08/02/2012
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien ; lecture du livre
Père
Le bouquet de fleurir fait beau sur le frigo
Ça s'ouvre et se ferme s'ouvre et se ferme
La famille est beaucoup mais le père trop malade
La famille prend de glace passe repasse font vite
Tombe pétale tic
Tombe pétale tac
Tombe pétale tombe à chaque han du frigo
Valérie Rouzeau, Neige rien, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 100.
Ça fait deux facile mon père et moi facile.
Je compte sur lui pour tomber d'accord avec moi.
Des nuages nous passent au-dessus, des crapauds chantent au loin leur chant bien plus beau qu'eux.
Mon père ne dit mot nous sommes tous les deux mais je suis la seule à avoir le vent dans les cheveux et lui est le seul à ne pas ouvrir les yeux.
Et je lui montre du doigt d'où vient le chant vachement gonflé des crapauds mais il connaît la fable.
Des nuages nous passent au-dessus le temps, à moi surtout qui les compte tant.
Mon père ne dit rien nous sommes différents mon père et moi là sommes deux en plan.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 43.
Lecture
Il faut saluer les rares éditeurs qui reprennent en poche, à un prix modique, pas seulement des auteurs passés aujourd'hui dans le domaine public mais des livres de poètes contemporains. Pas revoir avait été publié en 1999, par Le Dé bleu (mais Louis Dubost, son animateur, a pris sa retraite) et Neige rien en 2000 par les toujours actives éditions Unes.
Quand on lit les deux titres, de tonalité différente, on pense parfois à Queneau, ou à Max Jacob, ou à Desnos — mais non, ce n'est pas cela ! Ce sont des poètes appréciés de Valérie Rouzeau, et il y en a bien d'autres, cela ne fait pas de doute, mais sa voix est autre. Ce qu'écrit André Velter dans sa préface : « Une voix vraiment nouvelle, qui ne ressemble à aucune autre. Une voix qui se reconnaît d'un signe, d'un souffle, et que l'on capte à jamais, à toujours ».
Pas revoir, ce sont des poèmes rassemblés autour d'une vie, celle du père, de sa maladie, de sa façon de vivre avec les autres, de sa disparition, et en même temps les mots maintiennent quelque chose de ce qu'il fut. La mort emporte tout ce qui était le quotidien, que l'on ne remarquait même pas, ces mille moments sans relief particulier quand ils ont été vécus et dont l'absence fait percevoir l'importance :
Nous n'irons plus aux champignons le brouillard a tout mangé les chèvres blanches et nos paniers.
Nous n'irons pas non plus dans les cités qui sont des baleines grises très bien organisées où nos cœurs se perdraient.
Ni au cinéma ni au cirque, ni au café-concert ni aux courses cyclistes.
Nous n'irons pas nous n'irons plus pas plus que nous n'irons que nous ne rirons pas que nous ne rirons plus que nous ne rirons ronds.
Retenir, quand on sait que la fin est proche, la forme du visage, la « belle tête dure», à l'hôpital « les cheveux collés », des gestes de tendresse, « main donnée à maman », la voix :
Toi ta petite voix que couvre celle des chèvres en balaaade toi malaaade disant à maman mot secrets mots infimes de tendresse grande et comme elle belle.
La mort proche, on en parle, chacun sait qu'elle vient, « même le canari savait », et comment vivre l'après ? « Ça va quand on demande moi je dis bien surtout s'il y a du monde je prends sur moi très bien. » L'écriture rassemble, avec justesse, des fragments d'une relation, permet de fixer les souvenirs pour que tout ne parte pas à vau-l'eau, mais le vide, le "jamais plus" ne peut être dit : « Ça rime à rien ta mort intérieurement pauvre chant ». Mais non, comme l'écrit André Velter, Pas revoir n'est pas une manière de « pactiser avec l'habituel et indigne discours du deuil ». Ici, comme dans Neige rien, la langue est prise dans sa matérialité, pour que soit dit ce qui l'est bien rarement dans la poésie, les jours gris à côté des matins ensoleillés, les moments de la vie sans bruit, de la douleur dont on n'a pas grand-chose à dire, qui est d'abord à supporter.
