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10/06/2012

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel

Jacques Roubaud, Ciel et terre..., l'eau, enfance, garrigue

                       Chapitre 1

 

                Ciel, septembre 1943

 

   Il falalit d'abord franchir le barrage. La retenue d'eau, à l'abandon, en arrière, était envahie d'arbres. La petite rivière se déversait dans le bas, répide, bouillonnante, écumeuse, impétueuse, bordée de roseaux légers. Grâce au barrage, elle était habillée de ronces, de peupliers à l'odeur de miel lourd, de trembles, de frênes, d'aulnes ; feuilles, feuilles vertes ; feuilles déjà jaunes ; feuilles à dessous presque blancs. Un peu plus haut, des arbres, renversés par le vent ou consumés de vieillesse, formaient une sorte de digue : un mur vert, un mur végétal impénétrable. L'eau filtrait à travers ces débris. Elle en sortait toute meringuée d'écume, de libellules, grandes libellules aux yeux de diamant. Les pierres, sur le dessus du barrage, çà et là s'étaient effondrées, disjointes ; couvertes d'herbes, de graminées. Entre elles, des couleuvres d'eau fuyaient en chuintant. Il sautait d'une pierre à l'autre, en espadrilles, restant du côté gauche, du côté de l'eau, par prudence. Il savait nager ; il n'avait pas peur de tomber dans l'eau. Traverser n'était qu'un jeu ; à dix ans, un jeu d'enfant.

   Ensuite commençait la garrigue, son territoire personnel, la tranquillité sans menaces, la solitude, son bien. Personne. Il montait par le sentier dans les poussières, es thyms, les muscaris, les lavandes, les buissons de genièvres, les chênes-lièges nains, les vignes abandonnées, quelques pins. Aux coins des vieilles vignes, des pêchers de vigne, des amandiers aux fruits couverts de fourrure verte et grise, comme des oreilles d'âne. Chemin ponctué d'insectes, de froissements, de lézards. L'appel des chiens et des chasseurs, oin. Les passages de vent. Le continuum des grillons comme un silence protecteur. Sur le sentier son pas faisait jaillir des sauterelles. Elles étaient brunes, comme poussiéreuses. Pendant leurs bonds on voyait se déployer le drapeau de leurs élytres; les unes bleues, les autres rouges.

 

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, John Constable, Flohic éditions, 1997, p. 7 et 9.

09/06/2012

Virginia Woolf, La Dame dans le miroir : réflexion

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                             Virginia Woolf  par Roger Fry

 

   On ne devrait pas davantage laisser les miroirs accrochés aux murs qu'on ne laisse traîner son carnet de chèques ou des lettres avouant d'odieux forfaits. En cet après-midi d'été, on ne pouvait quitter des yeux le long miroir suspendu dans l'entrée. Le hasard en avait décidé ainsi. Depuis les profondeurs du divan du salon, on pouvait voir, réfléchis dans ce miroir vénitien, non seulement la table au dessus de marbre qui lui faisait face, mais au-delà, un morceau de jardin. On pouvait voir une longue allée herbeuse longeant des talus plantés de grandes fleurs, et que le cadre doré coupait net dans un angle.

    La maison était vide, et seul dans le salon on pouvait se prendre pour un de ces naturalistes qui, sous un camouflage d'herbe et de feuilles, se livrent à l'observation des bêtes les plus farouches — blaireaux, loutres, martins-pêcheurs — prenant leurs ébats librement et, pour leur part, en toute invisibilité. Cet après-midi-là, la pièce était pleine de ces créatures craintives, toute en ombres et lumières, rideaux soulevés par le vent, chute de pétales — toutes choses qui, semble-t-il, n'arrivent jamais en présence d'un observateur. Avec sa chemise de pierre, ses tapis, sa bibliothèque surchargée et ses cabinets de laque rouge et or, le paisible vieux salon campagnard regorgeait de ces bêtes nocturnes. Elles venaient faire des pirouettes sur le sol, avançaient délicatement, pattes hautes, queue étalée, et picoraient à coups de bec allusifs, se donnant des airs de grues, de troupeaux élégants de flamants roses délavés, ou de paons à la traîne veinée d'argent. Il y avait aussi des rougeoiements et des obscurités diffuses, comme si une seiche eût tout à coup répandu de la pourpre dans l'air ; la pièce avait ses coups de passion, de fureur, d'envie, et de chagrin, qui la submergeaient et l'assombrissaient, tout comme un être humain. Rien ne demeurait inchangé, ne fût-ce qu'un instant.

