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05/03/2015

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet

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                                  Tragédie

 

Avec la rumeur des yeux des poupées agités par le vent si fort qu’il les faisait s’ouvrir et se fermer un peu. J’étais dans le petit jardin triangulaire et je prenais le thé avec mes poupées et la mort. Et qui est cette dame vêtue de bleu au visage bleu au nez bleu aux lèvres bleues aux ongles bleus et aux seins bleus aux mamelons dorés ? C’est mon professeur de chant. Et qui est cette dame en velours rouge qui a une tête de pied, émet des particules de sons, appuie ses doigts sur des rectangles de nacre blancs qui descendent et on entend des sons ? C’est mon professeur de piano et je suis sûre que sous ses velours rouges elle n’a rien, elle est nue avec sa tête de pied et c’est ainsi qu’elle doit se promener le dimanche en serrant la selle avec les jambes toujours plus serrées comme des pinces jusqu’à ce que le tricycle s’introduise en elle et qu’on ne le voit jamais plus.

 

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon, 2012, p. 43.

02/04/2011

Pierre Silvain, Le Passage de la morte

images-5.jpgVous pensez à cette confession livrée au fond d’un cabinet capitonné, dans la douleur, la honte et la révolte, devant la vitrine du magasin de poupées, à l’angle de la rue de Vaugirard et de la rue Servandoni où l’imprévu d’une promenade vous a conduit. Mais le trouble et le vague effroi que vous ressentez tiennent à un spectacle qui ne doit rien à l’illusion, il est bien réel derrière la vitre dont vous vous rapprochez encore et que vous touchez maintenant du front.

 À première vue, elles semblent normalement attachées au corps, les petites têtes de porcelaine rose et blanche des poupées anciennes disposées sur des étagères, dans leurs robes de soie aux tons fanés. En les regardant avec plus d’attention, il s’avère que toutes portent la marque d’une décollation, comme un très fin sillon entourant la base du cou juste au dessus du froncé des collerettes de dentelles, une coupure nette qui aurait été pratiquée par le fer tranchant de quelque exécuteur des hautes œuvres. Il ne s’en épanche aucun sang. Les yeux gardent leur éclat de pierre gemme, fixement braqués sur le passant terrifié, trente regards aveugles convergeant sur vous, tel le feu nourri d’un peloton.

 Si vous vous attardez jusqu’à l’heure de la fermeture, sans égard pour votre présence une main tire un rideau rouge au fond de la vitrine qui, ainsi privée des figurines insomnieuses, fait penser à une avant-scène de théâtre où se donne un divertissement tandis qu’on change le décor. Dans l’éclairage de la rue, car la boutique a éteint le sien pour la nuit, la vue n’est plus sollicitée que par un « sujet » insolite dont elle avait été distraite jusqu’alors par le spectacle des poupées. La pièce maîtresse — comment avez-vous pu ne pas la remarquer d’emblée ? — est l’une de celles-ci, mais d’une taille impressionnante en comparaison des autres, étroitement corsetée de noir, debout, dressée entre les ridelles d’une charrette peinte en vert tendre, tenant dans sa main gantée la bride inexistante d’un poney à roulettes, lui aussi disparu, de l’autre brandissant un fouet vers vous qui, à cause des cheveux blonds et frisottés de la sévère créature, vous prenez à évoquer Lou Andreas-Salomé dans la même posture, Paule de Ré et Nietzsche, le mari et l’amant, sommés — mais déjà consentants — de tirer la voiture.

 

Pierre Silvain, Le Passage de la morte [sur Pierre Jean Jouve],éditions L’Escampette, 2007, p. 18-19.