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27/06/2012

Yves Boudier, Consolatio

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L'aube

toison gardienne

 

« Il pleut dans mes yeux... »

 

innocente le corps

 

de n'être que

vision indocile

                                        du sexe vif

 

(aliénance des rêves)

 

 

je ne marche jamais seul

dans le sommeil

 

ce qui voile en moi

ne prouve rien

 

                                   seulement dit

                                   la jointure

 

l'humanité Janus

cette voie

vers

 

la nuit d'où naissent les enfants

 

 

Je ferme les yeux

 

                                         cède

                                         au cœur vigile

 

la présence animale

touche le seuil

 

désincarne

le verbe

 

 

la forêt gagne

et la mort passagère

découpe dans

les draps

 

au lever des chimères

 

Yves Boudier, Consolatio, postface de Martin Rueff,

"La mort au carré", Argol, 2012, p. 9-12.

26/06/2012

André Suarès, Sur la vie

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                                                        Suarès par Georges Rouault


Pensées du temps sans dates

 

   Assurément, la poésie est un art en soi-même, et qui se suffit. De là, les surprises de la forme, les chefs-d'œuvre de l'expression et la beauté du métier : il peut être si fort ou si plaisant qu'on n'y résiste pas ; on cède à la fougue de l'artiste ou à son charme. Mais le métier le plus accompli ne donne pourtant pas cet accès aux sommets de l'âme, où est le lieu naturel de la grande poésie. Le rythme et la mélodie populaires ne sont pas plus la musique de Bach, que le plus savant contrepoint, si la pensée de Bach est absente. Pensée qui trempe toujours dans le sentiment.

   Ni le métier seul ni la seule émotion ne font le grand poète. Il faut de la pensée, là comme ailleurs. Il n'est pas vrai qu'une citrouille bien peinte vaille l'École d'Athènes, mais il peut être vrai qu'un faux Raphaël d'Académie ne vaille pas une belle citrouille : c'est que les idées académiques ne sont pas plus vivantes, ni plus fécondes, ni plus propres à nous émouvoir et nous faire penser qu'une citrouille, une pipe au bord d'une table et une demi-guitare. On peut dire aussi de Chardin qu'il est plus peintre que Léonard de Vinci ou Rembrandt parce qu'il n'est que peintre. Rembrandt, Raphaël, Jean Fouquet sont de grands poètes qui s'expriment au moyen des couleurs et des lignes.

 

André Suarès, Sur la vie, essais, éditions Émile Paul, 1925, p. 287-288.

25/06/2012

Nathalie Riera, Variations d'herbes

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                                     Rivière

                                                                                À Axel

 

trouble du rythme à secouer le paysage le livre des eaux

 

je vais librement sur le chemin des mots serrés entre les dents

au vent gelé je vais où je n'ai pas encore écrit une ligne

 

laver le livre où je vais le plus vert de mon temps vous écrire la

force de vos naissances au plus proche de l'effroi mes défroques de phrase sans uniforme

 

je suis creusée au taraud pulsée par la beauté

 

évaporites au cœur je m'évapore de choses très équivoques

 

 

En permanence dans l'air, par terre, à contre-jour, les mots, aux pas vifs.

 

Escapades Escarpement Œil et Terre Corde harmonique Sauter en hauteur

 

Parce que tant de beautés qui dorment en arrière de soi Parce que toute espérance se trouve dans une poignée de terre, s'accroche à l'arçon de la selle.

 

À travers champs dans la variation des herbes. Poésie parmi les lampes et les plantes.

 

Nathalie Riera, Variations d'herbes, Béziers, Les éditions du Petit Pois, 2012, p. 16-17.

24/06/2012

Pierre Reverdy, La vie fragile, dans La Guitare endormie

 

pierre reverdy,la vie fragile,la guitare endormie

                           La vie fragile

 

Plus loin entre la plante grasse et le rideau

             Dresser l'échelle

Les formes qui remuent dans le fond du jardin sont blanches

    d'autres noires

Selon le mouvement brutal du réflecteur

              Les maillots des arbres sont roses

Mais au premier plan une main tient la clef du cœur

Un couple ailé marche dans des couleurs qui changent

                     Celui qui vole bas c'est l'homme

                          Celui qui va à pied c'est l'ange

Les yeux luttent dans la lumière

                      La lampe fraîche du matin

Un fil cassé descend derrière

                      La tête nue s'incline et barre le chemin

                      Tout le reste est recouvert de feuilles mortes

Quant au ciel il s'ouvre par le fond et de côté mais en triangle

 

Pierre Reverdy, La Guitare endormie. [1919], dans Œuvres complètes I, édition préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, "Mille&unepages", Flammarion, 2010, p. 262.

