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09/11/2024

Philippe Jaccottet, Leçons

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Toi cependant,

 

ou tout à fait effacé

 

et nous laissant moins de cendres

que feu d’un soir au foyer,

 

ou invisible habitant l’invisible,

 

ou graine dans la loge de nos cœurs,

 

quoi qu’il en soit,

 

demeure en modèle de patience et de sourire,

tel le soleil dans notre dos encore

qui éclaire la table, et la page, et les raisins ?

 

Philippe Jaccottet, Leçons, dans Œuvres,

Gallimard, Pléiade, 2014, p. 460.

27/02/2021

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik

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    Toi

 

Elle vint —

d'un coup d'œil

sérieux,

sous le rugissement,

la carrure,

devina simplement le gamin.

Elle prit

son cœur pour elle seule,

et simplement

s'en fut jouer,

comme une fillette au ballon.

Et chacune —

comme devant un miracle —

ici une dame s'en mêle,

là une demoiselle :

« En aimer un comme ça ?

Mais il vous renverserait !

Probable que c'est une dompteuse !

Possible qu'elle sort du Zoo ! »

Et moi je jubile.

Il n'y en a plus —

de joug.

Perdant la tête de joie,

je sautais,

comme un Indien à des noces bondissant,

tant je me sentais gai,

tant je me sentais léger.

 

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930), traduites du russe par Andrée Robel, Gallimard,

1969, p. 96.

 

31/03/2018

André Frénaud, Il n'y a pas de paradis

 

 

À force de s’aimer

 

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À force de s’aimer on ne se connaît plus,

parce qu’il n’existe plus de toi ni de moi

mais un oiseau aveugle immobile sur le vide,

ne chantant pas, irréprochable, rajeunisseur.

L’éclat de son silence répare les fêlures.

Mon amour, mais toi et moi nous devenons vierges !

 

André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard,

1967, p. 58.

10/03/2016

François Muir (1955-1997), Toi, l'égaré (poèmes inédits)

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Quelle mue soudaine

Te saisit ?

Le vagir s’inscrit en toi,

Te quitte.

Le bégaiement du vieillard

Te poursuit, t’abandonne.

Quel est cet âge ?

 

Tu dresses la carte

De ton corps.

Désert de mots.

Géographie de morsures.

Tu secoues le planisphère.

Un long sifflement te répond.

Il n’y a plus personne.

 

François Muir, Toi l’égaré (poèmes inédits),

La Lettre volée, 2015, p. 13, 26.

07/03/2015

Erich Fried, Es ist was es ist

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Toi        

 

 

Toi

te laisser être toi

entièrement toi

 

Voir

que tu n’es toi

que lorsque tu es tout

 

ce que tu es

 la tendresse

et le sauvage

 ce qui veut se détacher

et ce qui veut se blottir

 

Celui qui n’aime que la moitié

 ne t’aime pas à moitié

il ne t’aime pas du tout

celui-là veut te tailler sur mesure

t’amputer

 te mutiler

 

Te laisser être toi        

 est-ce difficile ou facile ?

Cela ne dépend pas de la dose

de calcul et de bon sens                   

 mais de la dose d’amour 

et de désir suspendu à tout –

à tout

ce qui est toi        

 

À la chaleur

et à la froideur

à l’amabilité

et à l’obstination

à ton bon vouloir                          

et ton mécontentement        

à chacun de tes gestes

à tes mauvais gestes

ton inconstance

ta constance

 

Alors cela

te laisser être toi 

n’est        

peut-être pas

 si difficile

 

 

Dich

 

Dich

dich sein lassen

 ganz dich

 

Sehen

 daß du nur du bist

 wenn du alles bist

das Zarte

 und das Wilde

das was sich losreißen

und das was sich anschmiegen will

 

Wer nur die Hälfte liebt

 der liebt dich nicht halb

sondern gar nicht

der will dich zurechtschneiden

amputieren

verstümmeln

 

Dich dich sein lassen

ob das schwer oder leicht ist?

