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26/08/2012

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction par Philippe Di Meo

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   Écoutant depuis le pré

 

Sur la touche, le doigt anéanti insiste

sur une note toujours ratée

et pourtant inhumainement juste

  au-delà de tout exemple réussie

Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,

puis, il s’estropie, en un mouvement

  de trille raté

au-delà de tout exemple

néanmoins reréussi

Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie

parvient sur cette note, sur ce doigt

énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,

qui veut la prendre en charge, donner crédit

  à une partition universelle possible,

déverser d’une bande enregistrée

dans une autre

non moins mythique instrument

Une adresse ou une déclaration d'expéditeur

insistante comme bec de pic-vert,

c’est sur ce doigt que tape l’offre,

  sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,

  et, toujours creusant sur cette touche,

  et toujours la ratant, dans la déserte

réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,

son obstination contre tout pourquoi,

son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,

  ajuste, devine

 

 

Ascoltando dal prato

 

Insiste il dito annichilito sul tasto

in una nota sempre sbagliata

eppure disumanamente giusta

  al di là di ogni esempio azzeccata

Una nota fino a che sangue è il dito

e poi si azzoppa in uno sbagliato

  movimento di trillo

  al di là di ogni esempio

  tuttavia riazzeccato

Un’infinita, irraggiante da tutto, offerta

arriva su quella nota, su quel dito

innervosito, anzi da tempo annichilito,

che vuol farsene carico, dar credito

  a un possibile universale spartito

  riversare da un nastro registrato

  a un altro

  non meno mitico instrumento

Un indirizzo o un’una dichiarazione di mittente

come becco di popicchio insistito

è in quel dito cha batte l’offerta

  sua-unica, da-nulla, che nulla alletta

  e che scavando per sempre in quel tasto

  e sbagliandolo sempre, nella deserta

realtà che per altro come mattina s’affina,

la sua ostinazione contro ogni perché,

il suo per chi per che non mai esauribile

  né esistibile assesta, indovina

 

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie)  et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.

 

 

 

25/08/2012

Fleur Adcock, dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise

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Poème qui se termine par une mort

 

Ils laveront sur toi tous mes baisers, effaceront mes marques

et mes pleurs – je pleurais plus facilement

lors de cette folle vie toute pimentée – et les taches plus heureuses,

fines écailles de papier de soie... Il est merdique ce début

de pacotille, et faux en plus – toutes les traces de ce genre

tu les as toi-même poncées, il y a des années de cela

quand tu m’as renvoyé mes lettres, la semaine où j’ai épousé

ce singe anecdotique. Donc je recommence. Donc :

 

Ils ôteront les tubes, les goutte-à-goutte, les pansements

que je censure dans mes rêves. Ils ne manqueront pas ; c’est vrai,

de te laver ; et ils te déposeront dans une boîte.

Après quoi tout ce qu’ils pourront faire d’autre

n’aura pas d’importance. C’est ça, mon style laconique.

Tu le louais, tout comme je louais la complexité

de tes broderies perlées ; ces liens nous entrelaçaient,

mailles endroit, mailles envers tissées sur la charpente de l’univers...

 

 

                 Poem ended by a death

 

They will wash all my kisses and fingerprints off you

and my tearstains – I was more inclined to weep

in those wild-garlicky days – and our happier stains,

thin scales of papery silk... Fuck that for a cheap

opener, and false too – any such traces

you pumiced away yourself, those years ago

when you sent my letters back, in the week i married

that anecdotal ape. So start again. So :

 

They will remove the tubes and drips and dressings

which I censor from my dreams. They will, it is true,

wash you ; and they will put you in a box.

After which whatever else they may do

won’t matter. This is my laconic style.

You praised it, as I praised your intricate pearled

embroideries ; these links laced us together,

plain and purl acros the ribs of the world...

 

 

Fleur Adcok, traduction de Bernard Brugière, dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Pléiade/Gallimard, 2001, p. 1496-1497.

 

 

 

24/08/2012

Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas

Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas

                           Bach en automne

                                      IV

 

Le ciel au soir est vert. À la  lisière du bois les chevreuils

Viennent humer au loin les villages roux de feuilles et de fumées.

Bientôt, quand la nuit tombera le vent de Pologne,

La brume montera des prés.

 

Le regard du faon découvre trois lieues de plaine sans refuges.

Autour du sommeil des hameaux les barrières vermoulues n’arrêtent

Ni les reîtres ni la peste.

 

Le monde dans l’espace et la durée étale sa placidité.

J’ai lu longtemps dans ce livre perpétuel. Autrefois j’ai décrit

Les gambades au mois de mai du jeune agneau,

Le vol instable des émouchets.

