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06/04/2012

Aurélie Loiseleur, extrait de Nomme

aurélie loiseleur,nomme,gens

 

                     Hôtel du Grand Miroir

 

La vie cloche

Donc donc

Gens s'adressent en masse

à la bête à bon Dieu

                 au Dieu à bon dos.

Ces syndiqués de la sainteté les voici comme

                                         je vous vois exprimer force revendications oratoires

par courrier timbré avec accusé de réception.

 

Sans répit frappent à la porte

                          à la Face principielle.

Est-ce qu'On zieute par le judas ? Le Grand Vacancier est-il

pas revenu ?

 

                                            Gens s'alpaguent

                                            se gueulent à contrevent :

                                            « Attendons-nous au Déluge ! »

 

Vacarme des vies sème la confusion.

Récolte sera cruelle.

Dans le malentendu font comme s'ils s'étaient dit entre on quelque chose à comprendre.

Gens c'est connu

ça se nourrit de queues d'absolu.

 

Gens de vaquer.

On foule.

On va       en colonie

On vire

vertigine sur talons.

On se récure la cavité buccale machinalement

on s'interroge.

On se couche.

On lit dans les signes.

Moutons béent. Doute demeure ;

bête espoir de réponse résonne      crucial.

 

[...]

 

Aurélie Loiseleur, extrait de Nomme (livre futur), dans

Fusées n° 20, éditions Carte blanche, 2011, p. 109-110.

05/04/2012

James Joyce, Poèmes (Musique de chambre)

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À la rosée du rêve arrache-toi, mon âme,


À la lourde torpeur de l’amour, à sa mort,


Voici que de soupirs les arbres sont emplis,


Eux dont le jeune jour admoneste les feuilles.

 

Déjà l’aube grandit et règne à l’orient


Où surgissent des feux qui brûlent doucement


Et elle fait trembler tous ces ors et ces gris,


L’impalpable réseau des toiles d’araignées.


Tandis que doucement, tendrement, en secret,


S’ébranlent du matin les carillons fleuris


Et que les chœurs savants de la grande féerie,
   

Innombrables ! — partout commencent à monter.

 

From dewy dreams, my soul, arise,
   

From love’s deep slumber and from death,


For lo ! the trees are full of sighs
   

Whose leaves the morn admonisheth.


Eastward the gradual dawn prevails
   

Where softy-burning fires appear,


Making to tremble all those veils
   

Of grey and golden gossamer.


While sweetly, gently, secretly,
   

The flowery bells of morn are stirred


And the wise choirs of faery
   

Begin (innumerously !) to be heard.

 

James Joyce, Poèmes (Chamber Music, Pomes Penyach), édition bilingue, Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jacques Borel, Gallimard, 1967, p. 45 et 44.

 

04/04/2012

Amelia Rosselli (1930-1996),"Une brève anthologie", dans Europe, avril 2012

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                Dialogue avec les poètes

 

De poète à poète : dans un langage stérile, qui

s'approprie la bénédiction et en fait un petit

jeu ou geste, ralentissant le pas sur le fleuve

pour laisser dire toute honnêteté. De poète en poète :

semblables à de gros oiseaux, qui ravissent le vent

qui les porte et contribue à améliorer la

faim. Petit à petit un futile motif qui

les réjouit, eux qui se voient croître en estime, les lettrés

aux chemises ouvertes qui bronzent, au soleil

de toutes les tranquillités ; un petit geste malheureux

les reconduit dans l'au-delà avec la mort qui semble

descendre et les enserrer.

 

Ironique facticité, ou y a-t-il une vérité ? dont je

puisse dire qu'elle est aussi la tienne ?

 

Mais dans le fleuve des possibles se levait aussi

un petit astre nocturne : ma vanité, d'être parmi

les premiers un géant de la passion, un Christo-emblême

des renoncements. Annonçant chasteté, problèmes

des bouches viriles, j'ai su que tu t'étais tué

d'un coup sec à la nuque : empire sur soi si

dans la nuit tonne l'ouragan. Ouragan particule

de si vaste emprise qu'il fait ruisseler ton front même

de pudeurs inexistentielles.

 

Et au coup d'horloge je te revis, mort sur le carrelage, brandir

des non-sens, repasser ta chemise aux quatre coins

et à la terre crachant des coups de pied conformistes.

 

 

                    *

 

Changer la prose du monde,

son horloge intacte,

et nous qui encadrons les manèges

épuisants de baisers.