Neige rien est différent et proche ; le livre explore avec allégresse, en brefs poèmes, des moments du quotidien résumés par le sous-titre "Debout, assis, couché", complété pour la première partie par "(Portraits de majeurs, plus chien)" et pour la seconde par "(Portraits de mineurs, plus chouette)" — l'ajout "plus" peut se lire de deux manières : la double lecture est de mise comme le suggère le vers d'ouverture du recueil, « Écoute si c'est comme est dit ». On comprend ce qu'est cette « voix nouvelle » quand on suit « ce que le poète a fait à la langue qui ne se fait pas »1. La phrase se défait et l'on perd souvent quelques instants ses repères, non pas pour "jouer avec la langue" — c'est à la portée de beaucoup — mais pour que se réorganise le sens et que s'entende le pas dit. Ainsi quand un mot en entraîne un autre et qu'est utilisée l'homonymie :
À l'étroit les trois huit
Virés salaires de rien
Micheline Michelin
Padradis pour demain
Une fois la langue forcée pour dire la violence, la seconde strophe peut sembler suivre la norme, mais le second vers a déjà été entendu :
Allez toi va t'en vite
Virée ç'a l'air de rien
Micheline Michelin
On te remercie bien
Neige rien (la neige est présente dans tous les livres de Valérie Rouzeau — quelle nostalgie ?), c'est aussi N'ai-je rien, comme pourrait le dire l'enfant : « Zéro présent ensemble vide / Et neige rien » ou plus loin : « L'enfant bon dos cadeau ceinture ». La syntaxe ( « le saint axe ») est souvent touchée — avec parfois suppression de l'article, de la préposition ou du pronom personnel, par exemple — non pour "imiter" l'oral (jeu stérile), mais parce que c'est un moyen parmi d'autres d'exploiter les ressources de la langue. Parmi d'autres : l'homonymie (Les flaches télévisées ; sais / pour toujours), l'à-peu près (des récites à sillons ; Meuh-cieux Mad-âme au premier vers qui deviennent au dernier Cieux d'âme) ; etc : on passera encore des animaux familiaux aux bègues bégonias et à des usages efficaces de la rime (« Rien entre elle et ciel loque / Direct à terre dans sa flaque ») La traductrice de l'anglais qu'est Valérie Rouzeau ne se prive pas non plus de passer d'une langue à l'autre : « Ouate dou mon dieu ici / Au bout du fil mais si / We may see mai comme après avril [...] ».
L'exploration du code commun n'est pas neutre, on l'a dit. Elle permet de dire la violence du quotidien, celle des rapports sociaux, elle invite aussi à questionner l'usage de la langue par chacun et à comprendre comment elle est utilisée pour dissimuler une partie du réel. Tout cela, il faut y insister, avec une maîtrise parfaite de la métrique — on se surprend à lire un poème en vers de 10/11 syllabes, un autre de 8/9 syllabes — , et une « phrase musicale » (André Velter) que la lecture à voix haute donne immédiatement à entendre.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien, préface d'André Velter, collection "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, 7 €.
© Photo Tristan Hordé.
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07/02/2012
Michel Deguy, Ouï dire
Moraine bleue dans le glacier du soir
La vigne rentre sous le vert, le bleu reprend le
ciel, le sol s'efface dans la terre, le rouge
s'exhausse et absorbe en lui les champs de Crau.
Les couleurs s'affranchissent des choses et
retrouvent leur règne épais et libre avant
les choses, pareilles à la glaise qui précédait Adam.
Le saurien terre émerge et lève mâchoire
vers la lune, les années rêveuses sortent des grottes
et rôdent tendrement autour de la peau épaisse. Falaise se
redresse, Victoire reprend son âge pour la nuit. Les nuages
même s'écartent, les laissant.
En hâte quittée cette terre qui tremble
ils se sont regroupés dans la ville, bardée de portes.
Michel Deguy, Ouï dire, Gallimard, 1966, p. 64.
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06/02/2012
Marie Étienne, Lettres d'Idumée
Le mal des choses
Cette année-là l'hiver
en elle le désir de sommeil
obscure et sourde en elle l'attente
Je fus prise jusqu'aux vastes rives
par les questions
Le mal des choses ne s'invente pas
ni le deuil qui efface ni
l'ombre
Du côté lent de la prairie
midi me brûle
je franchis l'eau
avec des floraisons de rage
pour les promesses comme limite
l'air léger sans rideaux
Elle écrivait viens voir
comme je vis blessée
La chambre est petite, sèche
Je suis restée debout toute la nuit et toute la journée
et j'ai laissé entrer le vent
Tout autour il y a des bouleaux gros et blancs, un saule
qui retombe sur l'eau
Elle ne comprenait rien car elle avait appris trop vite
elle ne comprenait pas les mots seulement les
chansons craignant le sang comme appliqué par
une main
Elle reposait, sa tête renversée se débattait sur l'oreiller,
point si grande, le sourcil oblique
[...]
