer serait donc les vider de vie, glisser dans le vide.

   Ainsi, nous ne nous maintenons au monde que parce que nous consentons d'avance à mourir.

 

Edmond Jabès, Aely, Gallimard, 1972, p. 157-158.

 

   

15/09/2012

Tristan Corbière, Les amours jaunes

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        À la douce amie

 

Ça : badinons — J'ai ma cravache —

Prends ce mors, bijou d'acier gris ;

— Tiens, ta dent joueuse le mâche...

En serrant un peu : tu souris...

 

— Han !... C'est pour te faire la bouche...

— V'lan !... C'est pour chasser une mouche...

Veux-tu sentir te chatouiller

L'éperon, honneur de ma botte ?

— Et la folle-du-logis trotte...

Jouons à l'Amour-cavalier !...

 

Porte-beau ta tête altière,

Laisse mes doigts dans ta crnière...

J'aime voir ton beau col ployer !...

Demain : je te donne un collier.

 

— Pourquoi regarder en arrière ?

Ce n'est rien : c'est une étrivière...

Une étrivière ... et — je te tiens !

 

.....................................................

 

Et tu m'as aimé... — rosse, tiens !

 

Tristan Corbière, Les amours jaunes, dans Charles Cros

Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de

 la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 763.

14/09/2012

Jacques Demarcq, Dictons d'émoi

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le temps n'a pas de sens

     autant l'appât des sens

 

                *

de gai

  ou de farce

    hardi grâce

     au carnaval

      qui à la ca-

        marde ira

 

                   *

 

qu'indécente

en décembre

      la nuit

        sur nous

       descende

 

Jacques Demarcq, Dictons d'émoi, suivi de

l'aile lissitzky, "Plis urgents", Rougier V.,

p. 9, 15, 34. 

13/09/2012

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine

 

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          Joséphine se souvient

 

 

Quand j'étais enfant

il y avait un homme

qui passait

une fois par an

pour vendre

du fil

des ciseaux

des tissus

des choses

rangées dans sa boîte

 

une fois

j'avais pris

un petit couteau

rouge

il était beau

 

tu vas reposer ça

m'a crié

ma grand-mère

 

l'homme

a doucement

refermé

ma main dessus

garde-le

je le revois bien

mon petit couteau

rouge

 

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine,

Cheyne éditeur, 2008, p. 93-94.

12/09/2012

Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff — recension

 

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   Rappelons ce qu’est la collection "les Singuliers" dirigée par Catherine Flohic. Chaque livre reconstitue le parcours d’un écrivain grâce à une série d’entretiens, le jeu des questions et des réponses au cours de la rencontre variant selon les uns et les autres. L’entretien est accompagné d’un choix de textes, anthologie qui constitue une introduction à l’œuvre sous ses divers aspects. Des photographies évoquent l’histoire personnelle (photos de famille, d’amis, de lieux) et celle des écrits (couvertures de livres de l’auteur et des écrivains admirés, manuscrits), quelques-unes en pleine page, la plupart sous forme de vignettes en belle page dans une colonne qui reçoit également des extraits d’œuvres lues par l’auteur. Chaque ouvrage se clôt par une bibliographie de l’auteur (livres, textes en périodiques, études le concernant) et une autre de son interlocuteur.

  Voilà décrite la construction de l’ensemble consacré à Jacques Roubaud (1). On sait bien qu’une série d’entretiens ne peut être reprise comme telle et Jean-François Puff a organisé la matière en cinq chapitres : Enfance et Provence, La tradition poétique, Histoire de l’œuvre, Arts, Un ermite amoureux. L’étendue de l’œuvre excluait d’en retenir tous les aspects et la rencontre est concentrée autour de quelques axes. Sont rappelés à grands traits les moments de la formation, depuis les poèmes de l’enfance, imprimés par les proches, aux poèmes engagés écrits dans la mouvance surréaliste jusqu’à epsilon (1965). Ont compté l’influence de Raymond Queneau, y compris pour la fascination numérologique, et la participation à l’Oulipo. Sont rappelés les rapports avec différents groupes et revues (Tel Quel, Action poétique, Change) et la création du Cercle Polivanov (1969) avec Léon Robel voué à l’étude formelle des textes poétiques. Jacques Roubaud, dont les parents avaient terminé leurs études à l’école normale supérieure, avait entrepris une licence d’anglais avant de se tourner vers les mathématiques, qu’il enseigna ; c’est en relation avec l’entrée dans ce domaine qu’il choisit la forme sonnet dans un de ses premiers livresS’inscrire dans la tradition lointaine de la poésie en langue d’oc (langue que ses parents ne pratiquaient pas) a aidé Jacques Roubaud à rompre avec le surréalisme et avec l’avant-garde qui lui a succédé pour qui rien n’existait en dehors de ce qu’elle produisait. Mais les troubadours ont eu un autre rôle : ils lui ont fait comprendre l’importance de la notion de communauté ; comme plus tard les rhétoriqueurs, ils ont travaillé dans le même sens et c’est ce mouvement commun qui enrichit la tradition poétique, créant le sentiment que chacun inséré dans un groupe fait quelque chose d’important. Jacques Roubaud insiste sur la nécessité de lire les troubadours, et tous les poètes du passé, comme s’ils étaient nos contemporains : c’est un moyen efficace de réfléchir sur la notion de temps, sur ce que signifie la poésie « mémoire de la langue » et sur le lyrisme. Reprenons ici son amorce d’analyse de quatre vers de Bernard Marti :