 

Je ne décrirai plus. Tout est nombre. L’arbre,

Rivière de feuilles ou noir de gel, entre la terre et le ciel instaure

Une figure permanente.

 

Le monde est en repos, dit-on ; les princes sont en paix, peut-être.

Entre la nue basse et l’horizon convexe s’éloigne une gloire exténuée

De lumière inaccessible. Le monde à travers fastes et largesses demeure

Établi dans l’exil.

 

Il faut rentrer. L’haleine de la nuit descend sur nos visages aveugles.

L’âme écoute approcher tes pas ; entre chez nous, Seigneur ;

Il se fait tard.

 

Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas, préface d’Henri Thomas, Poésie/Gallimard, 1986, p. 28-29.

 

 

 

23/08/2012

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, mort

Et tu as traversé la mort

comme en la neige l’oiseau

toujours noir scellant l’issue…

Le temps a dégluti

les adieux que tu lui offris

jusqu’à l’extrême abandon

au bout de tes doigts

Nuit d’yeux

S’immatérialiser

Ellipse, l’air a baigné

la rue des douleurs…

 

 

Und du gingst über den Tod

wie der Vogel im Schnee

immer schwarz siegelnd das Ende –

Die Zeit schluckte

was du ihr gabst an Abschied

bis auf das äusserste Verlassen

die Fingerspitzen entlang

Augennacht

Körperlos werden

Die Luft umspülte – eine Ellipse –

die Strasse der Schmerzen –

 

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, traduit de l’allemand

par Lionel Richard, Denoël, 1967, p. 258-259.

21/08/2012

Florence Pazzottu, L’Inadéquat (la langue crée le dé)

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                                                à ma mère

 alors poème

– enfant en moi de sept mois n’était pas  un

non-parlant mais ce

tout-oreille

qu’effondra en lui-même

aussi bien commença

l’extrême silence d’une

(bien que revenue) disparue-mère

l’indispensable qui (don de langue)

fait sol

et

sens – a

lors poème

(persiste

ce mouvement tiers cette absence

– réel l’impossible retour n’efface

pas le manque fracturant et fondant

aujourd’hui)

ce tout multiple – poème – possiblement

disjoncte


Florence Pazzottu, L’Inadéquat (la  langue crée le dé), Flammarion, 2005, p. 87.

19/08/2012

Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades

 

samuel beckett,poèmes suivi de mirlitonnades

Elles viennent

autres et pareilles

avec chacun c’est autre et c’est pareil

avec chacune l’absence d’amour est autre

avec chacune l’absence d’amour est pareille

 

             *

 

     La mouche

 

entre la scène et moi

la vitre

vide sauf elle

 

ventre à terre

sanglée dans ses boyaux noirs

antennes affolées ailes liées

pattes crochues bouche suçant à vide

sabrant l’azur s’écrasant contre l’invisible

sous mon pouce impuissant elle fait chavirer

la mer et le ciel serein

 

                  *

 

musique de l’indifférence

cœur temps air feu sable

du silence éboulement d’amours

couvre leurs voix et que

je ne m’entende plus

me taire

 

        Dieppe

 

encore le dernier reflux

le galet mort

le demi-tour puis les pas

vers les vieilles lumières

 

[Ces poèmes, ont d’abord été publiés en français dans Les Temps modernes, n° 14, novembre 1946, respectivement p. 288, 290, 290 et 291 (ce dernier sans titre)].

 

                         *

 

que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions

où être ne dure qu’un instant où chaque instant

verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été

sans cette onde où à la fin

corps et ombre ensemble s’engloutissent

que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures

haletant furieux vers le secours vers l’amour

sans ce ciel qui s’élève

sur la poussière de ses lests

 

que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd’hui

regardant par mon hublot si je ne suis pas seul

à errer et à virer loin de toute vie

dans un espace pantin

sans voix parmi les voix

enfermées avec moi

 

Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades, éditions de

Minuit, 1978, p. 7, 11,12, 15, 23.

 [L’ensemble des poèmes a été traduit de l’anglais par l’auteur.]

 

À propos de Beckett :

Maurice Blanchot, Où maintenant ? qui maintenant ?, dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959.

Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett, éditions de Minuit.

Ludovic Janvier, Samuel Beckett par lui-même, Seuil, 1969.

Cahiers de l’Herne : Samuel Beckett, 1976.

Revue d’esthétique : Samuel Beckett, Privat, 1986.

Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Fata Morgana, 1986.

Critique : Samuel Beckett, septembre 1990.

Deirdre Bair, Sameul Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Léo Dilé, Fayard, 1990.