[...]

 

Virginia Woolf,  La Dame dans le miroir : réflexion, traduction par Michèle Rivoire, dans Œuvres romanesques, II, édition publiée sous la direction de Jacques Aubert, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2012, p. 1255-1256.

08/06/2012

Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles

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                   Chant du chien

 

Saint François et la Fontaine

Essenine et Supervielle !

C'est ce chien de Salabreuil

Avec sa pelisse en deuil

Qui vous jappe cantilène

Au bord du poème obscur

Depuis sa niche d'étoiles

Et l'ombre à son souffle impur

Se replie au creux du monde

Quelle honte quelle honte

Vous êtes en plein soleil

Et des lambeaux de sommeil

Faseyent sur vos épaules

Quand passe dans la nue molle

Un tourbillon d'or poisseux

Mais voici que parmi ceux

Qui se lèvent tôt sur terre

Vous prêtez à la lumière

Votre oreille en papier blanc

Et ma voix de chien descend

Noire depuis cette vie

Sur ces fleurs qu'elle déplie

Comme fait l'aube au printemps

Avec celles éclatantes

De vieux pommiers pour qu'y entre

Le bourdon lourd et en creux

Du jeune orage d'avril

Ne soyez pas mécontents

Ce chien fou avec sa queue

Fouette ce n'est pas facile

Un lait d'astres poussiéreux

Non sans mouches et taons bleus

Souvenez-vous l'air s'attarde

Un soir de mauvaise garde

À l'odeur de foin coupé

Dans des profondeurs sans âge

Puis l'os long d'un paysage

Un peu de lune à laper

Qu'on nous jette de la route

Bouillon triste maigre croûte

Pour que meure la chanson

Au mâchis des rogatons

Mais c'est à minuit

Que hurle le jeune chien

Moi j'ai peur et le vent tourne

Autour de tout et de rien

Et je le sens qui me flatte

Soulève abaisse ma patte

Je grogne de vieille peur

J'aboie après des lueurs

Vagabondes qui m'entraînent

Ayant rompu toutes chaînes

Pardonnez-moi de toujours

Vous cherchez au lin du jour

Me lamenter à vos trousses

Quand votre mort est si douce

Et si grand votre plaisir

À marcher seul et n'offrir

Plus aucun chant au silence

Pardonnez-moi ma constance

À vous suivre et vous trouver

Ma gueule jamais lavée

Mes ongles rongés de boue

Lorsque je me tiens debout

À votre épaule très chaude

Ma langue pend j'ai faim l'ode

Mauvaise me met en soif

Que toute une vie radieuse

Me fut donnée mais lépreuse

La fis pour mourir au coin

Noir du paradis des chiens.

 

Jean-Philippe Salabreuil, La Liberté des feuilles,

collection "Le Chemin", Gallimard, 1964,

p. 63-65.

07/06/2012

Michaël Palmer, Première figure

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  Le village de la raison

 

Ceci est un gant

ou un livre du club du livre

 

C'est le soleil

ou un couche de boue

 

Ceci lundi

ceci un mot altéré

 

Ceci le village de la raison

et ceci un œil arraché

 

Ceci le père

ou un nombre sur un tableau

 

Ceci un substitut

ceci la chose que tu es

 

Ceci une peinture vernie

ou autrement une réponse acceptée

 

Ceci la porte

et ceci le mot pour porte

 

Ceci un réflexe causé en tombant

et ceci un prisonnier avec une orange

 

Ceci un nom que tu connais

et ceci le poison pour te faire aller bien

 

Ceci le mécanisme

et ceci l'ombre d'un pont

 

Ceci une courbe

et cei sa soif

 

Ceci lundi,

ceci son mot abîmé

 

Ceci la trace

et ceci le terme sans marque

 

Ceci le sonnet

et ceci sa maison brûlante

 

Tu es dans ce jeu

tu es son paysage

 

C'est une hypothèse

la longueur d'un bras

 

Ceci un coquelicot

ceci un épilogue

 

Michaël Palmer, Première figure, traduit de l'anglais

par Virginie Poitrasson et Éric Suchère, "Série

américaine", José Corti, 2011, p. 51-52.