Marie Étienne, Lettres d'Idumée, Poésie 82 Seghers, 1982, p. 49-51.
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05/02/2012
Franck Venaille, C'est nous les modernes — Bernard Vargaftig
En hommage à Bernard Vargaftig, 1934-2012
Il existe une profonde obsession du langage chez Bernard Vargaftig. On peut estimer qu'elle est double et vise, d'abord, les termes qu'il n'utilisera jamais, ensuite ceux qui, de livre en livre, forment l'ossature même de son écriture. Dans Trembler comme le souffle tremble, le texte est si dense que l'on peut imaginer que les mots laissés à la porte sont légion et attendent plus ou moins calmement que l'on fasse appel à eux. On découvre également que craie — enfance — tremblement — rue reviennent régulièrement dans l'énoncé, l'accompagnant de leur rythme et de leur cadence récurrente. D'ailleurs, ce que nous dit ici Vargaftig, n'est pas nouveau. C'est une voix que l'on retrouve de livre en livre. Voix sortie de l'enfance douloureuse et inquiète. Chant d'amour. Travail acharné sur le langage afin de le rendre toujours plus poétique, c'est-à-dire respectant des lois et des règles strictes et immuables. Cette fois-ci nous sommes, me semble-t-il, à l'épicentre de l'énigme qui accompagne tout travail créatif. Quelque chose a été oublié mais quoi ? Quelles sont les causes profondes de ce tremblement de l'écriture qui est tout le contraire d'une maladresse, mais le signe que la vie, de l'intérieur, anime le langage et le fait vibrer. Mais aucune réponse n'est apportée à notre questionnement. À nous de lire et de le faire bien. La thématique est donc connue. Alors d'où vient cet étrange bonheur de retrouver ce que l'on pressentait ? C'est que, d'une manière assez obsessionnelle, Vargaftig continue à bouleverser le sens et le rythme de l'énoncé poétique. On est pris par ce chant qui sourd de la page, ce chant qui ramène à autrefois, avant que l'enfant découvre la peur (non pas métaphysique mais bien réelle) née de la présence des occupants nazis. Depuis des années, Vargaftig compose ses poèmes comme un artiste plasticien (Boltanski ?) peut fabriquer des objets avec de la terre. Il prend. Il soupèse. Il ajoute ou rejette jusqu'à ce que la nudité du vers apparaisse et éblouisse le lecteur. Car chez Vargaftig, il y a d'abord le vers, lumineux, sous toutes ses formes, et qui s'affirme comme tel. Ce n'est pas un poète honteux d'entendre sa poésie chanter. Il suffit de l'écouter lire pour comprendre que ce n'est pas de lui que naîtront les travaux de sape entrepris contre la « forme » poésie. L'écoutant, j'entends un lyrique s'exprimer, tenir compte des blancs, des silences, des retraits qui sont nombreux dans l'écriture et lui donnent ce ton inimitable. Cet homme, que je connais depuis 1962 mais que je n'avais jamais revu est fidèle à une musique des mots venant disait-on de la poésie française du 16e siècle et de l'Europe centrale. Il existe chez Vargaftig, une manière d'imposer sa voix, sa voix brisée, secrète amie que l'on n'oublie jamais, sa voix d'écorché. Quand nous nous sommes retrouvés, quarante ans plus tard, nous avons parlé, longuement, avec le maximum de précision, et cela sur un banc, face à un fleuve. Tout pouvait s'arrêter. Mais tout a repris. Je viens de relire Trembler comme le souffle tremble. Le livre dit également la présence de la peur, du danger, de la détresse. Ce sont là des données difficiles à affronter. La force du poète Vargaftig est là : il peut faire face avec ses armes qui portent un nom : le poème.
Franck Venaille, C'est nous les modernes, Poésie Flammarion, 2010, p. 185-186.