22/06/2012

Louise Labé, Sonnet III

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               Sonnet III

 

Ô longs désirs, ô espérances vaines,

   Tristes soupirs & larmes coutumières

   À engendrer de moi maintes rivières

   Dont mes deux yeux sont sources & fontaines :

Ô cruautés, ô dur[e]tés inhumaines,

   Piteux regards des célestes lumières :

   Du cœur transi ô passions premières,

   Estimez-vous croître encore mes peines ?

Qu'encor Amour sur moi son arc essaie,

   Que nouveau feu me guette & nouveaux dards

   Qu'il se dépite, & pis qu'il pourra face :

Car je s[u]is tant navrée en toutes parts,

   Que plus en moi une nouvelle plaie,

   Pour m'empirer ne pourrait trouver place.

 

Louise Labé, Œuvres, Lyon, chez Jean de Tournes, 1555, p. 113.

21/06/2012

Pascal Commère, Tashuur. Un anneau de poussière

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Herbes sèches. Comme joncs, du vent. Chevaux dépassant à peine, tiges hautes, moutons plus loin — combien ? À peine visibles entre les touffes. Deux bergers, et deux autres encore — plus jeunes. Ah si jeunes. Posent pied à terre, s'accroupissent sur les talons comme on le fait ici. Nous leur tendons une tranche de pain. Les bêtes se rapprochent, nez au sol parmi les hautes tiges jaunes. Elle dit : trente-cinq jours pour venir jusqu'ici, et cinq encore pour Ulaanbataar. Je demande pourquoi Ulaanbataar. Elle dit : industrie de la viande. En selle de nouveau, rejoignant le troupeau, l'entourant. J'ai cru qu'ils faisaient paître, mais non. Ils font route ensemble, j'en compte six ( en réalité neuf, à surveiller le troupeau jour et nuit, se relayant) qui poussent de leur fouet — manche dressé appuyé sur l'épaule — bœufs (une trentaine) et moutons (quatre cents, ils ont dit), l'immense troupeau bientôt rassemblé vers la rivière là-bas, plusieurs centaines de mètres d'ici on mesure mal avec les ombres. Un autre galope vers nous — le chef des bergers, elle dit. Genou à terre, la longe roulée à son poignet. Nous lui tendons un bol, raviolis de mouton (buuz). Quelques mot alors, et le vent — lèvres et doigts noircis. Ils viennent de Hövsgöl, tout au nord, près de la frontière russe. Huit cents kilomètres en quarante jours, elle traduit. Rapide calcul, vingt par jour. Elle dit oui, et quand ils sont à la recherche d'eau ils peuvent en faire jusqu'à trente-cinq...

 

Pascal Commère, Tashuur. Un anneau de poussière, Obsidiane,2012, p.107.

19/06/2012

Les techniciens du sacré, anthologie Jérôme Rothenberg

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                  Le dieu Dumuzi


Chant de la vulve d'Inana

 

je suis femme moi

qui dans cette maison

de lapis sacré

portant

dans mon sanctuaire dis ma

prière sacrée

moi qui suis femme moi

qui suis reine des cieux

que l'officiant

le psalmodie

que le chanteur le chante

& que mon nouvel époux

mon Dumuzi mon

taureau furieux me comble

que les mots tombent

de leurs bouches

ô chanteurs chantant

pour leur jeunesse

leur chanson qui s'élève

à Nippour offrande à faire

au fils de dieu

moi qui suis femme chante pour

le louer

l'officiant le psalmodie

moi qui suis Inana

lui donne le chant de ma vulve

ô étoile ma vulve de la Grande Ourse

vulve barque lancée des cieux

nouvelle lune beauté croissante vulve

désert mon labour vulve

chant des oies sauvages en jachère

où ma motte attend

d'être inondée par lui

colline ma

vulve béante

& la fille demande :

qui va la labourer ?

Vulve mouillée inondée

la mienne moi la reine

menant jusqu'ici ce bœuf

« femme il labourera pour toi

notre roi Dumuzi labourera pour toi

ô laboure ma vulve ô mon cœur

mes cuisses sacrées en sont

trempée ô mère sacrée »

 [Sumer]


Les techniciens du sacré, anthologie de Jérôme Rothenberg, version française établie par Yves di Manno,  José Corti, 2007, p. 354-355.