06/06/2012

Louise Warren, Bleu de Delft : Archives de solitude

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 Déchirure

                  

                       Nous sommes dans la déchirure. On peut vire aussi dans la déchirure.

                                                     Henri Bauchau

 

   Alors que notre vie est faite d'efforts de réconciliation, de pardon, la littérature, elle, permet non seulement la déchirure, mais elle la reconnaît.

 

Dessaisissement

 

   La poésie serait la forme la plus libre de la mystique. Le dessaisissement son plus proche voisin.

 

Enfant

 

   J'ai trois ans et on emporte ma joue.

 

Fable

 

   Je reconduis les cerceaux et les paupières dans le même été, le même ciel. Il n'y a ni animaux ni bol de lait, seulement les fragments.

 

Fougère

 

   Entre mes mains et la fougère, le feuille se froisse, pleine de jour.

 

Livre

 

   Du don que nous font les livres, nous nous devons d'en garder l'esprit, la source vive. Ainsi je crée, plongée dans le paysage qui se prolonge tout autour de moi, avec ce qu'il porte, avec l'essence, l'énergie qui existe entre l'espace et le vide, entre le pas, l'objet, le nuage.

 

Matière

 

   Ce que je lis, je pourrais le comparer à du compost. De la philosophie, de la poésie, des albums pour enfants, des essais, des mystiques, des baroques, tout cela j'en suis certaine se dépose au fond de moi, se mélange à ma langue.

   J'ai toujours cru que cette matière invisible que vous laisse la lecture s'organise, se transforme, afin de se préparer au lent travail de transfiguration que produit la pensée.

  

Louise Warren, Bleu de Delft, Archives de solitude, Montréal, éditions Trait d'union, 2001, p. 29, 30, 33, 36, 40, 67, 69.

05/06/2012

Guillaume Apollinaire, La Loreley (Alcools)

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Le rocher de la Loreley                      


                       La Loreley

 

À Bacharach il y avait une sorcière blonde

Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde

 

Devant son tribunal l'évêque la fit citer

D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté

 

O belle Loreley aux yeux pleins de pierreries

De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

 

Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits

Ceux qui m'ont regardé évêque en ont péri

 

Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries

Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie

 

Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley

Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé

 

Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge

Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège

 

Mon amant est parti pour un pays lointain

Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien

 

Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure

Si je me regardais il faudrait que j'en meure

 

Mon cœur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là

Mon cœur me fit si mal du jour où il s'en alla

 

L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances

Mener jusqu'au couvent cette femme en démence

 

Va-t-en Lore en folie Lore aux yeux tremblants

Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc

 

Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre

La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres

 

Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut

Pour voir une fois encore mon beau château

 

Pour me mirer une fois encore dans le fleuve

Puis j'irai au couvent des vierges et des veuves

 

Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés

Les chevaliers criaient Loreley Loreley

 

Tout là-bas sur le Rhin s'en vient une nacelle

Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle

 

Mon cœur devient si doux c'est mon amant qui vient

Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

 

Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley

Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

 

Guillaume Apollinaire, Alcools, dans Œuvres poétiques avant-propos, chronologie, établissement du texte, bibliographie et notes par Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 115-116.

© Photo Chantal Tanet, mai 2012.

 

04/06/2012

William Butler Yeats, L'escalier en spirale (traduit par J.-Y. Masson)

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          Jeunesse et vieillesse d'une femme

 

                                II

               Avant la création du monde

 

Si je mets du noir sur mes cils,

Si je fais mes yeux plus brillants

Et mes lèvres plus écarlates,

Ou vais de miroir en miroir

En leur demandant si tout va bien,

Nul étalage de vanité en cela :

Je cherche le visage que j'avais

Avant la création du monde.

 

Et si je regardais un homme

Comme s'il était mon bien-aimé,

Alors que mon sang reste froid

Et que mon cœur est indifférent ?

Pourquoi devrait-il m'estimer cruelle

Ou s'estimer trahi ?

Je voudrais qu'il aime ce qui était

Avant la création du monde.

 

                                  V

            

                      Consolation

 

Oui, il y a bien de la sagesse

Dans les sentences des sages :

Mais étends ce corps un instant

Et laisse reposer ta tête

Jusqu'à ce que j'aie dit aus sages

En quel lieu l'homme trouve son réconfort.

 

Comment la passion pourrait-elle être aussi violentc

Si je n'avais jamais pensé

Que le crime d'être né

Assombrit tout notre destin ?