André Bernold,  L’amitié de Beckett, Hermann, 1992.

Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur, Seuil, 1997.

John Knowlson, Samuel Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Oristelle Bonis, Solin/Actes Sud, 1999.

Anne Atik, Comment c’était [souvenirs], L’Olivier, 2003.

Nathalie Léger, Les vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, 2006.

Collectif, Objet Beckett, Centre Pompidou [catalogue d'exposition], 2007.

 Un site  (en anglais)  :  http://beckett.english.ucsb.edu

 

18/08/2012

John Ashbery, Poèmes français, dans Fragment

John Ashbery, Poèmes français, Fragment

 Simples, les arbres posés sur le paysage

Comme des gerbes de foin qu’on aurait laissé traîner là.

Le crottin des chevaux disparus, les pierres qui l’imitent,

Tout nous parle des cieux, qui ont créé cette scène

Par leur seule position.

 

Or en s’associant trop strictement aux trajets des choses

On perd cette sublime espérance faite de la lumière qui asperge les arbres.

Car chaque progrès est négation, de mouvement et surtout de nombre.

Ce nombre ayant perdu sa finesse indescriptible

Tout doit être perçu comme quantités infinies de choses.

 

Tout est paysage : perspective de rochers

Battues par d’innombrables vagues ;

Champs de blé à ne plus pouvoir en compter ; forêts

Aux sentiers perdus ; tours de pierre

Et enfin et surtout les grands centres urbains, avec

Leurs buildings et leurs populations, au centre desquels

Nous vivons notre vie, faite d’une grande quantité d’instants isolés

Pour être perdue au sein d’une multitude de choses.

 

John Ashbery, Poèmes français, dans Fragment, traduit de l’américain par Michel Aucouturier, Seuil, 1975, p. 18.

17/08/2012

Jean-Jacques Viton, comme ça

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ce qui est troublant dans l’orage

ce sont ses poses avant reprises

éclairs grêle vents crépitements

un tournoiement de signes embrouillés

sur un lointain de paysages convulsifs

dans la crème acide des foules

 

peut-on dans cet état excentrique se rappeler

les trois derniers mots que l’on a prononcés

trouver précisément en quelle saison on est

le jour de la semaine ... et sa date

quel département quelle province

et puisqu'on y est quel pays

 

pour réussir à se dénouer de l’orage

répéter quelques mots sans rapport

polyphonie rebours géométrie aztèque

ils trouveront des récepteurs secrets

s’infiltreront comme des filets d’irrigation

dans la peau du paisible

 

Jean-Jacques Viton, comme ça, P. O. L., 2003, p. 48.

15/08/2012

Joyce Mansour, Carré blanc

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                                    Herbes

 

Lèvres acides et luxurieuses

Lèvres aux fadeurs de cire

Lobes boudeurs moiteurs sulfureuses

Rongeurs rimeurs plaies coussins rires

Je rince mon épiderme dans ces puits capitonnés

Je prête mes échancrures aux morsures et aux mimes

La mort se découvre quand tombent les mâchoires

La minuterie de l’amour est en dérangement

Seul un baiser peut m’empêcher de vivre

Seul ton pénis peut empêcher mon départ

Loin des fentes closes et des fermetures à glissière

Loin des frémissements de l’ovaire

La mort parle un tout autre langage

 

Joyce Mansour, Carré blanc, éditions Le Soleil noir,

1961, p. 121 et 94.

14/08/2012

Olivier Apert, Infinisterre suivi de Crash

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                                    Drame

 

quelque chose s’est cassé

- quoi & depuis quand

quelque chose gît se réfugie

comme ces mères qu’on imagine à l’hospice, visitées par leurs enfants, et se grattant furieusement le sexe

quelque chose meurt & ne veut pas mourir

la volonté la foi l’amour le moi comme dispensés au ciel d’un crash-Mirage

quelque chose guette & rit sur la tristesse

ici sur les galets, carlingue écrouie, la mémoire ; là, les débris, souvenirs métalliques qui hantent comme autant de perfusions – cockpit faisant saigner la voûte nocturne

quelque chose mime

- dans les bars, l’alcool caresse la frivolité d’un verre comme ces créatures magnifiques vivant la peau d’un autre

quelque chose attendrait

- un geste au détour comme dans un lit une peinture le pli de la violence éphémère

si quelque chose s’est cassé

-       ce serait quoi & depuis quand

 

                           Pavane pour une infante disparue, 3

 

SI loin de toi (je) pense à toi

près de toi ) je ( t’oublie

oui puisqu’IL – le monde – existe

avec & sans eux

SI loin de toi ) je ( pense à (toi)

c’est parce que près de toi

je L’oublie dans ) toi (

SI tu m’oublies en IL

c’est parce que loin de moi

tu existes loin de ) toi (

 