 

Tu as inventé de nouveau la lune,

c'est une pauvre île

elle t'appelle avec une contingence désespérée

abâtardie par les longs dîners.

 


Amelia Rosselli, Une brève anthologie, traduction de l'italien de Marie Fabre, dans Europe, avril 2012, n° 1996, p. 214-215 et 220

 

 

03/04/2012

Robert Desnos, Corps et biens, Les portes battantes

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 Chanson de chasse

 

La chasseresse sans chance

de son sein choie son sang sur ses chasselas

chasuble sur ce chaud si chaud sol

chat sauvage

chat chat sauvage qui vaut sage

Laissez sécher les chasses léchées

chasse ces chars sans chevaux et cette échine

sans châle

si sûre chasseresse

son sort qu'un chancre sigille

chose sans chagrin

chanson sans chair chanson chiche.

 

 

Rober Desnos, Corps et biens, dans Œuvres, éditions établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 530.

 

 

                   Paris


Pas encore endormi,

J'entends vos pas dans la rue, hommes qui vous levez tôt,

Je distingue vos pas de ceux de l'homme attardé, aussi sûrement que

l'aube du crépuscule.

Sans cesse il est des hommes éveillés dans la ville.

À toute heure du jour des hommes qui s'éveillent,

Et d'autres qui s'endorment.

Il est, pendant le jour, d'invisibles étoiles dans le ciel.

Les routes de la terre où nous ne passerons jamais.

Le jour va paraître.

J'entends vos pas dans l'aube,

Courageux travailleurs matinaux.

 

Le soleil se pressent déjà derrière la brume.

Le fleuve coule plus nonchalamment.

Le trottoir sonne sec sous le pas.

Le son des horloges est plus clair.

Vienne l'indécis mois de mars et les langueurs du printemps

Tu te lèves, tu t'éclaires, tu éclates,

Figure de pavé et de cambouis,

Ville, ville où je vis,

Paris

 

Robert Desnos, Les Portes battantes, dans Œuvres, édition établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 815.

 

 

02/04/2012

Philippe Beck, Un Journal

 

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Samedi 11 février 2006

 À Françoise Santon

 

« Je peins comme d'autres écrivent leur autobiographie. Mes toiles, finies ou non, sont les pages de mon journal, et en tant que telles, elles sont valables. L'avenir choisira les pages qu'il préfère » (Picasso). Journal est l'autobiographie du monde. Il y a des pierres. C'est pourquoi il peint ce que voient beaucoup. Déductions sont descriptions, ou visions communes, phrasées, des pensées courantes et concrètes, possibles, nombreuses, des vues distribuées ; et « l'effort dramatique d'une vision à l'autre » (Picasso) fait la transition des pages de la vie générale : J. Imp. est le livre des suavités.

Ainsi la Vision des faits de la nuit. Hamlet (III, 1) voit la réalité de Sommeil. La Commune du Sommeil. Il se tient avant le Lit, avant le Désir d'Oubli de Lady M. En deçà du Regret-Macbeth. Lady a l'idée de la Consommation Capitale. Idée tardive avant folie de marche incosnciente aux yeux de bœuf, et espace abîmé. Hamlet voit la frontière du Lit. Il oublie Consomm., en deçà de la peur. Il trouve la frontière ou pré-désir. Lit est l'espace loin. Et Désir de sommeil est feu éteint — désir de la boisson de rêve ou philtre d'oubli. Hamlet est ancien. Il trouve le moment exact : une frontière où l'humain résiste aux mille chocs d'existence. Au Chant du Sommeil Infini aussi. Désir Guerrier de Dormir est humain ? Souhait du sommeil long, baume subtil sur des effets de flèches et de masses d'existence dans la mer d'ennuis = Souhait de quitter la Condition, Rhumaine Condition, ou Transcendantal d'élaboration de la pensée dans un corps, en trois temps. Pensée contacte la réalité. Sommeil Infini fait peur, et interdit l'image de la disparition du rythme et des rêves rythmés. Éveil = férocité orgiaque + tendresse lyrique ? Mais chant prend le sommeil, huile de lampe et fleurs de lilas. « Je ne regarde pas la douleur, les souvenirs de la souffrance et l'oppression comme nécessaires pour grandir » (Janácek, Discours à l'Apple Tree Farm, 2 mai 1926).