Mais au lieu même où le crime est commis,

Le crime peut aussi être oublié.

 

                   Father and child

 

She heards me strike the board and say

That she is under ban

Of all good men and women,

Being mentioned with a man

That has the worst of all bad names;

And thereupon replies

That his hair is beautiful,

Cold at the March wind his eyes.

 

               Consolation

 

O but there is wisdom

In what the sages said:

But strecht that body for a while

And lay down that head

Till I have sold the sages

Where man is comforted.

 

How could passion run so deep

Had I never thought

That the crime of being born

Blackens all our lot ?

But where the crime's committed

The crime can be forgot.

 

W. B. Yeats, L'escalier en spirale [The Windox Stairs and Other Poems], présenté, annoté et traduit de l'anglais par Jean-Yves Masson, Verdier, 2008, p. 131 et 135, 130 et 134.

03/06/2012

Franck Venaille, Chaos

Franck Venaille, Chaos, naître, mourir

 

                    On naît déjà mort

 

                  Ah! ce mur d'anxiété

                               qui

                          peu à peu

                          m'enserre

 

                          ALORS

 

                               que

       je demande simplement à quitter la scène

               fût-ce par la sortie bon secours

 

   Ce sont toujours les mêmes qui pratiquent l'autopsie

                    De leur propre corps

Cela vient du cheval vapeur ouvert dégoulinant de viscères

                                 noirs.

 

                                 Rien !

                           On naît rien.

 

                Vite on recoud vite le cadavre vite !

 

                  — déjà fané avant l'heure légale —

 

                                    Vite !

 

Franck Venaille, Chaos, Mercure de France, 2006, p. 90.

02/06/2012

Tristan Corbière, Paris nocturne

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                   Paris nocturne

 

— C'est la mer : — calme plat — et la grande marée,

Avec un grondement lointaine, s'est retirée.

Le flot va revenir, se roulant dans son bruit —

— Entendez-vous gratter les crabes de la nuit...

 

— C'est le Styx asséché : Le chiffonnier Diogène,

Sa lanterne à la main, s'en vient errer sans gêne.

Le long du ruisseau noir, les poètes pervers

Pêchent ; leur crâne creux leur sert de boîte à vers.

 

— C'est le champ : Pour glaner les impures charpies

S'abat le vol tournant des hideuses harpies.

Le lapin de gouttière, à l'affut des rongeurs,

Fuit les fils de Bondy, nocturnes vendangeurs.

 

— C'est la mort : La police gît — En haut, l'amour

Fait la sieste en tétant la viande d'un bras lourd,

Où le baiser éteint laisse sa plaque rouge...

L'heure est seule — Écoutez : ... pas un rêve ne bouge.

 

— C'est la vie : Écoutez : la source vive chante

L'éternelle chanson, sur la tête gluante

D'un dieu marin tirant ses membres nus et verts

Sur le lit de la morgue... Et les yeux grand'ouverts !

 

Tristan Corbière, Poèmes retrouvés, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes ; Tristan Corbière, édition établie par Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 888.

01/06/2012

Jean Frémon, Silhouettes

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 Silhouette de Vladimir Khlebnikov

et de son chien

 

Sur une plage de la Caspienne

 

Ils mangent du caviar ramassé sur le sable

 

                             *

 

Silhouette de Sandro Penna.

 

Dans l'autobus.

 

À bicyclette.

 

Sur le port.

 

Ébloui

 

par un ange narquois.

 

                                 *

 

Silhouette de Witold Gombrowicz.

 

Il tire sur sa pipe

Sans y croire

 

À Cordoba

Argentine

 

mille neuf cent

cinquante quatre.

 

Le monde est derrière lui.

 

                                     *

 

Silhouette de James Joyce dans sa cinquante-septième année, avec canne et chapeau, à Paris, dans la rue, sous la pluie, sur une photographie au gris teinté de sépia comme à l'ancienne, dans un livre, dont je me souviens, sur cette feuille, de mon écriture, puis composée et glissée, abusivement, parmi d'uatres, entre vos mains.

 

                                       *

 

Silhouette de dos, paysanne s'éloignant, Seurat au crayon conté sur Ingres vergé, elle porte un panier sur la hanche et s'enfonce dans un chemin qui n'est pas dessiné.

 

De son chignon une mèche, un trait, s'échappe.

