03/11/2024
Jean Tardieu, Monsieur monsieur
Que dire, quoi penser ? Le jour
par son insistance à paraître,
avouons-le avouons-le
fatigue ses meilleurs amis.
La nuit par contre, sournoise,
à tous nos instants se mélange
elle bat sous nos paupières
elle rampe autour des objets :
inquiétante ! inquiétante !
quant à cette chose sans nom
qui n’est ni le jour ni la nuit
baissez la voix je vous le conseille
mieux vaut n’en point parler ici !
Jean Tardieu, Monsieur monsieur, dans
Œuvres, Gallimard, Quarto, 2015, p. 346.
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19/10/2013
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes
Voilà, et en dépit
De la mort qui nous fixe,
Une fois encore, pour reprendre tes mots,
Je vote pour :
Pour que la porte soit porte
Et la serrure serrure.
Pour que la bête morne, dans la poitrine,
Soit cœur... C'est que nous tous, nous avons dû
Apprendre ce que cela veut dire,
Trois ans sans fermer l'œil,
Et chaque matin s'enquérir
De ceux qui sont morts dans la nuit.
1940
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, traduits par
Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010, p. 133.
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10/09/2013
Émile Verhaeren, Poèmes [Les Soirs - les Débâcles - Les Flambeaux noirs]
Les villes
Odeurs de suifs, crasses de peaux, marcs de bitumes !
Tel qu'un grand souvenir lourd de rêves, debout
Dans la fumée énorme et jaune, dans les brumes
Et dans le soir, la ville inextricable bout
Et coule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues
Noires, autour des ponts, des docks et des hangars,
Comme des gestes fous et des masques hagards
— Batailles d'ombres et d'or — bougent dans les ténèbres.
Un colossal bruit d'eau roule, les nuits, les jours,
Roulent les lents retours et les départs funèbres
De la mer vers la mer et des voiles toujours
Vers les voiles, tandis que d'immenses usines
Indomptables, avec marteaux cassant du fer,
Avec cycles d'acier virant leur gélasines,
Tordent au bord des quais — tels des membres de chair
Écartelés sur des crochets et sur des roues —
Leurs lanières de peine et leurs volants d'ennui,
Au loin, de longs tunnels fumeux, au loin, des boues
Et des gueules d'égout engloutissant la nuit ;
Quand strident tout à coup de cri, stride et s'éraille :
Les trains, voici les trains broyant les ponts,
Les trains qui sont battant le rail et la ferraille,
Qui vont et vont mangés par les sous-sols profonds
Et revomis, là-bas, vers les gares lointaines,
Les trains, là-bas, les trains tumultueux — partis.
Émile Verhaeren, Poèmes [Les Soirs - les Débâcles, Les Flambeaux noirs], Mercure de France, 1920, p. 171-172.
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15/05/2013
Guy Goffette, Solo d'ombres
La femme infranchissable
1
La femme qui s'inverse dans
l'azur
sur l'ordre d'un invisible amant
que dit-elle
qu'on ne peut entendre
qui cependant creuse
un chemin dans mes yeux
2
Croise et décroise tes
jambes sanguine image du
désir
j'attendrai ce qu'il faudra je
grandirai avec
les marges
3
À chacun suffit
le jour à venir
le soleil après la pluie
l'air bleu de la femme
au bout du champ
L'enfant seul griffonne
l'envers des images
4
Debout la nuit
j'invente
la femme à sa place
les mots qu'elle prononce
dans ma bouche
me tiennent à merci
[...]
Guy Goffette, Solo d'ombres, Ipomée, 1983,
p. 129-132.
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14/10/2012
Samuel Beckett, Soubresauts
Assis une nuit à sa table la tête sur les mains il se vit se lever et partir. Une nuit ou un jour. Car éteinte sa lumière à lui il ne restait pas pour autant dans le noir. Il lui venait alors de l'unique haute fenêtre un semblant de lumière. Sur celle-là encore le tabouret sur lequel jusqu'à ne plus le vouloir ou le pouvoir il montait voir le ciel. S'il ne se penchait pas au-dehors pour voir comment c'était en dessous c'était peut-être parce que la fenêtre n'était pas faite pour s'ouvrir ou qu'il ne pouvait pas ou ne voulait pas l'ouvrir. Peut-être qu'il ne savait que trop bien comment c'était en dessous et qu'il ne désirait plus le voir. Si bien qu'il se tenait tout simplement là au-dessus de la terre lointaine à voir à travers la vitre ennuagée le ciel sans nuages. Faible lumière inchangeante sans exemple dans son souvenir des jours et des nuits d'antan où la nuit venait pile relever le jour et le jour la nuit. Seule lumière donc désormais éteinte la sienne à lui celle lui venant du dehors jusqu'à ce qu'elle à son tour s'éteigne le laissant dans le noir. Jusqu'à ce que lui à son tour s'éteigne.