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04/02/2012
Ariane Dreyfus, poèmes dans la revue Contre-Allées
« Tu voudras bien lui donner ? »
Dans le bol transparent une poignée de cerises
Plutôt sombres que rouges, les dernières
Elles ne sont pas prises
Sauf si penser à, aimer sans réponse c'est comme manger
Le bol est plein d'elles qui sont prêtes
Qui disent :
« Il faut savoir que c'est fini »
Gouttes coagulées exactement comme
Ce qui peut souffrir et le refuse
« Je les ai toutes cassées sauf deux »
Pauvre corps qui ne va pas pouvoir rester
Être tout près de lui encore en vrai
Comme boire ce qui serait du temps
Très immobile
Pour que rien ne tombe
Il écrase la tasse de son genou, pousse même la chaise
Ils ne veulent pas faire quelque chose
Ouvrir grand la bouche et l'appui tout à tour
Ariane Dreyfus, dans "Contre-Allées" n° 29.30, Automne-Hiver
2011, p. 11 et 14.
©Photo Tristan Hordé
Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, http://contreallees.blogspot.com/
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03/02/2012
Daniil Harms, Œuvres en proses et en vers
Mais combien de mouvements divers
Courent impétueusement à sa rencontre
Un autre aide se hâte vers lui
Un autre char se meut encore
La fenêtre s'ouvre
Paisiblement s'approche
un éléphant. Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral.
Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral. Le voilà le jour
plein de souffrance. Rien à manger,
rien à manger, rien à manger.
J'ai faim. Oï oï oï !
J'ai faim. J'ai faim.
Voilà mon mot.
Je veux nourrir ma
femme. Je veux nourrir
ma femme. Nous avons très
faim.
Ah qu'il y a de choses
merveilleuses ! Ah qu'il y a
de choses merveilleuses !
Le vin et la viande. Le vin et la viande.
Le vin est plus agréable que le gruau.
Putain, putain, putain !
Le vin est plus agréable que le gruau.
Prenons prenigue prinigonfli !
La viande est meilleure que la pâte !
La viande est meilleure que la pâte !
Je ne mange que viande et légumes.
Je ne bois que bière et vodka.
Gongli gonfla !
Je n'aime pas les femmes russes.
La femme russe surtout si elle a maigri,
surtout si elle a maigri,
Gonfili gonfilette !
Surtout si elle a maigri,
Ça vaut pas tripette !
Pouah ! Pouah ! Pouah !
C'est une horreur !
J'aime les juives bien en chair !
Ça c'est adorable !
Ça c'est adorable !
Ça c'est,
Ça c'est,
Ça c'est adorable !
Je me conduis avec insolence.
Je me conduis avec extrême insolence.
(Saute à travers le tonneau).
Je me conduis avec insolence.
Gonfli gonfla !
J'aime manger de la viande,
Boire bière et vodka,
Manger viande et légumes
Boire bière et vodka.
Gonfilette gonfila !
Je veux manger de la viande !
Boire bière et vodka !
C'est comme ça !
(Saute à travers le tonneau !)
Harmonius
3 janvier 1938
Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe
et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 706-708.
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02/02/2012
Leonor Fini, Rogomelec
Je savais qu'il ne fallait pas se laisser tenter. Qu'il faudrait savoir rester chez soi, éviter les voyages dans cette époque barbare, les affreuses bousculades, l'humiliation de ce que l'on appelle les "villégiatures".
« Le vain travail de voir divers pays », Maurice Scève l'avait écrit ; je me le répétais.
Mais on m'avait parlé de ce lieu solitaire, de ce climat assoupissant. Imaginant un bien-être particulier, je suis donc parti rejoindre le navire.
C'était le Port Saïd.
D'autres navires hurlaient déjà très fort. Pour le Port Saïd, il y avait encore du temps ; au moins une heure. Passaient des chariots avec des ballots d'odorantes épices — safran peut-être, cannelle — une bonne odeur et de la poussière jaune or tout autour. Cette poussière voilait parfois ces groupes d'humains vociférants, tous habillés de mêmes couleurs, me semblait-il.