 

                   Je reconnais ce châle sur ses épaules, le panier, le chemin, la lumière prisonnière dans le creusement de la surface.

 

Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 15-18 et p. 20.

31/05/2012

Pascal Quignard, La barque silencieuse

Pascal Quignard, la barque silencieuse, le chat, la mort

                   Le chat

 

   Une goutte d'encre rejoint un peu de la nuit qui était en amont de la source de chaque corps. Lire, écrire, vivre : champs magnétiques où sont jetées les limailles des aventures, des chagrins, des hasards, des épisodes, des fragments, des blessures. C'était une bibliothèque entière de petits classeurs noir et rouge où je consignais mes lectures. Ces classeurs me suivirent quarante ans durant dans la vallée de la Seine et dans la vallée de l'Yonne. Je ne savais plus si j'écrivais avec eux ou pour eux. Un jour on demanda à Isaac Bashevis Singer pourquoi il persistait à rédiger ses livres en Yiddish alors que tous ses lecteurs avaient été exterminés dans les camps de la mort.

— Pour leur ombre, répondit-il.

   On écrit mieux pour les yeux de ceux qu'on aimait que dans le dessein de se soumettre au regard de ceux qui vous domineront.

   On écrit pour des yeux perdus. On peut aimer les morts. J'aimais les morts. Je n'aimais pas la mort chez les morts. J'aimais la crainte qu'ils en avaient eue.

   La mort est l'ultima linea sur laquelle s'écrivant les lettres de la langue et s'inscrivent les notes de la musique.

   La narration que permettent les mots entre-blanchis et découpés de la langue écrite récipite les hommes en spectres.

   Le malheur hèle en nous des yeux morts pour être diminué.

   D'animaux à hommes, un regard suffit pour comprendre.

   Un vrai livre est ce regard sûr.

       

                                                *

 

Je connaissais une légère démangeaison au centre de la paume. C'était cela, un fantôme. Une caresse qui manque. J'avais déjà dans la main le désir de caresser un animal qui fût doux et chaud et dont l'échine fasse cercle soudain sous les doigts tandis qu'un son tout bas halète, ronronne, enfle, s'égalise, bourdonne enfin continûment comme le bourdon de l'orgue.

   Dans les chaussures, au fond de l'armoire, là où le chat aimait se retrancher quand il n'était pas heureux, il désira mourir.

   Il s'était glissé au-dessous du lit d'appoint pour les nourrissons, au-dessus du transat replié, près de la boîte en bois qui contient le marteau, les clous, les crochets pour les tablettes et les ampoules qu'on visse dans les douilles des lampes.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Dernier royaume VI, Folio Gallimard, 2011 [Seuil, 2009], p. 216-217.

 

29/05/2012

Joë Bousquet, La Connaissance du Soir

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            La nuit mûrit

                                           à Jean Paulhan

 

En cherchant mon cœur dans le noir

Mes yeux cristal de ce que j'aime

S'entourent de moi sans me voir

 

Mais leur ténèbre est l'amour même

Où toute onde épousant sa nuit

Dans mes jours se forge un sourire

 

Afin qu'aux traits où je le suis

Sa transparence ait pour empire

Mon corps en soi-même introduit

 

                           *

 

               Passer

 

Enfance qui fus dans l'espace

Un vol poursuivi jusqu'au soir

J'appelle ton ombre à voix basse

Avec la peur de te revoir

 

Sœur en deuil de tes robes claires

Ta fuite est l'oiseau bleu des jours

Que de son chant fait la lumière

Des gestes rêvés par l'amour

 

C'est par ton charme qu'une fille

D'un corps ébauché dans les cieux

A formé la larme des villes

Qui s'illuminent dans ses yeux

 

Et ce fut ton âme de rendre

Mon doute plus que moi vivant

Passerose aux ailes de cendre

Qui m'ouvrais ton cœur dans le vent

 

Joë Bousquet, La Connaissance du Soir, Gallimard,

1947, p. 30 et 53.

                      *  *  *

Un appel du cipM :

 

En 2008 Marseille Provence 2013 a été sélectionnée capitale européenne de la culture, ce qui a suscité, notamment de la part des acteurs culturels qui avaient travaillé à sa préparation, d’immenses espoirs. 
C’est donc avec enthousiasme et énergie que nous nous sommes attelés à la préparation de
 projets à proposer à Marseille Provence 2013, fiers de vivre et de travailler dans la ville qui allait devenir capitale, ville qui s’engageait résolument vers un avenir culturel, comme l’avait fait quelques années plus tôt la ville de Lille. 