Samuel Beckett, Soubresauts, éditions de minuit, 1989, p. 7-9.
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27/09/2012
Paul Claudel, Cinq grande odes
La Muse qui est la grâce
Encore ! encore la mer qui revient me chercher comme une barque,
La mer encore qui retourne vers moi à la marée de syzygie et qui me lève et remue de mon ber comme une galère allégée,
Comme une barque qui ne tient plus qu'à sa corde, et qui danse furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce, et qui encense, et qui culbute, le nez à son piquet,
Comme le grand pur sang que l'on tient aux naseaux et qui tangue sous le poids de l'amazone qui bondit sur lui de côté et qui saisit brutalement les rênes avec un rire éclatant !
Encore la nuit qui revient me rechercher,
Comme la mer qui atteint sa plénitude en silence à cette heure qui joint l'Océan les ports humains pleins de navires attendants et qui décolle la porte et le batardeau !
Encore le départ, encore la communication établie, encore la porte qui s'ouvre !
Ah ! je suis las de ce personnage que je fais entre les hommes ! Voici la nuit ! Encore la fenêtre qui s'ouvre !
Et je suis comme la jeune fille à la fenêtre du beau château blanc, dans le clair de lune,
Qui entend, le cœur bondissant, ce bienheureux sifflement sous les arbres et le bruit de deux chevaux qui s'agitent,
Et elle ne regrette point la maison, mais elle est comme un petit tigre qui se ramasse, et tout son cœur est soulevé par l'amour de la vie et par la grande force cosmique !
[...]
Paul Claudel, "Quatrième ode", dans Cinq grandes odes, préface de Jean Grosjean, Poésie / Gallimard, 1966 [1913], p. 73-74.
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24/07/2012
Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde
Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde
Jamais de noms, uniquement des chiffres sur les portes,
chaque fois que l'on en cherche en ces couloirs,
les pas, d'eux-mêmes, se rapetissent, on le remarque,
on le remarque aussi, jamais les portes ne sont closes,
le seraient-elles, rien ne serait changé.
*
Quels murs assez drus, assez rudes, interdiraient
de chambre en chambre aux bruits de se répandre ?
De nuit, de très loin ils s'annoncent, comme des vagues
à l'assaut du rivage, ils prennent le temps de grossir
avant de se broyer, franchir l'obstacle.
Nul ne parvient à en savoir le nombre, celui des heures,
pas davantage. Aucune image, en fait, ne les atténuera,
ne dénouera l'angoisse, rassemblerait-on toutes celles
qui dès l'enfance ont enchanté l'attente, après les vagues
les arbres de la plaine, que le vent agite, devenu tempête.
[...]
Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde,
dans Rehauts, n° 26, automne-hiver 2010, p. 40-41.
Abonnements à 2 n° : 22 €, 26 rue du Bas, 62180, Airon-Notre-Dame.
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27/06/2012
Yves Boudier, Consolatio
L'aube
toison gardienne
« Il pleut dans mes yeux... »
innocente le corps
de n'être que
vision indocile
du sexe vif
(aliénance des rêves)
je ne marche jamais seul
dans le sommeil
ce qui voile en moi
ne prouve rien
seulement dit
la jointure
l'humanité Janus
cette voie
vers
la nuit d'où naissent les enfants
Je ferme les yeux
cède
au cœur vigile
la présence animale
touche le seuil
désincarne
le verbe
la forêt gagne
et la mort passagère
découpe dans
les draps
au lever des chimères
Yves Boudier, Consolatio, postface de Martin Rueff,
"La mort au carré", Argol, 2012, p. 9-12.
