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14/02/2020

Senna Hoy, n° 1

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Le nombre de revues de poésie "sur papier" demeure toujours important, bien heureusement.  Certes, plusieurs ont disparu ces dernières années, publiées alors (ou pas) en ligne, mais ce qui est réjouissant pour le lecteur, c’est qu’il en naît de nouvelles régulièrement. Victoria Xardel, par exemple, présente ici, a créé plusieurs revues plus ou moins éphémères ; citons parmi d’autres L’ennuiPension VictoriaLa Dépêche de San Zaninovo et, avec Luc Bénazet, Les divisions de la joie. Senna Hoy, en français et en anglais, est publiée par Luc Bénazet et Jackqueline Frost ; elle se veut militante et donne à lire non pas des poèmes-réunis-par un-thème (les oiseaux, le silence, etc.), mais des poèmes. Point. Le choix du titre n’est pas indifférent. Senna Hoy ? On consultera le Dictionnaire des militants anarchistes pour plus de précisions ; Senna Hoy était le pseudonyme de Johannes Holzmann (1882-1914) qui, entre autres activités, publia un hebdomadaire anarchiste, Kampf (Combat), fut un précurseur de la défense de l’homosexualité et, contre les syndicats gouvernés par les socio-démocrates, prônait l’auto-organisation des travailleurs... Vaste programme ! un tel militantisme ne pouvait aboutir qu’à la prison, Senna Hoy mourut en effet de tuberculose dans une prison de Berlin.

Et la revue ? Dans un petit format (18cmx13,50cm), elle réunit des poèmes dans les deux langues. Des extraits d’un ensemble de Nat Raha, poète que l’on peut écouter lire sur Youtube, sont (en anglais et en français ; traduction L. Benazet) fortement liés aux difficultés pour vivre dans une société fondée sur l’exploitation de l’homme, où toute différence est rejetée,

 

                       quels sorts, guerre, votre désesp/érée  
                       colonialisation interne
                       émeutes, nourriture ; 38 moisson
                      -s polaires & poumons en feu
                       rapports sociaux entre choses
                       , travail échangé, salaires, dé-

                        possessions [...]

 

Une forme plus classique est conservée dans le poème en anglais de Christina Chalmers (poétesse américaine) et dans les deux poèmes de Victoria Xardel (trois en français, trois autres traduits par J. Frost), non le propos, qui questionne clairement les pratiques sociales :

          Tu diras, un système s’effondre non par excès de l’opposition
          mais par le développement irrépressible de ses contradictions.
          Tu vantes les connexions raffinées qui nous neutralisent.
          (etc.)

 

Voilà une revue revigorante à soutenir, diffusée uniquement par voie postale ; pour un abonnement à 4 numéros, 20 €, écrire 15 rue Myrrha, 75018, Paris.

Senne Hoy, n°1, np (20 p), 4 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 19 décembre 2019.

 

25/04/2019

Luc Bénazet, Rainal ! : recension

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Rainal !, "renard" en langue d’oc, se présente comme un conte et est précédé d’une annonce : « Nous avons recueilli par des méthodes clairement définies et selon un plan précis, des témoignages directs et véridiques sur le personnage du film de court métrage de Chiama Malta et Sébastien Laudenbach, Les Yeux du renard » — film de 2012. Manière de dire « Ceci n’est pas un conte », ou de prévenir le lecteur qu’il ne lira pas un conte traditionnel. Le personnage du film, que je n’ai pas vu, est représenté sur une affiche et une photo par un humain avec une tête stylisée de renard ; le synopsis propose seulement des questions : « Et si le chien n’avait pas pissé ? Si le renard n’avait pas traversé la forêt ? S’il n’était pas passé par la caverne ? Aurait-il pu regarder avec ses yeux vrais ? » Plusieurs de ces éléments sont présents dans Rainal ! : outre l’humain à tête de renard, le chien, la forêt, la caverne, les "yeux vrais", mais Luc Bénazet les introduit en jouant avec les règles précises attachées au conte. La mise en forme de ces contraintes par Vladimir Propp dans Morphologie du conte (1928 en russe, traduction en 1965), ont été critiquées et amendées par divers structuralistes, laissons-là le débat et retenons les principes.