Il n'y avait qu'un homme différent et peu recommandable. Mais à l'observer plus attentivement, je lui trouvai davantage l'aspect d'un assassiné que celui d'un assassin. Il se frayait un chemin pour rejoindre une jeune femme blonde qui parut surprise en l'apercevant et certainement ne le connaissait pas. Lui se baissa un peu et murmura quelque chose à l'oreille de la femme qui, contre le soleil, apparaissait d'une transparence fragile. Puis elle baissa le regard vers cette main ouverte, tendue à la hauteur de sa taille ; elle poussa un petit cri, mais le passage d'un chariot chargé de ballots qui sentaient le safran et la cannelle la fit disparaître à mes yeux.
Je ne la voyais plus.
La foule s'épaississait.
Je m'apercevais que je suivais cet homme.
Leonor Fini, Rogomelec, éditions Stock, 1979, p. 9-11.
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31/01/2012
Étienne Faure, Chapeau, Franz
Chapeau, Franz
Contre le mur plus triste qu'un cafard
assigné au thorax,
Kafka vivrait-il encore,
sorti du portrait tiré à quatre épingles,
on l'imagine après ruptures
en ses habits de fiançailles
ridé comme un pruneau, sourire
et rire, l'œil noir de nuit, incassable,
au grand jamais voilé de pruine,
plus noir que la pénombre amendée du noyau
un peu trop entourée
pour tenir
lieu de solitude.
les prunelles de Kafka
Kafka, que faisiez-vous aux temps froids,
sur le papier de neige à scruter,
des années à jeun, la mort de face,
la réception glacée de ses yeux, tenancière
aux mille griffes, ou bien serveuse
arguant de ses feux pour séduire
in limine litis, avant le catch,
tenant l'amour, cette traverse,
pour félicité provisoire
inspirée, contractée, résiliée sans cesse
comme on respire, prend l'air à la fenêtre
avant d'attraper l'onglée, quadragénaire à peine,
— et finir là toussant, crachant, tambourinaire
mû lentement en caisse de résonance
pour prendre enfin congé au prétexte
de tuberculose.
le cas de Franz
Étienne Faure, dans Contre-Allées, 29.30, Automne-Hiver 2011, p. 26 et 24.
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30/01/2012
Bernard Vargaftig, Distance nue ; Dans les soulèvements
24 janvier 1934 - 27 janvier 2012
Je t'aime
Les grèves se détachent
Et les brindilles
Où même déchiré
Ton nom est en moi
La dispersion
Un mot sur les jardins
déjà cela
Qu'un rossignol emmène
Que commencement
A murmuré
N'oubliant aucune ombre
Immense comme
L'aveu dans chaque pierre
Me voit vaciller
Bernard Vargaftig, Distance nue, André Dimanche,
1996, np.
Qu'il y a de vent et d'oiseaux
La violence de ton nom va m'emporter
Et je reconnaissais combien tout à coup
C'était l'aube sous la langage
Quel tremblement quand la désolation craque
Les rapidités se rapprochent
L'éclaircie l'énigme que frôle
Un pas d'oubli l'espace dans l'attirance
Ce qui n'est jamais effacé
Chancelant où la stupeur s'arrête immense
Et ne recouvre rien comme en moi je me
Fuyais face au consentement
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 40.
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29/01/2012
Guillevic, Art poétique
Écrire le poème
C'est d'ici se donner un ailleurs
Plus qu'ici auparavant.
Un travail : créer
De la tension
Entre les mots.
Faire que chacun
En appelle un
Ou plusieurs autres.
Ils ne tiennent
Pas tellement à venir
De leur plein gré.
Quand ils arrivent
Ils sont arrimés
Irrévocablement
Par un silence
Qui ne sera
Jamais rompu.
Le poème
Nous met au monde.
Forcé d'écrire ?
Je n'en ai pas envie.
J'aimerais
Rester là, immobile.
À regarder le ciel,
Il n'y a pas plus bleu.
Et de temps en temps
L'horizon et ses approches.
Je voudrais
Me passer des mots.
Guillevic, Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, Préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 260, 280, 291, 294.
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28/01/2012
Louis Scutenaire, Mes inscriptions
Les romans sont trop longs.
Le marquis de Sade sortit à cinq heures.
Orgueil, seule vertu.
Éphésien : On a tout dit.
Louis : Possible. Mais on n'a pas tout entendu.
C'est un livre admirable, comme il y en a tant.
La virtuosité me fait mal au cœur.
Si on ne me lit plus dans mille ans, on aura tort.