Es kommt nicht darauf an mit wieviel

Vorbedacht und Verstand

 sondern mit wieviel Liebe und mit wieviel

offener Sehnsucht nach allem –

 nach allem

 was du ist

 

 Nach der Wärme

und nach der Kälte

nach der Güte

und nach dem Starrsinn

nach deinem Willen

 und Unwillen

nach jeder deiner Gebärden

 nach deiner Ungebärdigkeit

 Unstetigkeit

Stetigkeit

Dann

ist dieses

dich dich sein lassen

vielleicht

 gar nicht so schwer

 

Erich Fried, "Dich", extrait de Es ist was

es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte

(Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1983), p. 34

traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

12/01/2014

Paul Celan, Pavot et mémoire,

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan

 

         Louange du lointain

 

À la source de tes yeux

vivent les filets des pêcheurs d'eaux folles.

À la source de tes yeux

la mer tient sa promesse.

 

Je jette là

un cœur qui a vécu parmi les hommes,

jette bas mes vêtements et l'éclat d'un serment :

 

Plus noir dans le noir je suis plus nu.

Infidèle seulement je suis fidèle.

Je suis tu quand je suis je.

 

À la source de tes yeux

je suis emporté et je rêve de rapine.

 

Un filet a pêché un filet :

nous nous séparons enlacés.

 

À la source de tes yeux

un pendu étrangle sa corde.

 

 

         Lob der Ferne

 

Im Quell deiner Augen

leben die Garne der Fischer der Irrsee.

Im Quell deiner Augen

hält das Meer sein Versprechen.

 

Hier werf ich,

ein Herz, das gewellt unter Menschen,

die Kleider von mir und den Glanz eines Schwures :

 

Schwärzer im Schwarz, bin ich nackter.

Abtrünnig esrt bin ich treu.

Ich bin du, wenn ich ich bin.

 

Im Quell deiner Augen

treib ich und träume von Raub.

 

Ein Garn fing ein Garn ein :

wir scheiden umschlungen.

 

Im Quell deiner Augen

erwürgt ein Gehenkter den Strang.

 

Paul Celan, Pavot et mémoire, traduction de Valérie

 

Briet, Christian Bourgois, 1987, p. 69 et 68.

08/01/2014

Paul Celan, Poèmes, traduction André du Bouchet

 

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan

 

          Parler, la grille

 

Œil-le-rond entre les ferrures.

 

Paupières, cillant,

qui rames amont,

élargis ce regard.

 

Iris, nageur, rogue et sans rêve :

le ciel, cœur gris, n'est pas loin.

 

Déclive, à ce bec du métal,

l'écharde charbonne.

Où la lumière tire,

tu devines l'âme.

 

(Si j'étais semblable à toi. Toi-même, à moi.

Ne sommes-nous pas debout

dans un même alizé ?

Nous sommes étrangers.)

 

Les dalles. Dessus,

entreserrées, l'une et l'autre

flaques gris-cœur :

deux fois

se taire plein la bouche.

 

              *

 

        Sprachgitter

 

Augenrund zwischen den Stäben

 

Flimmertier Lid

rudert nach oben,

gibt einen Blick frei.

 

Iris, Schwimmerin, traumlos und trüb :

der Himmel, herzgrau, muss nah sein.

 

Schräg, in der eisernen Tülle,

der blakende Span.

Am Lichtsinn

errätst du die Seele.

 

(Wär ich wie du. Wärst du wie ich.

Standen wir nicht

unter einem Passat ?

Wir sind Fremde.)

 

Die Fliesen. Darauf,

dicht beieinander, die beiden

herzgrauen Lachen

zwei

Mundwoll Schweigen.

 

Paul Celan, Poèmes, traduits par André du

Bouchet, Clivages, 1978, n. p.