Doivent être d’abord présentés le cadre et les personnages ; un événement ou un personnage vient défaire une situation stable : l’action peut commencer et met en scène un "héros", qui doit surmonter diverses épreuves (réparer un méfait, par exemple, avec ou sans aide) et le récit s’achève, avec un retour, ou non, à la stabilité, quand toutes les difficultés sont résolues — par exemple, l’ogre ne continuera pas à manger des enfants. Dans Rainal !, le lecteur est vite déçu, le conte s’ouvre immédiatement par un discours du personnage principal ("je") qui coupe court à tout récit développé : « Je suis sorti ce matin. Qu’est-ce qu’il y a à dire d’autre ? » ; seule concession aux contraintes, une précision sur le moment, « C’était le printemps ». Cependant, le cadre général est donné plus loin, sous forme de réponses à des questions que pose un "tu" — lecteur curieux insatisfait des maigres données ?… ; d’où, après l’indication « Je suis d’un pays de France », un ensemble de précisions : « (Tu me demandes où […], pourquoi […], avec qui […], si je suis allé avec eux […], qui m’a amené dans la maison […],  ce que je veux faire plus tard […] », et d’autres éléments et personnages apparaissent alors : « les Mandras », — "mandra", mot désignant le renardeau en langue d’oc (cf.  mandrat dans Mistral, Tresor dou Felibrige), le costume (le masque de renard ?), la maison (que l’on découvre au début du conte).

Relisons ce début. Dans une maison — il y en a plusieurs — il reçoit un livre illustré qui rapporte l’histoire d’un roi malade qui guérit : c’est là un conte classique, mais notre héros ne fait que le lire. Dans les autres maisons, un enfant se déclare le maître et une mère reconnaît ce rôle à notre héros ; plus loin dans le texte, c’est la séparation d’avec la mère qui est relatée — elle pleure le départ — et le héros se substitue au père : nous lisons (ce qu’est régulièrement un conte) une histoire d’initiation. Il rencontre un chien affamé à qui il cède son croissant ; l’animal, pour le récompenser lui offre le don de voir les choses « en vrai », mais il doit ne jamais en parler (comme dans Les Yeux du renard), amis nous ne saurons pas s’il fait usage de ce don.

Il y aura d’autres déceptions. Grimpant au sommet d’un épicéa pour dénicher des pigeons, le héros, effrayé par les cris des petits qui attendent leur nourriture, est « ivre de peur » et erre jusqu’à ce qu’il puisse se cacher dans une grotte, puis une autre. Il a marché, dit-il, « jusqu’à ce que je sois arrivé », et le récit perd alors toute cohérence : au "je" se substitue un "on" (pour les renardeaux ?), qui cherche et trouve « une laisse de chien » et le "je", à nouveau présent, clôt le conte en invitant un "tu" à lui « raconter une histoire. »

Rainal ! n’est pas ce que l’on classe habituellement dans le genre « conte », ne serait-ce que par sa forme : le texte a plus la forme d’une suite de vers libres que de prose continue — même si les contes en vers existent, ce n’est pas la forme courante ; d’autre part, les divers moments du récit sont fort peu reliés entre eux, c’est au lecteur de reconstruire un fil : le personnage ne part sans doute jamais autrement que dans les livres. C’’est ce voyage dans l’imaginaire que nous découvrons.

 

Luc Bénazet, Rainal !, Éric Pesty éditeur, 2019, 16 p., 9 €. Cette note a été publiée dans Sitaudis le 2 avril  2019.

 

08/03/2015

Luc Bénazet, Articuler

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Dialectes, jargons, parlers de pauvres et de riches

(Pier Paolo Pasolini), —

 

         Quelle division des parlers est simple, lorsqu’un groupe est divisé simplement, —

 

Si une communauté humaine avait multiplié

les divisions en elle, divisions

multiples mais complexes, nous pourrions la même

la même typologie des parlers  

(un état de langue particulier

est aliénable. Une langue de pouvoir le domine et

obtient sa disparition :

disparaît la dimension affirmative,

disparaît la forme particulière .)

 

             Mais donner sa force, mais la perdre, non pas

en pure perte : quelque chose autre advient à un autre que soi, —

 

              sa force grandit, un rapport à lui

s’établit. Un voile

aura recouvert ce qui nous sépare d’un autre que soi, —

nous nous parlons ! À l’instant

une langue semblant commune

est disposée.

 

Disons : des objets singuliers s’imposent

à chacun, avec eux, les parlers

dont ils contraignent

l’état. Et

sont des objets généreux, pour tous

(...)

 

Luc Bénazet, Articuler, nous, 2015, p. 13-14.