Un poète est un bonhomme qui fait des poèmes.
Mémoire que je perds, vide que je retrouve.
Tout accord repose sur des malentendus.
L'aigle donne moins de profit que le mouton.
J'ai une vison ; la voici : je vois exactement les choses que vous-mêmes voyez.
Louis Scutenaire, Mes inscriptions, préface d'André Thirion, lecture d'Alain Delaunois, éditions Labor, 1990, p. 22, 22, 27, 28, 33, 44, 48, 54, 83, 86, 92, 101.
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27/01/2012
Vittorio Sereni, Étoile variable
Rimbaud
écrit sur un mur
Vienne un instant la morsure de son nom
la goutte qui exsude de son nom
écrit en lettres claires sur un mur brûlant.
Puis il me haïrait
l'homme au semelles de vent
pour y avoir cru.
Mais l'ombre renard ou rat qu'importe
habituée des mastabas
qui sans lien file dans notre regard
nous ignorant dans le jour qui décline...
Toi aussi tu l'as pensé.
Disparu. Faufilé dans sa maison
de cailloux de sable qui s'éboule
quand le désert recommence à vivre
il nous lance à nouveau ce nom en un long frisson.
Louxor, 1979
Rimbaud
scritto su un muro
Venga per un momento la fitta del suo nome
la goccia stillante dal suo nome
stilato in littere chiare su quel muro rovente.
Poi mi odierebbe
l'uomo dalle suole di vento
per averci creduto.
Ma l'ombra volpe o topo che sia
frequentatrice di mastabe
sfrecciante via del nostro sguardo
irrelata ignorandoci nella luce calante...
Anche tu l'hai pensato.
Sparito. Sgusciato nella sua casa
di sassi di sabbia franante
quando il deserto ricomincia a vivere
ci rilancia quel nome in un lungo brivido.
Luxor, 1979
Vittorio Sereni, Étoile variable [Stella variabile], éditon bilingue, traduit de l'italien par Philippe Renard et Bernard Simeone, préface de Franco Fortini, 1987, p. 163 et 162.
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26/01/2012
André Salmon, Créances, 1905-1910
Modigliani, Picasso et André Salmon en 1916
Arthur Rimbaud
MORTEL, ANGE et DÉMON, poète et baladin,
Casseur de pierre aussi et soldat de fortune,
RIMBAUD ! frère de ceux qui naissent pour l'exil,
Tu passas, recélant sous la face commune
Le visage d'un dieu honni des dieux voisins
Et voulus, dîneur des festins inutiles,
Mordre sans les cueillir tous les fruits du jardin.
Sur tes cahiers d'enfant écrasés de ratures,
Partout enluminés d'énormes caricatures,
Dans l'étude moisie et sous le gaz blafard
Tu griffonnais, petit prodige narguant son art,
Des pamphlets prophétiques que tu signais : ARTHUR.
N'étais-tu que l'enfant maudit de Charleville ?
Des mères t'ont crié dans les rues : « Antéchrist ! »
Sans savoir quelle aurore illuminait tes yeux.
Et sans faire baiser tes cheveux à leurs fils.
Tu fus le frère lointain des princes douloureux
Qui quelque soir, au fond d'une sombre Bavière,
Quand les étudiants chantent autour des pots de bière,
Laissent les eaux gardiennes se refermer sur eux,
Pour avoir compris l'âme des cygnes et des lys.
Un matin ce fut beau. Au pied d'un sapin rouge
Déroulant jusqu'à toi ses bras de palmes vertes,
Le voyageur qui va triste de bouge en bouge,
De palais en palais et dans les gares désertes
S'ennuie à regarder la pluie aux carreaux noirs,
L'éternel voyageur cherchant le but de vivre
Et ne le trouvant pas et repartant put voir
— Et trembla de le voir et de t'avoir surpris —
Au pied d'un sapin rouge un poète accroupi,
Qui riait aux éclats et qui brûlait son livre !...
Un empereur casqué de plumes et vêtu d'or
T'estimait. Ses sujets disaient : « Rimbaud le Juste ».
Tu vendais du café, du poivre et de l'ivoire
Et des fusils au nègre qui jouait les Augustes,
Et si quelqu'un venu de la mourante Europe
Te demandait : « Vous avez fait des vers, dans le temps ? »
Tu fronçais le sourcil et haussait les épaules
Et refaisais le compte de tes dents d'éléphant.