Pour le centre international de poésie Marseille, 
aujourd’hui, c’est la douche froide…
 


• Alors que nous participons à des projets acceptés et financés par
 Marseille Provence 2013, 
Pasolini (juin-juillet), Le vrai et le faux (juillet-août), ActOral (septembre-octobre),
 

• Alors que nous portons un projet accepté et financé par
 Marseille Provence 2013, 
Le colloque de Tanger qui se tiendra à Marseille et à Tanger (printemps),
 

• Alors que le
 Centre national du livre nous a missionné pour porter et organiser un projet de lectures en plusieurs langues du pourtour de la Méditerranée (à partir des ateliers de traduction créés par le cipM : IMPORT / EXPORT) lors du temps fort consacré au livre par Marseille Provence 2013 (17-20 octobre), 

• Alors qu’il était spécifié dans le dossier de présélection adressé à la commission
 européenne que : « Les adhérents de la Charte conviennent qu’il s’agit d’un budget constitué exclusivement de mesures nouvelles permettant le financement du projet 
Marseille Provence 2013, sans réduction des budgets structurels préexistants… »,
 

• Alors que nous sommes à quelques mois du début de l’année capitale,
 

après avoir amputé notre budget de 30 000 € en 2011, 
la Ville de Marseille
 nous supprime 30 000 € supplémentaires cette année, faisant ainsi passer la subvention au cipM (7 salariés) 
de 260 000 € en 2010 à 200 000 € cette année !!!
 

À ce rythme-là, nous ne toucherons plus que 20 000 € en 2018,
 et nous pourrons programmer notre mort définitive pour l’an 2019.
 


Vous pouvez adresser un message de soutien à :
 cipm@cipmarseille.com 

 

 

 


28/05/2012

P. N. A. Handschin, Abrégé de l'histoire de ma vie

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   Encore une fois, je suis reparti sur les routes en solitaire, craintif et timide, j' avais peu  — pour ne pas dire pas — d'amis adolescent, j'ai découvert la musique avec Léo Stinato, les Choux Facis et Bob Dylan m'a mis le pied à l'étrier en me donnant l'occasion de chanter (La Carmagnole, a cappella) sur scène (au Concertgebouw d'Amsterdam soudainement déserté) mes débuts ont été assez difficiles — pour ne pas dire désastreux — c'est certain, nos vies sont faites de tout un réseau de voies mêlées et inextricables, parmi lesquelles un instinct fragile nous guide, équilibre toujours précaire entre la raison et le cœur léger (mais n'exagérons pas), j'ai quitté le lycée (au lycée j'étais tellement peu sociable que j'avais l'air presque dément) et ai commencé à faire des petits boulots pas forcément très catholiques, mes parents (catholiques intégristes (et antisémites opiniâtres et racistes déclarés et homophobes incurables) oui) m'ont causé plus de mal somme toute que ne l'aurait fait un ennemi féroce, et acharné, et sont allés je ne mens pas jusqu'à me faire interner en hôpital psychiatrique (HDL, hospitalisation à la demande d'un tiers) où ils m'ont laissé pourrir le terme n'est pas trop fort plus d'un an (un an avec des "collègues" braqueurs de bureaux de tabac, détraqués sexuels, atrophiés du cerveau, camés, SDE, schizophrènes, obèses boulimiques, suicidés ratés... un an trois cent soixante-cinq jours multiplié par vingt et un cachets par jour — sept mille six cent soixante cinq cachets j'étais devenu un zombie, on devait se lever à sept heures tapantes du matin pour ne RIEN faire de la journée, et quand on avait été "sage" on était autorisé à la rigueur à mettre ses propres habits (si en état) sinon c'était le port du pyjama bleu turquoise (avec fermeture à glissière dans le dos, inaccessible au patient) de l'établissement. Exceptionnellement on pouvait sortir dans la cour, qu'il me faudrait plus justement nomme  courette — espèce de fonds de puits pathétique, sans écho —, avec son minuscule carré de mauvaise herbe dure et maigre enceint de murailles noirâtres assez hautes hérissées de tessons et de pointes sournoises et de fil de fer barbelé, pour horizon ce déplorable séjour qui m'a brisé (l'orgueil et la volonté), m'a enfoncé (dans l'ombre épaisse et la brume), m'a anéanti.