[...]

 

Philippe Beck, Un Journal, Flammarion, 2008, p 182-183.

01/04/2012

Jules Renard, Journal, 1887-1910

 

imgres.jpegLa tombe : un trou où il ne passe plus rien.

Sans son amertume, la vie ne serait pas supportable.

Je ne me lie avec personne à cause de la certitude que j'ai que je devrai me brouiller avec tout le monde.

Famille. La recevoir du bout des lèvres, du bout des doigts et, enfin, du bout du pied.

Le paysan est peut-être la seule espèce d'homme qui n'aime pas la campagne et ne la regarde jamais.

La vie n'est pas si longue ! On n'a pas le temps d'oublier un mort.

Paris : de la boue, et toujours les mêmes choses. Les livres ont à peine changé de titres.

La vie est la mine d'où j'extrais la littérature qui me reste pour compte.

Il a perdu une jambe en 70 : il a gardé l'autre pour la prochaine guerre.

Dans l'ombre d'un homme glorieux, il y a toujours une femme qui souffre. 

Les eaux vertes de la mémoire, où tout tombe. Et il faut remuer. Des choses remontent à la surface.

La sagesse du paysan, c'est de l'ignorance qui n'ose pas s'exprimer.

 La vie est courte, mais l'ennui l'allonge. Aucune vie n'est assez courte pour que l'ennui n'y trouve pas sa place.

 Résumer mes notes année par année pour montrer ce que j'étais. Dire : « J'aimais, je lisais ceci, je croyais cela. » Au fond, pas de progrès.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 971, 979, 981, 991, 993, 1004, 1008, 1011, 1023, 1032, 1033, 1034, 1038, 1039.

31/03/2012

Pierre Michon, Le Roi du bois

Pierre Michon, Le Roi du bois, le peintre

   J'ai peint pour être prince.

   J'avais peut-être douze ans. C'était le plein été, l'heure du soir où il fait encore chaud, mais les ombres tournent. Je faisais glander des porcs dans un bois de chênes vers Nemi, en contrebas d'un grand chemin ; j'avais écorcé une baguette et m'étais beaucoup réjoui d'en frapper ces grosses bêtes ineptes passant à ma portée. Je m'en étais lassé et me contentais de briser à toute volée les fougères, les fleurs hautaines du sous-bois, dont ma violence exaltait les odeurs ; j'aimais user de ce fléau. J'entendis venir de loin une voiture lourde, à petit train ; je me cachai et me tins coi : le plein soleil frappait la route et j'étais là dans l'ombre à regarder cette route au soleil, pas plus haut que la terre, invisible. À dix pas de moi et de mes porcs dans la lumière de l'été un carrosse s'arrêta, peint, chiffré, avec des bandes d'azur ; de cette caisse armoriée jaillit une fille très parée qui riait ; elle courut comme vers moi ; elle m'offrit ses dents blanches, la fougue de ses yeux ; toujours riant elle se suspendit à la limite de l'ombre, résolument me tourna le dos, un interminable instant elle se campa dans ce soleil marbré de feuilles où flambèrent ses cheveux, ses jupes d'azur énorme, le blanc de ses mains et l'or de ses poignets, et quand dans un rêve ses mains se portèrent à ses jupes et les levèrent, les cuisses et les fesses prodigieuses me furent données, comme si c'était du jour, mais un jour plus épais ; brutalement tout cela s'accroupit et pissa. Je tremblais. Le jet d'or au soleil sombrement tombait, faisait un trou dans la mousse. La fille ne riait plus, tout occupée à serrer haut ses jupes et sentir d'elle s'évader cette lumière brusque ; la tête un peu penchée, inerte, elle considérait le trou que cela fait dans l'herbe. La défroque d'azur lui bouffait à la nuque, craquante, gonflée, avec extravagance offrant les reins.

 

Pierre Michon, Le Roi du bois, éditions Verdier 1996, p. 13-15.

 

   

30/03/2012

Jan Wagner, Archives nomades

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forêt en février

 

un laboratoire secret dans une cave qu'en toute hâte

on camoufle dès qu'approche les pas d'un non-initié ;

pendant que sous l'écorce fébrilement

s'élabore la formule de l'été qui vient.

 

la mousse, penchée sur des troncs renversés,

comme un bibliothécaire sur de vieux in-folio.

de temps à autre, un oiseau réduit brusquement

au silence par quelque passant.