 

COMMENT,

 

COMMENT POURRAIS-JE NE PAS TE VOIR quand

la langue du chat – rose ô si rose boudoir –

avidement lèche le lait coulant des étoiles

avant qu’il aille du balcon se jeter comme la mouette

tridactyle que je recueille (stoïque la mouette) blessée

mais encore voulant marcher vers sa mort (bancale

notre mort) juste pour me donner leçon digne et

drôle avec la gueule (rose ô si rose le gosier) ne

miaulant pas à sec son cri : ne m’oublie pas :

COMMENT NE POURRAIS-JE PAS TE VOIR ?

 

Olivier Apert, Infinisterre suivi de Crash, éditions Apogée (Rennes),

2006, p. 45, 75, 108.

 

 

13/08/2012

Rainer Maria Rilke, Chant éloigné, Poèmes et fragments

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... Quand donc, quand donc, quand donc y en aura-t-il assez de la plainte et de la parole ? N’y eut-il pas des maîtres

experts dans l’art de lier les mots humains ? Pourquoi donc les nouvelles tentatives ?

 

Est-ce donc, est-ce donc, est-ce donc que du livre

les hommes ne sont pas là comme d’une cloche qui ne cesse de sonner ?

Et lorsqu’entre deux livres le ciel silencieux t’apparaît : jubile ! – ou aussi bien un coin de simple terre dans le soir...

 

Plus que les orages, plus que les mers, ils ont

lancé des cris, les humains... Quelles surcharges de silence

doivent habiter le cosmos pour que le chant du grillon

nous soit demeuré audible, à nous, hommes vociférants, et pour que les étoiles

nous semblent silencieuses, dans cet éther que nous invectivons !

 

Mais c’est à nous qu’ils ont parlé, les très lointains, les anciens, les très anciens pères !

Et nous : écoutons-les enfin ! Nous, les premiers à les écouter.

 

 

... Wann wird, wann wird, wann vird es genügen

das Klagen und Sagen ? Waren nicht Meister im Fügen

menschlicher Worte gekommen ? Warum die neuen Versuche ?

 

Sind nicht, sind nicht, sind nicht vom Buche

die Menschen geschlagen wie von fortwährender Glocke ?

Wenn dir, zwischen zwei Büchern, schweigender Himmel erscheint : frohlocke...,

oder ein Ausschnitt einfacher Erde im Abend.

 

Meht als die Stürme, mehr als die Meere haben

die Menschen geschrieen... Welche Übergewichte von Stille

müssen im Weltraum wohnen, da uns die Grille

hörbar blieb, uns schreienden Menschen.

Da uns die Sterne schweigende scheinen, im angeschrieenen Äther !


 Redeten uns die fernsten, die alten und ältesten Väter !

Und wir : Hörende endlich ! Die ersten hörenden Menschen.

 

Rainer Maria Rilke, Chant éloigné, Poèmes et fragments, édition bilingue, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson, Verdier, 1990, p. 26-27, et Verdier / poche, 2007.

12/08/2012

Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée

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                                    Mort-nés

 

Ces poèmes ne vivent pas : c’est un triste diagnostic.

Ils ont pourtant bien poussé leurs doigts et leurs orteils,

Leur petit front bombé par la concentration.

S’il ne leur a pas été donné d’aller et venir comme des humains

Ce ne fut pas du tout faute d’amour maternel.

 

Ô je ne peux comprendre ce qui leur est arrivé !

Rien ne leur manque, ils sont correctement constitués.

Ils se tiennent si sagement dans le liquide formique !

Ils sourient, sourient, sourient, sourient de moi.

Et pourtant les poumons ne veulent pas se remplir ni le cœur s’animer.

 

Ils ne sont pas des porcs, ils ne sont pas même des poissons,

Bien qu’ils aient un air de porc et de poisson —

Ce serait mieux s’ils étaient vivants, et ils l’étaient.

Mais ils sont morts, et leur mère presque morte d’affolement,

Et ils écarquillent bêtement les yeux , et ne parlent pas d’elle.

 

 

                                             Stillborn

 

These poems do not live : it’s a sad diagnosis.

They grew their toes and fingers well enough,

Their little foreheads bulged with cincentration.

If they missed out on walking about like people

It wasn’t for any lack of mother-love.

 

O I cannot understand what happened to them !

They are proper in shape and number and every part.

They sit so nicely in the pickling fluid !

They smile and smile and smile and smile at me.

And still the lungs won’t fill and the heat won’t start.