   Anéanti par le décès accidentel (sur l'autoroute A13 à Épône dans les Yvelines) de ma compagne Évelyne, j'ai erré sans but çà et là entre la France et la Belgique jusqu'en juin avant de m'installer de nouveau au rez-de-chaussée d'un hôtel sordide de Bellevue), borgne et louche, à Paris, j'ai travaillé dans une conserverie de poisson (Baltika Importation Exportation, rue Frédéric-Schneider dans le XVIIIe), puis dans une blanchisserie un moment j'ai même été incarcéré — pour fraude à la carte bleue et trafic de faux champagne rosé (mille cent une bouteilles) et d'amphétamines — à la prison de la Santé et l'humeur déjà bien chancelante de ma mère se sont détériorées sévèrement tout à coup, je me suis rendu compte que j'étais en train de fiche en l'air de gâcher ma jeunesse et peut-être ma vie, je l'ai passée à me défendre péniblement de l'envie dévorante et maligne d'y mettre fin octobre, j'ai trouvé un emploi [...]

 

P. N. A. Handschin, Abrégé de l'histoire de ma vie, Argol, 2011, p. 66-69.

26/05/2012

Isabelle Ménival, Khôl

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          Vieillesse vue d'ailleurs

 

je dégoupille mes veines

en fondues sonores

j'ai monté tant de roches

la fatigue me prend près d'un roc immuable

où des pianos

jouent

comme des fous

 

          j'aimais les musiques leur barbarie souvent

belle

          souvent la même que celle qu'on tient

          au creux des paumes

          souvent j'aimais le bruit des courses à contretemps

          les sentiers pleins d'empreintes

 

je comprenais

déjà

la foule infatigable frappant aux portes

je courais

aussi j'existais

 

je ne priais jamais dieu

ni le fils

apeuré

ni ses pairs

incestueux

 

j'étais sage en défaut

insolence par mots

tout dépités crépitant dans le cœur encore gose

 

je dégoupille mes veines

corps qui transite

sourires aux lèvres

les murs âpres d'eau

 

Isabelle Ménival, Khôl, éditions Argol, 2012, p. 73-74.

25/05/2012

Federigo Tozzi, Les Bêtes (traduction Philippe Di Meo)


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  Je reviens dans les grandes prairies, que j'aimais avant même de lire Pétrarque, pour voir les fleurs que j'aurais offertes, il y a bien des années, à une jeune fille que j'imaginais comme je la vois maintenant dessinée dans certain livre. Elle devait être surtout gentille et sentimentale ; et elle devait m'aimer toujours autant, même si je l'avais épousée Et, parfois, relisant nos lettres, nous aurions soupiré à l'unisson.

   Mais cette année aussi, il y a des fleurs et peut-être même davantage, car le temps a été moins sec ; et alors, l'envie me prend de courir vers l'horizon pour voir si je parviens à étreindre cette femme qui me semble plus vivante que parle passé.

   Mais il y a seulement une hirondelle qui trisse.

 

                                           *

 

   J'ai toujours eu peu de temps pour aimer quelqu'un

   Cet été était si chaud que dans le ciel lui-même, il n'y avait pas de place pour lui. On eût dit que le soleil se levait toujours plus grand, et il était impossible d'imaginer le moment où il se coucherait.

   Haies empoussiérées, cyprès sur le point de sécher, semble-t-il, arbres morts, sorghos et maïs devenus blancs, réseaux d'araignées si brillants qu'ils semblaient faits d'un métal qui couperait les mains, portes crevassées, tonneaux défoncés, la terre si dure que plus personne ne la travaillait, les lits des torrents sans libellules et à l'herbe fanée, saules qui ne poussaient plus, mûriers à feuilles minuscules, socs luisants, pierres qui échaudaient, nuages rouges comme des flammes, étoiles filantes !

 

   Sur le nœud d'un olivier chante une cigale : je l'aperçois. Je m'approche, sur la pointe des pieds, en équilibre d'une motte de terre à l'autre. Je l'attrape. Je lui arrache la tête.

 

Federigo Tozzi, Les Bêtes, traduction de Philippe Di Meo, collection Biophilia, José Corti, 2012, p. 34-35, 48.