 

les racines qui étaient la terre.

les branches qui étaient le ciel.

la pâle flaque de lumière dans sa grisaille

comme si tout là-haut s'ouvrait une lucarne.

                       

  

februarwald


ein heimliches kellerlabor das man hastig tarnt

sobald die schritte uneingeweihter sich nähern;

unter der borke derweil wird fieberhaft

an der formel des kommenden sommers gearbeitet.

 

das moos, über umgestürzte stämme gebeugt

wie ein bibliothekar über alte folianten.

ein vogel ab und an der unvermittelt

von irgend jemandem zum schweigen gebracht wird.

 

die wurzeln die erde zusammenhalten.

die zweige die den himmel zusammenhalten.

die blasse lache licht in dessen grau

als würde weit oben eine luke geöffnet.

 

Jan Wagner, Archives nomades, édition bilingue, traduit de

l'allemand et postfacé par François Mathieu, Cheyne éditeur,

2009, p. 23 et 22.

29/03/2012

Giorgio de Chirico, Poèmes

 

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            Souvenir d'enfance

 

Il me souvient d'avoir vu souvent,

La ville entière tourner par là

Où se tournait le vent

 

                                Mélancolie

 

Lourde d'amour et de chagrin

mon âme se traîne

comme une chatte blessée

— Beauté des longues cheminées rouges

Fumée solide

Un train siffle. Le mur

Deux artichauts de fer me regardent.

 

J'avais un but. Le pavillon ne claque plus

— Bonheur, bonheur, je te cherche —

Un petit vieillard si doux chantait doucement

une chanson d'amour

Le chant se perdit dans le bruit

de la foule et des machines

Et mes chants et mes larmes se perdront aussi

dans tes cercles horribles

ô éternité.

 

Giorgio de Chirico, Poèmes [Poesie], présentés par Jean-Charles Vegliante, Solin, 1981, p. 56, 25.

Giorgio de Chirico, Autoportrait, 1953.

28/03/2012

André Suarès, Poétique

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Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ni comment on oppose, en poésie, le vers régulier au vers libre, l’assonance à la rime, le verset à la mesure uniforme. Parlant poétique, on n’oublie que la poésie. Il est vrai que les plus acharnés à faire la théorie du poème sont les moins poètes, ou ne le sont pas du tout. En poésie, l’âme est tout : elle seule est créatrice ; et poésie veut dire création. C’est elle, sentiment ou pensée, qui cherche à donner une forme absolue à son objet. Mais quelle forme est absolue réellement ? Celle-là seule qui communique à l’auditoire l’émotion du poète. Par auditoire, il faut entendre le lecteur, le spectateur, l’homme qui attend de l’artiste une émotion qu’il espère, mais qu’il ne saurait se donner lui-même.

Le nombre est la forme du poème. Le nombre ne dépend pas du compte plus ou moins arbitraire qu’on en fait sur ses doigts. L’alexandrin est un nombre admirable, comme l’iambe tragique des Grecs ; ce n’est pas le seul. Il en est beaucoup d’autres. Ils sont légitimes, dès qu’ils touchent à la perfection ou qu’ils en approchent. Les formes régulières sont les plus faciles : tel en est l’avantage. Mais la monotonie s’en suit, et ce tour banal qui nuit à la création originale. Ainsi, il y a une servitude réelle de la rime, qui tourne l’esclavage. […]

Oui ou non, y a-t-il une foule de vers réguliers en toute langue, qui sont déserts de toute poésie ? Y a-t-il une grande poésie, vivante et féconde, dans un certain genre de prose ? Le grand poète crée son nombre, quel qu’il soit. Il faut y être sensible, comme à la musique sans barres de mesure, et à l’encontre des accords permis par l’école. Dans les poèmes en prose de Baudelaire, la poésie n’est pas moins présente que dans Les Fleurs du Mal : elle est autre, et n’est pas du même genre, voilà tout.

 

André Suarès, Poétique, texte établi et préfacé par Yves-Alain Favre, éditions Rougerie, 1980, p. 84-85.

27/03/2012

Bernard Delvaille, Blues, dans Poèmes (1951-1981)

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      Rencontre

 

Dans les couloirs du métro vers minuit

j'allais seul hâtant le pas

Lorsque j'arrivai sur le quai

je m'aperçus que j'étais suivi

Un homme marchait derrière moi

il fumait une cigarette bleue

et était habillé de noir

avec un immense col blanc

il n'avait pas de cravate.