ainsi je vais enlaçant

les mots et rendant purs les sons

comme la langue s’enlace

à la langue dans le baiser

qui ouvrent à la réflexion sur deux points majeurs : « d’une part le lien l’amour la poésie, et d’autre part, en ce qui concerne la construction formelle, la question de l’entrelacement, entrebescar, qui est au centre de la première grande prose narrative française, le Lancelot. Voilà ce que je trouve extraordinaire : condenser en deux trois vers des concepts poétiques extrêmement importants. » (2)

   Lecture des troubadours par Pound : Jacques Roubaud est aussi lecteur des poètes anglais et américains, qu’il a traduits, de Lewis Carroll à Rosemary Waldrop (elle-même traductrice notamment de Roubaud et de Jabès). À ses yeux, la nouveauté dans le domaine du vers vient des États-Unis où la dimension orale est demeurée vivante (3) et a abouti à un traitement novateur du vers, et non plus seulement à un vers libre en réaction au vers traditionnel. Sur ce point, toujours peu ou pas analysé aujourd’hui, les remarques de Jacques Roubaud sont à poursuivre quand il affirme que « le vrai vers libre, c’est le vers de Reverdy. Quand Reverdy a envie de rimer, il rime, quand il a envie de faire un alexandrin, il le fait » (4). Avec la réflexion sur le vers, qui a notamment conduit Roubaud à étudier les formes de la poésie japonaise classique, comme le renga, on tient l’un des quatre aspects, indissolublement liés, de son activité : composer des poèmes, traduire, construire des anthologies, réfléchir sur la façon dont les poèmes sont composés.

   On renvoie à cette rencontre pour préciser la relation établie entre poésie et musique, ce qu’est chez Roubaud l’image-mémoire dans la poésie, comment il construit la "théorie des nuages" en œuvre chez le peintre Constable (auquel il a consacré un livre (5), que l’on peut résumer par la formule « donner forme à l’informe » : dans la poésie, « les nuages auxquels il faut donner forme sont des nuages de langue […] et l’ « on peut considérer que la langue comme elle se produit ordinairement et même comme elle se produit dans la poésie en un certain sens est informe ». Mais surtout l’ouvrage devrait inciter à lire ou relire Roubaud, la poésie, les proses narratives, les traductions, les essais.

Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff, collection les Singuliers, éditions Argol, 25 €.




1 Après, dans cette collection, des entretiens avec Jude Stéfan, Paul Nizon, Philippe Beck, F.-Y. Jeannet, H. Lucot, Christian Prigent, Raymond Federman.

2 Les troubadours, anthologie bilingue (Seghers, 1971) et La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours (Ramsay, 1986).

3 Il ne s’agit pas de "performances", mais de la tradition de la lecture publique.

4 On lira sur ce sujet les réflexions d’Antoine Émaz dans le n° de la revue Triages consacré à Reverdy (éditions Tarabuste, 2008), qu’il a dirigé.

5 Ciel et terre et ciel et terre, et ciel (Flohic, 1997).

11/09/2012

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, poésie

 

—Parlons clair : tu adoptes quoi comme système ?

Si tu préfères : tu mets quoi dans un poème ?

Ta philosophie ?Mmm ? Ton modus vivendi ?

 

— Des bruits, des sons, des mots, des pieds, des vers, des phrases.

 

— Oui, je sais. Mais ce n'est pas ça que je te dis.

Je parle des idées, comment dire ? Du thème,

Du... Ou plutôt, voici : dis-moi ce que tu aimes

Dans les vers honorés, méconnus ou maudits ?

 

— Les bruits, les sons, les mots. Parfois, une ou deux phrases.