18/06/2012

Laurent Albarracin, Le Secret secret

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Les armes découvertes

 

 

 [...]

L'herbe on dirait un peigne mou

ondoyant dans la nuit du jour

étendant ses cils tactiles

aveugles et verts aquatiquement

sous la lune du soleil

On dirait un peigne fou, une houle très calme

comme des clés libres dans des pênes bleus

une échine se levant dans un poulpe du monde

un poil de la bête qui viendrait à la chose

des longes rebelles, un vent d'herbe, une tempête en herbe

et un soulèvement pour se rendre

 

 

 

L'herbe monte

dans les fins tuyaux capillaires —

marée du ciel

 

 

 

La tige déjà cueille la fleur

La tige déjà casse et tend

l'immobile fleur

 

 

 

Fougère foudre légère

poussée en son point d'impact

comme ne cravache de l'air

un harnais de cuir en pot

un fouet sage, la côte d'une cage

où naît l'oiseau du ciel

 

Laurent Albarracin, Le Secret secret, Poésie / Flammarion,

2012, p. 68-69.

17/06/2012

Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes

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Une rumeur d'épouvante rôde en ville,

Se glisse dans les maisons comme un voleur.

Pourquoi ne pas relire, avant de s'endormir,

Le conte de Barbe Bleue ?

 

Comment la septième monta l'escalier,

Comment elle appela sa sœur cadette,

Et guetta, retenant son souffle,

Ses frères bien-aimés, ou la terrible messagère.

 

Une poussière s'élève comme un nuage de neige,

Les frères vont entrer au galop dans la cour du château,

Et sur la nuque innocente et gracile,

Le tranchant de la hache ne se lèvera pas.

 

Consolée à présent par cette cavalcade,

Je devrais m'endormir tranquille

Mais qu'a-t-il, ce cœur, à battre comme un enragé,

Et le sommeil, pourquoi ne vient-il pas ?

 

                  Hiver 1922

 

Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, édition

bilingue, traduction par Marion Graf et José-Flore Tappy,

La Dogana, 2010, p. 85.

 

16/06/2012

Jean Tardieu, Jours pétrifiés (1942-1944)

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Regina terrae

                                             À Albert Camus


Comme un souvenir

je t'ai rencontrée,

personne perdue.

 

Comme la folie,

encore inconnue.

 

Fidèle fidèle

sans voix sans figure

tu es toujours là.

 

Au fond du délire

qui de toi descend

je parle j'écoute

et je n'entends pas.

 

Toi seule tu veilles

tu sais qui je suis.

 

Le terre se tourne

de l'autre côté,

je n'ai plus de jour,

je n'ai plus de nuit ;

 

le ciel immobile

le temps retenu

ma soif et ma crainte

jamais apaisés,

 

pour que je te cherche,

tu les as gardés.

 

Sœur inexplicable,

délivre ma vie, laisse-moi passer !

 

Si de ton mystère

je suis corps et biens

l'instant et le lieu,

 

ô dernier naufrage

de cette raison,

avec ton silence

avec ma douleur

avec l'ombre et l'homme,

efface le dieu !

 

Faute inexpiable

je suis sans remords.

Dans un seul espace

je veux un seul monde

une seule mort.

 

Jean Tardieu, Jours pétrifiés, 1942-1944,

Gallimard, 1948, p. 77-79.

15/06/2012

Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré

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    Au corps perdu de la beauté

 

 Ô dans l'obscur délice de l'issue

Vers toi qu'est-ce qui soudain m'illuminait

D'une brûlure graciée lorsque je sus

Qu'il est au-delà du suffocant ressaut de neige

Dans l'être le feu d'un monde qui se leva ?

Mais regarde une fois encore (et tu vas

Te fermer bientôt sur l'or de la vie

Comme l'œil noir de l'eau) mes yeux sont dans la mort !

Je te vois n'ai-je su te ravir à toi ravie

Déjà que tu étais d'une aile blanche au corps

Perdu de la beauté au creux de terre

Et ne t'aimerai-je plus jamais en ce monde clair ?