Je fis comme si je ne l'avais pas vu

Le métro arriva alors en sifflant

Au moment où je soulevais le loquet

L'homme s'approcha de moi

et me murmura lentement à l'oreille

Ne crains rien Je suis le Désespoir

La porte se referma Le métro démarra

L'homme resta seul sur le quai

Je le vis encore au loin quelques secondes

il avait un revolver à la main

et il l'appuyait contre sa tempe

 

Bernard Delvaille, Blues, dans Poèmes (1951-1981),

Seghers, 1982, p. 247.

26/03/2012

Max Ernst, Au-delà de la peinture (1936)

 

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                   La mise sous whisky marin

 

Qu'est-ce que le collage ?

 

   L'hallucination simple, d'après Rimbaud, la mise sous whisky marin, d'après Max Ernst. Il est quelque chose comme l'alchimie de l'image virtuelle. LE MIRACLE DE LA TRANSFIGURATION TOTALE DES ÊTRES ET DES OBJETS AVEC OU SANS MODIFICATION DE LEUR ASPECT PHYSIQUE OU ANATOMIQUE.

   « La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

   Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une église, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ;les monstres, les mystères, un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

   Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots ! » (Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer)

 

Quel est le mécanisme du collage ?

 

   Je suis tenté d'y voir l'exploitation de la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan non-convenant (cela dit en paraphrasant et en généralisant la célèbre phrase de Lautréamont : Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie) ou, pour user d'un terme plus court, la culture des effets d'un dépaysement systématique selon la thèse d'André Breton :« La surréalité sera d'ailleurs fonction de notre volonté de dépaysement complet de tout (et il est bien entendu qu'on peut aller jusqu'à dépayser une main en l'isolant d'un bras, que cette main y gagne en tant que main, et aussi qu'en parlant de dépaysement, nous ne pensons pas seulement à la possibilité d'agir dans l'espace). » (Avis au lecteur pour La Femme 100 têtes)

   Une réalité toute faite, dont la naïve destination a l'air d'avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant subitement en présence d'une autre réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une  table de dissection), échappera par ce fait même à sa naïve destination et à son identité ; elle passera de son faux absolu, par le détour d'un relatif, à un absolu noueau, vrai et poétique : parapluie et machine à coudre feront l'amour. Le mécanisme du procédé me semble dévoilé par ce très simple exemple. La transmutation complète suivie d'un acte pur comme celui de l'amour, se produira forcément toutes les fois que les conditions seront rendues favorables par les faits donnés : accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un plan qui en apparence ne leur convient pas.

 

Max Ernst, Au-delà de la peinture (1936), dans Écritures, collection "Le Point du jour", Gallimard, 1970, p. 252-256.

25/03/2012

Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2000-2010

 



Pierre Bergounioux, Carnet de notes, journal, souvenirs d'enfance[...] Un pont escamotable, sur flotteurs, enjambe le canal du Midi. Je le verrai s'écarter pour donner passage à un bateau de plaisance. Étrange endroit. Des cabanes de pêcheurs sont bâties sur le talus. Des gens vaquent à leurs occupations, accomplissent des gestes paisibles, nettoient des poissons. D'autres, sur des voiliers, prennent le soleil, un jour ouvrable, à dix heures du matin ! Dans l'eau peu profonde de l'étang, des flamants roses, les premiers que je vois. Des mulets bondissent à la surface. À gauche, sur sa levée de terre, la cathédrale de Maguelone. Nous marchons le long de l'étang jusqu'à la mer qui mugit, bleue, élémentaire, comme originelle, derrière un talus. Les rouleaux brisent sur le sable jonché de galets de toutes les couleurs. Il y a aussi des fragments de calcaire creusés, ajourés par le travail de l'eau. J'aimerais m'attarder, voir, m'emplir les yeux de pareil spectacle. Je suis mort au monde depuis près de quarante ans. Il a donc cessé, de son côté, d'exister. Et voilà l'éclatante preuve du contraire. [Je 19.5.2005]

 