 

Un sourire pincé, un cri, mais pas l'emphase,

Une fleur oubliée, un rire démentiel,

Une chanson, par-ci par)là, qui vient, qui jase,

Quatre regrets, mon cœur, et peut-être Pégase,

Ma jeunesse partie,

                              Mer,

                                      Terre,

                                                Soleil,

                                                         Ciel.

 

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, Gallimard, 1965, p. 57.

                                        

 

10/09/2012

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs, le cri, oiseau

                           Le cri

 

Sur un étang désert que lustra une eau brunie,

Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau,

Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau,

Un cri pauvre qui pleure au loin une agonie.

 

Comme il est faible et frêle et peureux et fluet !

Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute,

Et comme il se répète et comme avec la route

Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet !

 

Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle,

Et comme, en son accent minable et souffreteux,

Et comme, en son écho languissant et boiteux,

Se plaint infiniment la douleur vespérale !

 

Il est si doux parfois qu'on ne le saisit pas.

Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte

L'obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ;

Il dit les pauvres morts et les tristes trépas :

 

La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce

Mort des ailes et des tiges et des parfums ;

Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts

Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse.

 

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux

noirs, Mercure de France, 1920, p. 63-64. 

09/09/2012

Jacques Demarcq, Les Zozios

Jacques Demarcq, Les Zozios, Verlaine


            le verlaine

                                Carnamen caramba

 

Le ciel par-dessus toi ? que vois-je

de tes dessous monte à l'assaut

quand floue froutant sur le rivage

tu viens rincer l'œil du ruisseau

 

De dentelles te soudoient... nuages

dont l'air s'essouffle en cui-cui sots

léché partout d'émoi ; j'en nage

de tiédeur soûl — honte à l'oiseau

Qui s'émeut ; tant et plus que haut

   tirant de ma queue la plume

    s'y dresse un voli volume

    de frais titillés pohumes

 

Dotée d'ailes de surcroît, l'image

de mes doigts fous compte aller où

 

                                   — Vers l'aine ?

                             *

Oh merci mon cœur

  ce bel ange au nid

  qui se glisse et rit

berçant     persifleur

  ma mélancolie

 

Ce merle oui moqueur

     pris de griverie

  d'un mélange honni

perçant     postérieure

  la merde en colique

 

                  *

Le pipeau à Popol

pis que pitre il est fol

si l'artiste est l'Arthur

qui le sifflet cajole

 

Dans sa cage il carbure

et gazouille au gazole

si tenté qu'ailé vole

au verger d'envergure

 

Puis d'invertir les drôles

à l'attaque au lard dur

dans ma carne à la gnôle

et crie cuite le grill sur

 

Zizique avant toute

                                  rose

le reste au lit n'est que rature

 

Jacques Demarcq, Les Zozios, éditions NOUS, 2008, p. 238-239.

 

08/09/2012

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets

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Tercets, IV

 

 Parfois des femmes que nul n’a jamais aimées viennent

En rêve à notre rencontre, on dirait des petites filles,

Et elles sont indiciblement émouvantes à voir.

 

Comme si avec nous sur d’invisibles routes

Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé,

Tandis que les cimes des arbres s’agitent en respirant

 

Et que tombe sur nous un souffles parfumé, et la nuit, et l’angoisse,

Et que le long du chemein, de notre chenmin, l’obscur,

Dans la clarté du soir les étangs muets resplendissent.

 

Miroir de notre nostalgie, ils scientillent comme en rêve,

Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement

De l’air du soir et au premier éclat des étoiles,

 

Les âmes, cessœurs, profondément tressailent

Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,

Émues par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la   

    vie

 

Et sa splendeur et son austérité.

 

 

             Terzinen, IV

 

Zuweilen kommen niegeliebte Frauen

Im Traum als kleine Mädchen uns entgegen

Und sind unsäglich rührend anzuschauen,

 

Als wären sie mit uns auf fernen Wegen

Einmal an einem Abend lang gegangen,

Indes die Wipfel atmend sich bewegen

 

Und Duft herunterfällt und Nacht und Bangen,

Und längs des Weges, unsres Wegs, des dunkeln,

Im Abendschein die stummen Weiher prangen

 

Und, Spiegel unsrer Sehnsucht, traumhaft funkeln,

Und allen leisen Worten, allem Schweben

Der Abendluft und erstem Sternefunkeln

 

Die Seelen schwesterlich und tief erbeben

Und traurig sind und voll Triumphgepränge

Vor tiefer Ahnung, die das große Leben

 

Begreift und seine Herrlichkeit und Strenge.

 

 

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets, traduit de l’allemand, annoté et présenté par Jean-Yves Masson, édition bilingue, Verdier poche, 2006, p. 200-201.