 

They are not pigs, they are not even fish,

Though they have a piggy and a fishy air —

It would be better if they were alive, and that’s what they were.

But they are dead, and their mother near dead with distraction.

And their stupidly stare, and do not speak of her.

 

Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée, édition

bilingue, présentation de Sylvie Doizelet, Traductions de

Françoise Morvan et Valérie Rouzeau, Poésie/Gallimard,

1999, p. 88 ( texte anglais)-89.

11/08/2012

Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes

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Il m’a semblé parfois (mais quelles chimères n’invente-t-on pas, presque honnêtement, pour justifier ses limites !) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie, n’était faite que des moments pour lesquels j’avais cru trouver une expression un peu juste ; comme si devenir poésie, si peu que ce fût, leur conférait plus de réalité, ou, plus précisément encore, les révélait, les fixait, les accomplissait. Sans doute survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir ; mais la parole leur ajoutait quelque chose qu’elle était seule à pouvoir leur donner, une valeur, et une espèce de privilège. (Sans doute ces moments ne me semblaient-ils pas arrachés au temps pour la simple raison qu’ils pourraient me survivre, si les poèmes étaient beaux. Car enfin les œuvres qui nous paraissent les plus assurées de durer ne sont encore que de très fragiles feuilles de papier, qui brûleront ou moisiront un jour. Mais comment expliquer ce que l’on ne ressent que confusément, encore que profondément ? Disons qu’il ne s’agirait pas de prolonger son nom au-delà de la mort, ni même de le faire durer des moments fugitifs ; mais plutôt de donner à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle — et forme est encore mal dire ; ainsi le parfum de la violette de mars, qui fanera pourtant, semble creuser un couloir ténébreux et velouté dans le mur du temps et s’ouvrir brusquement sur ce qui n’a plus ni nom, ni parfum, ni saison).

 

Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, 1947-1962, Gallimard, 1998, p. 37-38.

10/08/2012

Robert Desnos, Fortunes

Robert Desnos, Fortunes, baignade, refrain

                      Baignade

 

Où allez-vous avec vos tas de carottes ?

Où allez-vous, nom de Dieu ?

Avec vos têtes de veaux

et vos cœurs à l'oseille ?

Où allez-vous ? Om allez-vous ?

 

Nous allons pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

 

Où allez-vous avec vos têtes de veaux ?

Où allez-vous avec embarras ?

Le soleil est un peu liquide

Un peu liquide cette nuit.

Où allez-vous, têtes à l'oseille ?

 

Nous allons pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

 

Où allez-vous ? Où allez-vous

À travers la boue et la nuit ?

Nous allons cracher dans les trèfles

Et pisser dans les sainfoins,

Avec nos airs d'andouilles

Avec nos becs-de-lièvre

Nous allons pisser dans les trèfles.

 

Arrêtez-vous. Je vous rejoins.

Je vous rattrape ventre à terre

Andouilles vous-mêmes et mes copains

Je vais pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

 

Et pourquoi ne venez-vous pas ?

Je ne vais pas bien, je vais mieux.

Cœurs d'andouilles et couilles de lions !

Je vais pisser, pisser avec vous

Dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

Baisers d'après minuit vous sentez la rouille

Vous sentez le fer, vous sentez l'homme

Vous sentez ! Vous sentez la femme.

Vous sentez encore mainte autre chose :

Le porte-plume mâché à quatre ans

Quand on apprend à écrire,

Les cahiers neufs, les livres d'étrennes

Tout dorés et peints d'un rouge

Qui poisse et saigne au bout des doigts.

Baisers d'après minuit

Baignade dans les ruisseaux froids

Comme un fil de rasoir.

 

Robert Desnos, Fortunes, Poésie / Gallimard, 1980

[1945], p. 97-98.

 

 

 

 

 

09/08/2012

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, Clément Marot

Clément Marot Faire des poèmes de tête de mule et de lard et de bique et de pioche et de bois donc mauvaise et à claquer et soupe au lait, puisant dans l'enfance son lot de paroles cassantes qui turlupinent la teste de belins devenue qui, de riens, fait tout un Graal de soi, et résiste à l'émasculation mentale maternelle et politique et puticitaire en digressanr carrément comme un cochon même les vendredis pour faire chier les curés de l'âme et se faire, en solitaire, plaisir, et à la moindre occasion, car à chaque fois sa marotte (la vie n'est tolérable qu'avec), et poète se faire, sans en faire tout un poème, mais en faire tout un plat [le Graal], pour accumuler joyeusement ses défauts, et voilà, j'ai fait partout—

 

Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, éditions Isabelle Sauvage, 2012, p. 21.