[...] je dispose, soudain, d'une merveille qui avait croisé ma route, lorsque j'avais dix ou douze ans, et que j'avais cru perdre sans retour, comme tant de choses belles, éblouissantes, à peu près incroyables, qui déchiraient parfois la grisaille des commencements et s'effaçaient aussitôt. [...] J'ai oublié si c'est à l'école de musique que j'avais entendu ce concerto, sous les mains de Philippe Entremont, ou, plus prosaïquement, à la radio. Je me le suis chantonné longtemps, avec la voix du dedans, et puis je n'y ai plus pensé. [...] Une des expériences cardinales de l'enfance située et datée qui fut la mienne aura été la rencontre de merveilles qui disparaissaient quand à peine j'avais entrevu l'inimaginable félicité dont elles étaient chargées.[...] tels morceaux de musique qui eurent, tous, la vertu de me laver de tout, de me dispenser une liesse dont leur aide, seule, me rendait susceptible. La contrepartie de ces visites, c'était, c'est resté la succession de pertes et de deuils en quoi elles se muaient, incapable que j'étais de les retenir, d'en épuiser les blandices. Une partie, au moins, des tâches qui m'auront occupé par la suite visait à récupérer ce dont l'ignorance, l'impuissance — les miennes mais celles aussi de ma petite patrie — m'avaient continuellement spolié. [Di 6.4.2008]

 

Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2001-2010, éditions Verdier, 2012, p. 568, 846-847.

© Photo Chantal Tanet, mai 2007

24/03/2012

Bashô Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus

Bashô, les haïkus, Dominique Chipot, le coucou

 

Nuit sous les fleurs —

ascète raffiné à l'excès

je me surnomme "Seigneur Ermite"

 

Mes yeux étincellent

d'avoir tant désiré la floraison —

Cerisiers pleureurs

 

Espérant le cri du coucou,

j'entends les cris

du marchand de légumes verts

 

Coucou, quand chantes-tu ?

les fleurs de prunier

épanouies depuis janvier

 

Impromptu du 20 mars

Cerisiers en fleur —

heureux pour sept jours

d'y admirer une grue !

 

Un coucou

vole et coucoule à maintes reprises —

quelle agitation !

 

 

 

Bash­ô Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique chipot, LaTable Ronde, 2012, p. 95, 77, 57, 64, 95,132, 141.

23/03/2012

Jacques Ancet, Chronique d'un égarement

 

                                 

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                                    Une lumière

 

   Que veut dire lumière ? Et poésie ? Les noms ne désignent qu'une énigme. Je répète : lumière, poésie. Quelque chose bouge, s'éclaire. Je regarde dehors. Je vois l'éclat, les choses — je vois la lumière. Mais la poésie ? Rien d'autre que le mot. Et rien pour le poser.

 

   La chute obscure dans la blancheur. Aucun bruit, pourtant. Seul celui des pages où se prennent des images. Pour ce qui est des voix, elles résonnent mais n'ont pas de sens. Pas plus que la brume qui gomme le paysage. Restent les losanges de la clôture et quelques feuilles arrêtées au bord du vide. Et le regard que rien ne vient plus remplir. Quelqu'un compte quelque part — ou quelque chose. Une sorte de silence rythmique. Un goutte-à-goutte sans les gouttes. Je m'arrête. J'attends : l'addition, la soustraction, peu importe. Je regarde mes ongles.

 

   Ce qui se retire m'emplit les yeux, me reste sur l'estomac, s'arrête dans ma gorge. Inutile de vouloir mettre les doigts : vomir n'est pas une solution. Dans le liquide et l'odeur je ne trouverai que moi.

 

   J'ai appris l'éphémère et l'oubli, les jours qui ressemblent aux jours, l'enthousiasme et l'ennui, l'angoisse toujours dans le noir du sommeil. Je regarde ce que je ne vois pas, je touche ce que je ne sais pas. Je suis au centre d'une explosion immobile dont tout s'éloigne infiniment.

 

   Pourtant les pierres se serrent comme si elles avaient froid. Autour, une sorte de cendre au ras du sol. Avec un cri traînant, un silence fragile. Je cherche sans trouver (je ne sais pas ce que je cherche). Le plafond pèse de tout son poids et le jour sur les vitres. Comment dire cette attente sans visage ? Sur la table, oranges et pommes dans un plat. Pour quel peintre absent ? J'ouvre la main. Que pourrait-elle saisir qu'elle ignore ? Et mes yeux arrêtés sur ce qu'ils croient connaître ?

 

[...]

Jacques Ancet, Chronique d'un égarement, collection "Entre 4 yeux", éditions Lettres Vives, 2011, p. 121-122. www.editions-lettresvives.com/