À moi fermée ! ne me regarde plus demeure

Une porte d'or close au fond des cieux meurs

Heureuse de m'aimer mourir de moi aimée

(Je te veille en ta nuit veille à mes jours mais

Ne te sois pas rouverte aux neiges de l'oubli

Quand je te rejoignais te rouvrir accomplie)

Et dans le blanc délire de l'essor

En moi de ces lys en démence vers elle

Était un ange d'or qui parmi le réel

Voluptueux et noir a brillé comme l'aurore

Éclairant de ses dons les panneaux condamnés !

J'allais dans les feux de la voûte où sont nés

Les nuages dorés du rêve (ils montent

Leurs yeux clos dans la gloire éternelle mais

Jamais s'éveilleront-ils ?) dans les anneaux du monstre

Où l'âme a reconnu la crypte du secret !

Qu'est-ce alors qu'il n'y eut plus que moi parmi

Les régions neigeuses de l'étoile ennemie ?

Alors à l'extrême le mur éternel blanc

Chanta comprenant une porte qui chante

Et s'ouvre dans le noir à l'état du soleil

(Une flamme s'élevait qui fut toi) merveille

Que ce feu dans le froid de la mort quand nous

Fûmes ce feu ô l'astre où les âmes renouent !

 

Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré, collection "Le Chemin",

Gallimard, 1969, p. 93-94.

14/06/2012

Bernard Vargaftig, Distance nue

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Saisissement et souffle

Un mur bruissait

Les dahlias toujours un geste

Et l'échelle appuyée

 

Brindilles dispersion

Mouvement orge

Prairie l'écho avec l'ombre

Que le vent oubliait

 

L'étreinte

Et l'avalanche près du

Pommier quel mot

Vient s'effacer en moi

 

Quand soudain le virage

Était le même et cela

Dans la durée

Si furtive s'éloigne

 

Craint appelant comme

Dans le vertige

Les bouquets et l'éclaircie

Sans cesser de trembler

 

Bernard Vargaftig, Distance nue,

André Dimanche, 1994, n. p.

13/06/2012

Tommaso Landolfi, La Muette

Tommaso Landolfi, La Muette

[...]

   Oui, je voudrais parler un peu d'elle, mais vraiment d'elle, de cette elle-là, avant d'en venir à l'autre. Je voudrais, mais je ne sais pas ; je ne sais dire qu'une seule chose, et pour la dire, il faut que je reprenne pour la troisième fois cette malheureuse phrase dans laquelle je me suis enfermé, je ne sais pas pourquoi. Oui, je me débats et je tâtonne : je voudrais au moins savoir qui est celle que j'ai tuée, que j'ai faite mienne pour l'éternité, et ce n'est certainement pas ainsi que je le saurai. (Du moins, je ne le crois pas, mais il m'arrive de ne pas pouvoir résister à la tentation peccamineuse de la définir , et avec le froid langage de la raison.) Mais finissons-en ! J'ai dit au commencement : son regard était muet de quelque chose ; puis j'ai contredit partiellement cette proposition pour la réaffirmer d'une certaine manière tout de suite après ; et maintenant, à force de me balancer sur cette image médiocre et fort relative, je devrais me reporter à la première affirmation, misérable que je suis ! Et pourtant il en est presque ainsi : son âme, comme son regard, était muette de quelque chose. De tout. Ou plutôt, c'étaient ses quinze ans qui étaient muets, muets de tout autant qu'avides de tout. Je ne peux rien dire d'autre, mais peut-être déjà que tout est là ; et le lac de sang qui bouillonne dans mon cœur. De ce qui était le plus important (de son amour ?) elle ne parlait jamais ; qui sait ? elle ne pouvait peut-être pas ; et sa mutité m'enveloppait, m'assourdissait, m'ôtait la mémoire, comme la voix même du silence. Ets-ce que j'aurais pu ne pas...

 

Tommaso Landolfi, La Muette [Tre racconti], nouvelles, traduit de l'italien par Viviana Paques, Gallimard, 1970, p. 29-30.

12/06/2012

Georges Bataille, La Littérature et le mal : Baudelaire

Georges Bataille, La littérature et le mal, Baudelaire, poésie

La poésie est toujours en un sens un contraire de la poésie (à propos du Baudelaire de Sartre)

 

   [...] Inhérente à la poésie, il existe une obligation de faire une chose figée d'une insatisfaction. La poésie, en un premier mouvement, détruit les objets qu'elle appréhende, elle les rend, par une destruction, à l'insaisissable fluidité de l'existence du poète, et c'est à ce prix qu'elle espère retrouver l'identité du monde et de l'homme. Mais en même temps qu'elle opère un dessaisissement, elle tente de saisir ce dessaisissement. Tout ce qu'elle put fut de substituer le dessaisissement aux choses saisies de la vie réduite : elle ne put faire que le dessaisissement ne prît la place des choses.