05/04/2013

Luc Benazet, La Vie des noms

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   Le titre La vie des noms s'inscrit dans une tradition ancienne, puisque La vie des mots étudiée dans leur signification d'Arsène Darmesteter a été publié en 1877, et La vie du langage d'Albert Dauzat en 1911. Mais si le livre de Benazet traite bien du statut des noms, de leur relation aux objets qu'ils désignent, il n'est pas pour autant un ouvrage de linguistique. Des propositions sont avancées sous la forme d'assertions, type "les noms sont...", qu'il serait malaisé — ou, en apparence, trop aisé — à réfuter quand elles jouent avec les catégories grammaticales classiques, comme dans « attenter est un nom d'action ». C'est bien que le livre déborde les réflexions sur la langue : il mêle des références diverses, souvent fort éloignées de l'étude des noms et pas toujours repérables : c'est un poème de prose dans son écriture comme dans son organisation.

   Après un liminaire qui pose la nécessité du lecteur (« une phrase ne serait pas sans adresse, quand même le langage ne serait pas un ») et le refus de la propriété  (dont celle des noms), trois parties titrées. La première, "La respiration véritable", — « la respiration qui entre et sort par les noms et par la phrase n'est pas la respiration véritable, mais le rythme véritable du souffle est en relation avec elle » —, peut être entendue comme approche de ce qu'est la lecture à voix haute. Par la mention d'une « ancestrale force » s'opère le passage à "Piété filiale", piété analogue au son d'une cloche parce qu'elle est fabrique d'échos. S'engagent dans ce second ensemble des développements sur la filiation ("On a / son père comme il a lui- / même son père, lequel etc., aussi / s'épuise le savoir qu'on a / des pères") et sur le nom de personne, et d'abord sur celui de "Benazet" : il est écrit verticalement sans ses voyelles ("b n z t"),  « les fentes du monde » étant formées par l'espace entre les consonnes — nom image comme en hébreu, et ce n'est pas hasard si le nom "Hamor", qui renvoie à un épisode tragique de la Genèse, se trouve dans la première partie. Le troisième sous-titre, "Une marche de la réalité", apparaît dans un poème de cette seconde partie.

   L'écriture mime ici et là celle du discours philosophique — distante, "objective", avec une dominante des assertions —, mais elle est sans cesse rompue par la reprise de propositions, la présence d'anaphores, et les séquences s'achèvent parfois par : [...], comme si le texte était inachevable, à poursuivre ailleurs de même qu'il avait été commencé dans un autre livre : des esquisses sur les noms sont dans Envoi, échanges de courriels datés de 2010 avec Benoît Casas(1). En outre, la mention des références indique au lecteur à la fois qu'il n'a pas affaire à un traité et que la question des noms ne s'arrête pas aux noms "communs". Si l'on reconnaît Rousseau dans "Jean-Jacques R." (avant un extrait de son "Essai sur l'origines des langues") ou l'allusion à Rimbaud avec « l'horrible travail », il est moins aisé de savoir qui est Lucie B. dont est cité le syntagme « voix de l'estomac » ou situer l'auteur du « Requiem for what's name (guitare, M. R.) », titre d'un disque de Marc Ribot, dans lequel un des morceaux s'intitule "Motherless Child" — mais ce sont les pères qui sont le motif du poème de Luc Benazet. Plus transparent est le renvoi au traité de sexualité taoïste, en rapport avec l'association de la Lune et du Soleil (avec majuscule) qui « suivent le souffle originel » — présence de l'Orient (déjà dans Nécrit, 2011), comme de la psychanalyse et de l'opposition dedans/dehors.

   Le nom n'existe que prononcé, ce qui lui donne vie, force, sinon il n'est que « pensée de corde éteinte ». Dans les poèmes où les lettres ne sont pas à leur place dans les mots, ou viennent les parasiter, les mots prennent un aspect inhabituel,  même s'ils sont toujours reconnaissables (comme le nom de "Benazet" sans consonne) : « Mobn fildrougr et bleu / Pas mamobn on zurz cimporis / Ni ma moto nonplusd / De rien / De rrien ». Il est remarquable que cette transformation soit aussi dans un poème titré "LET-RRES DE / L'AMOUR " où est inscrite l'impossibilité d'une rencontre : « nous ne nous rencontrerons jamais, ni dand la vie, ni dans la mort », et où "dand", "dans" deviennent "dent", puis « Dla, galand / Gland, dans ».

   On comprend que ce livre complexe, qui roule des matériaux variés, exige un engagement dans la lecture ; il éloigne le lecteur du lyrisme à fleur de peau qui sévit toujours, et ce n'est pas la moindre de ses qualités ; avec lui, « On ne voudrait pas ne pas être en dehors des choses ».


Luc Benazet, La vie des noms, "collection Antiphilosophique", éditions NOUS, 2013, 88 p., 14 €.

Cette note de lecture a d'abord été publiée sur le site Sitaudis.

 



1 Benoît Casas et Luc Benazet, Envoi, éditions Héros Limite, 2012.