Puis tu revins mourir quelque jour à Marseille,
Avec ton or conquis caché dans ta ceinture
Et tu traînais la jambe sur le pavé cruel,
Meurtri du poids de l'or, meurtri par tes blessures,
RIMBAUD ! Ils t'on dit mort en bon fils de l'Église
Car tu parlais d'Amour et de Terre promise...
André Salmon, Créances, 1905-1910 (Les Clés ardentes, Fééries, Le Calumet), Gallimard, 1926, p. 120-122.
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25/01/2012
Julien Gracq, Carnets du grand chemin
Étrange siècle, que le dix-huitième. Au moment même où la poésie semble en lui faire définitivement faux bond à l'art des vers, la littérature, elle, se met dans toute la France à rimailler à propos de bottes, de la lettre de château jusqu'à la satire vengeresse, du pamphlet politique jusqu'au traité de jardinage et de sylviculture. Cette métromanie galopante qui au XVIIe siècle obligeait déjà Boileau à suer sang et eau sur ses Satires et ses Épîtres, devient au siècle suivant une vraie épidémie. L'encaisse-or de la poésie volatilisée, l'encaisse-papier circule partout en nourrissant une inflation de mauvais aloi ; là aussi le XVIIIe siècle est bien celui qui commence avec la rue Quincampoix.
Dans le prestige qui entoure à cette époque les petits vers, le "chant", la musique verbale, atteint à sa teneur la plus faible, et même s'élimine complètement comme élément de valeur, toutes les images sont des clichés (et même surexposés) ; ne reste que la difficulté artificielle imposée par le mètre et la rime : simple exercice d'assouplissement et de musculation abusivement tenu par toute une époque pour la beauté, dont il est un accessoire insignifiant. Une bonne partie de l'œuvre rimée de Voltaire, capable d'écrire une prose si déliée et si acérée, nous fait l'effet de gammes acrobatiques, où la virtuosité du doigté nous reste encore sensible, mais dont on se demande pourquoi on a jugé les notes dignes de s'inscrire sur une portée.
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, 1992, p. 236-237.
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24/01/2012
Jean Ristat, Du coup d'état en littérature...
Épilogue
Amour en quel état m'as-tu réduit et dou
Ce déchéance qui plus démuni que moi
Par les artifices quel monarque parmi
Tes serviteurs plus illustres et d'honneurs comblé
Plus soumis Ô cruel mais que nul ne plaigne
Le pauvre jean sans terre et ne rie de sa
Superbe qui m'habite en souveraine dé
Cision quel rêve me fait cortège et gloire
De reposer en ce jardin où je vous prie
Que dépouiller l'on me laisse et ne s'avise
Le dieu d'avertir l'oiseau qui porte le vent
Maintenant je veux être seul en dévotion
Et mon ravisseur entretenir des affai
Res du monde comme elle va l'herbe le ciel
Aiguiser et mon sang rougir la place où il
Me couronne voyez qu'en jalousie il
En meurt le vieux jupin enfin lassé de guer
Royer seul sur son nuage ou peut-être qu'à
Me foudroyer il s'emploie attends au
Moins qu'avec la lune s'achève ma course
Laisse amour nous rendre immortels prête
Moi l'éclair qui déchire et va dormir comme au
Trefois innocent et léger sinon de voir
Comme en ce jardin l'on joue sous les fougè
Res rouillées vers quel marécage
Ouvrent leurs serrures je tairai mes nuits
Tu disais c'est loin la grèce plutôt mourir
Que survivre plutôt me perdre et sans larmes
Le rire du dieu qui sommeille alors que
Penché sur la couché j'épie ton rêve et s'il
Parle de moi jaloux de n'y être pas les
Poètes disent l'oubli oh on temps sans mé
Moire quelle est ma demeure que vais-je fai
Re du temps qu'il me reste à vivre le décor
Est le même les dieux sur la locomoti
Ve trois-mille quarante-quatre les ombres
En une lanterne prisonnières ce
Grand rêve de vouloir et de ne plus atten
dre
[...]
Jean Ristat, Du coup d'état en littérature suivi d'exemples tirés de la Bible et des Auteurs anciens, Gallimard, "Le Chemin", 1970, p. 23-24.
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