   Nous éprouvons sur ce plan une difficulté semblable à celle de l'enfant, libre à la condition de nier l'adulte, ne pouvant le faire sans devenir adulte à son tour et sans perdre par là sa liberté. Mais Baudelaire, qui jamais n'assuma les prérogatives des maîtres, et dont la liberté garantit l'inassouvissement jusqu'à la fin, n'en dut pas moins rivaliser avec ces êtres qu'il avait refusé de remplacer. Il est vrai qu'il se chercha, qu'il ne se perdit, qu'il ne s'oublia jamais, et qu'il se regarda regarder ; la récupération de l'être fut bien, comme l'indique Sartre, l'objet de son génie, de sa tension et de son impuissance poétique. Il y a sans nul doute à l'origine de la destinée du poète une certitude d'unicité, d'élection, sans laquelle l'entreprise de réduire le monde à soi-même, ou de se perdre dans le monde, n'aurait pas le sens qu'elle a. Sartre en fait la tare de Baudelaire, résultat de l'isolement où le laissa le second mariage de sa mère. C'est en effet le « sentiment de solitude, dès mon enfance », « de destinée éternellement solitaire », dont le poète lui-même a parlé. Mais Baudelaire a sans doute donné la même révélation de soi dans l'opposition aux autres, disant : « Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l'horreur de la vie et l'extase de la vie ». On ne saurait trop attirer l'attention sur une certitude d'irremplaçable unicité qui est à la base non seulement du génie poétique (où Blake voyait le point commun — par lequel ils sont semblables — de tous les hommes), mais de chaque religion (de chaque Église), et de chaque patrie.

 

Georges Bataille, La littérature et le mal, "Baudelaire", dans Œuvres complètes, IX, Gallimard, 1955, p. 197-198.

11/06/2012

Christiane Veschambre, Triptyque de la chambre secrète

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   Un triptyque est un ouvrage de peinture, dit le dictionnaire, composé d'un panneau central et de deux volets mobiles susceptibles de se rabattre sur le panneau en le recouvrant exactement.

   Celui-ci n'a que des volets.

 

  Sur le premier volet, la chambre secrète est précédée de l'antichambre.

   L'antichambre tient de la grotte par son obscurité. Mais n'est pas archaïque. Plutôt infernale. On s'y tient sur une chaise. On a vingt ans. On attend : c'est une salle d'attente. On peine à voir celles qui se tiennent sur les autres chaises disposées autour de la salle, visages baissés vers l'ombre.

   Aux murs, des tableaux. Nombreux, encadrés, cossus. Visibles, eux, malgré l'ombre dont ils ne semblent pas affectés.

   Aujourd'hui, où j'écris ceci, leur propriétaire est mort depuis longtemps. C'était un marchand de viande morte. Un passeur pour clandestines. Chacune d'entre elles avait dû au préalable rassembler l'argent du passage.

   Lorsque vient son tour, on entre dans la salle où cela se passe. Après l'obscurité de la salle d'attente, la lumière y est violente. Crue : comme de la chair. Le marchand est là, il est vieux moins par l'âge que par cette ombre sale déposée on ne saurait dire où sur sa face. Il est sans visage sinon celui du passeur marchand qui voit défiler les clandestines comme autant de cadres à poser dans la salle d'attente autour des gravures et peintures où tente de se représenter le vivant.

   Il est sans regard aussi, et l'on n'aura aucun souvenir de sa voix (une voix sans timbre, comme la face sans visage) qui, d'abord, exige le prix convenu. La lumière de la salle, c'est pour l'argent ; l'argent, ici, est lumière. Fait lumière dans la lumière. Ne glisse pas de l'ombre d'un sac à l'ombre d'un tiroir. Cru, lui aussi, il s'ouvre dans les mains froides sous la lumière blanche portée à sa plus grande intensité. La face un peu sale du marchand s'efface sous l'argent cru.

 

Christiane Veschambre, Triptyque de la chambre secrète, "Poésie en voyage", La Porte, 2012, np.

6 nos, 20 €, Yves Perrine, 215 rue Moïse Bodhuin, 02000 Laon.