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29/05/2012
Joë Bousquet, La Connaissance du Soir
La nuit mûrit
à Jean Paulhan
En cherchant mon cœur dans le noir
Mes yeux cristal de ce que j'aime
S'entourent de moi sans me voir
Mais leur ténèbre est l'amour même
Où toute onde épousant sa nuit
Dans mes jours se forge un sourire
Afin qu'aux traits où je le suis
Sa transparence ait pour empire
Mon corps en soi-même introduit
*
Passer
Enfance qui fus dans l'espace
Un vol poursuivi jusqu'au soir
J'appelle ton ombre à voix basse
Avec la peur de te revoir
Sœur en deuil de tes robes claires
Ta fuite est l'oiseau bleu des jours
Que de son chant fait la lumière
Des gestes rêvés par l'amour
C'est par ton charme qu'une fille
D'un corps ébauché dans les cieux
A formé la larme des villes
Qui s'illuminent dans ses yeux
Et ce fut ton âme de rendre
Mon doute plus que moi vivant
Passerose aux ailes de cendre
Qui m'ouvrais ton cœur dans le vent
Joë Bousquet, La Connaissance du Soir, Gallimard,
1947, p. 30 et 53.
* * *
Un appel du cipM :
En 2008 Marseille Provence 2013 a été sélectionnée capitale européenne de la culture, ce qui a suscité, notamment de la part des acteurs culturels qui avaient travaillé à sa préparation, d’immenses espoirs.
C’est donc avec enthousiasme et énergie que nous nous sommes attelés à la préparation de projets à proposer à Marseille Provence 2013, fiers de vivre et de travailler dans la ville qui allait devenir capitale, ville qui s’engageait résolument vers un avenir culturel, comme l’avait fait quelques années plus tôt la ville de Lille.
Pour le centre international de poésie Marseille,
aujourd’hui, c’est la douche froide…
• Alors que nous participons à des projets acceptés et financés par Marseille Provence 2013,
Pasolini (juin-juillet), Le vrai et le faux (juillet-août), ActOral (septembre-octobre),
• Alors que nous portons un projet accepté et financé par Marseille Provence 2013,
Le colloque de Tanger qui se tiendra à Marseille et à Tanger (printemps),
• Alors que le Centre national du livre nous a missionné pour porter et organiser un projet de lectures en plusieurs langues du pourtour de la Méditerranée (à partir des ateliers de traduction créés par le cipM : IMPORT / EXPORT) lors du temps fort consacré au livre par Marseille Provence 2013 (17-20 octobre),
• Alors qu’il était spécifié dans le dossier de présélection adressé à la commission européenne que : « Les adhérents de la Charte conviennent qu’il s’agit d’un budget constitué exclusivement de mesures nouvelles permettant le financement du projet
Marseille Provence 2013, sans réduction des budgets structurels préexistants… »,
• Alors que nous sommes à quelques mois du début de l’année capitale,
après avoir amputé notre budget de 30 000 € en 2011,
la Ville de Marseille nous supprime 30 000 € supplémentaires cette année, faisant ainsi passer la subvention au cipM (7 salariés)
de 260 000 € en 2010 à 200 000 € cette année !!!
À ce rythme-là, nous ne toucherons plus que 20 000 € en 2018, et nous pourrons programmer notre mort définitive pour l’an 2019.
Vous pouvez adresser un message de soutien à : cipm@cipmarseille.com
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27/04/2012
Hilda Doolittle, Le jardin près de la mer
Nuit
La nuit a séparé
l'un de l'autre
et recroquevillé les pétales
sur le dos de la tige
et dessous, en rangs crépus ;
dessous, sans défaillir,
dessous, jusqu'à ce que les peaux se fendent,
et sur le dos de la tige, jusqu'à ce que chaque feuille
s'en détache à force de pencher ;
dessous, avec sévérité,
dessous, jusqu'à ce que les feuilles
soient recourbées,
jusqu'à ce qu'elles tombent sur le sol,
courbées jusqu'à ce qu'elles soient brisées.
O nuit,
tu prends les pétales
des roses dans ta main,
mais tu laisses le cœur nu
de la rose
périr sur la branche.
Night
The night has cut
each from each
and curled the petals
back from the stalk
and under it in crisp rows ;
under at an unfaltering pace,
under till the rinds break,
back till each bent leaf
is parted from its stalk ;
under at a grave pace,
under till the leaves
are bent back
till they drop upon the earth,
back till they are all broken.
O night,
you take the petals
ot the roses in your hand,
but leave the stark core
of the rose
to perish on the branch.
H[ilda] D[oolittle], Le jardin près de la mer, traduit
de l'anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry,
Orphée / La Différence, 1992, p. 99 et 98.
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