29/04/2012
Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas....
Dans cette ville que tu n'aimais pas
Dans cette ville que tu n'aimais pas
Où tu as passé tant de jours
Que les compter te fait vomir
Peur de ce que tu ne reconnais pas !
Peur de tout ce que tu as vu !
Croisant et recroisant les rues
Manières de neiges manières de boues
Manières de mutisme têtes de loup
Dans cette ville que tu n'aimais pas
Dont tu n'as jamais su te déruer
À cause de tout ce que tu ne sais pas
Travaillé de syllabes tous ces étés
Hébété de ces morts qui te sont morts là
Dans cette ville que tu n'aimais pas
Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus
vite, hélas, que le cœur des humains, 150 poèmes, 1991-1998,
Poésie /Gallimard, 2006 [1999], p. 102.
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28/04/2012
Alain Veinstein, Scène tournante
À haute voix mon nom
impossible de le prononcer
Je me cache pour ne pas me faire prendre
J'ai l'impression que ses lettres vont être écartées
afin que son secret en soit extirpé
et jeté en pâture aux chiens,
sans aucune pitié.
Quelques lettres ici, tournent à la haine.
Chaque fois, aujourd'hui,
que je décline mon identité,
j'entends et aboiements
et voient des projecteurs lancer leurs poursuites
du haut de formes indistinctes
que je prends pour des miradors.
Alain Veinstein, Scène tournante, "Fictions et & Cie",
Seuil, 2012, p. 39.
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27/04/2012
Hilda Doolittle, Le jardin près de la mer
Nuit
La nuit a séparé
l'un de l'autre
et recroquevillé les pétales
sur le dos de la tige
et dessous, en rangs crépus ;
dessous, sans défaillir,
dessous, jusqu'à ce que les peaux se fendent,
et sur le dos de la tige, jusqu'à ce que chaque feuille
s'en détache à force de pencher ;
dessous, avec sévérité,
dessous, jusqu'à ce que les feuilles
soient recourbées,
jusqu'à ce qu'elles tombent sur le sol,
courbées jusqu'à ce qu'elles soient brisées.
O nuit,
tu prends les pétales
des roses dans ta main,
mais tu laisses le cœur nu
de la rose
périr sur la branche.
Night
The night has cut
each from each
and curled the petals
back from the stalk
and under it in crisp rows ;
under at an unfaltering pace,
under till the rinds break,
back till each bent leaf
is parted from its stalk ;
under at a grave pace,
under till the leaves
are bent back
till they drop upon the earth,
back till they are all broken.
O night,
you take the petals
ot the roses in your hand,
but leave the stark core
of the rose
to perish on the branch.
H[ilda] D[oolittle], Le jardin près de la mer, traduit
de l'anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry,
Orphée / La Différence, 1992, p. 99 et 98.
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26/04/2012
Paul Louis Rossi, Les Variations légendaires
L'Aile du scarabée
[...]
Il nous semble que le discours poétique s'est amenuisé à mesure qu'il poursuivait son élan, jusqu'à devenir ce flot de peu d'importance, rendu comme toute chose périssable, renouvelable à loisir, aussi précaire que les objets, les passions, espérances et désespérances qui agitent le monde et l'entourent d'un filet serré d'illusions et de convenances. Alors que notre civilisation doit affronter le nouveau millénaire, un quelconque Bulgare de Bulgarie, dans un cabaret de Sofia, peut énoncer cette phrase désolante : « Nous n'avons plus besoin de symboles. » Nous pouvons légitimement nous demander ce qu'en penserait Candide et même Pangloss.
D'ailleurs, à mon sens, la question n'est pas de savoir si nous devons céder à l'hédonisme contemporain, à l'indifférence des individus et des sexes, à l'espoir d'une communication généralisée et sans objet. Nous savons que les avant-gardes, autrefois, ont soutenu les totalitarismes, par besoin, par innocence souvent, cela exigeait alors une sorte de courage. L'avant-garde aujourd'hui ne soutient plus personne, elle suit aveuglément cette voie incontrôlée du progrès machinal.
Elle en reproduit les tares, les manipulations et les errements, elle donne sans discernement la main aux forces qui contribuent à la destruction du monde. Il s'agit pour nous seulement de savoir si cet ordre du monde nous convient. Il n'est pas question de sacraliser l'art ou de le désacraliser, il s'agit de savoir si le monde sans le sacré — privé de ses dieux innombrables — est plus enviable et vivable que le monde qui possède des espérances et des symboles et qui se préoccupe encore des possibles de son futur.
(1999)
[...]
Paul Louis Rossi, Les Variations légendaires, chroniques, Poésie / Flammarion, 2012, p. 17-18.
© Photo Chantal Tanet
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24/04/2012
Sylvia Plath, Arbres d'hiver, précédé de La Traversée
Appréhensions
Il y a ce mur blanc, au-dessus duquel le ciel se crée —
Infini, vert, totalement intouchable.
Les anges y nagent, et les étoiles, dans l'indifférence aussi.
Ils sont mon milieu.
Le soleil se dissout sur ce mur, il saigne ses lumières.
Un mur gris maintenant, griffé, ensanglanté.
N'y a-t-il aucune issue hors de l'esprit ?
Dans mon dos des marches descendent en spirale au fond d'un puits;
Il n'y a pas d'arbres ni d'oiseaux en ce monde,
Il n'y a qu'une aigreur.
Ce mur rouge se crispe continuellement :
Un poing rouge qui s'ouvre et se ferme,
Deux sacs gris, parcheminés —
C'est de cela que je suis faite, cela et une terreur
D'être emportée dans un lit roulant sous des croix et une plume
de pietà.
Sur un mur noir, des oiseaux non identifiables
Font pivoter leur tête et crient.
Il n'est pas question d'immortalité parmi ceux-là !
Un vide glacé vient à notre rencontre :
Il nous rejoindra vite.
There is this white hall, above which the sky creates itself —
Infinite, green, utterly untouchable.
Angels swim in it, and the stars, in indifference also.
There are my medium.
The sun dissolves on this wall, bleeding its lights.
A grey wall now, clawed and bloody.
Is there no way out of the mind ?
Steps at my back spiral into a well.
There are no trée orbirds in this world
There is only a sourness.
This red wall winces continually :
A red fist, opening and closing,
Two grey, papery bags —
This what I am made of, this and a terror
Of being wheeld off under crsses and a rain of pietas.
On a black wall, unindentifiable birds
Swivel their heads and cry.
There is no talk of immortality among them !
Cold blanks approach us :
They move in a hurry.
Sylvia Plath, Arbres d'hiver, traduit par Françoise Morvan, précédé de La Traversée, traduit par Valérie Rouzeau, présentation de Sylvie Doizelet, édition bilingue, Poésie / Gallimard, 1999, p. 147 et 149, 146 et 148.
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23/04/2012
Jean-Luc Parant, Dix chants pour tourner en rond
Le chant du jour et de la nuit
Et s'il fait jour sur chacun de nous
C'est parce que nous nous sommes détachés les uns des autres
C'est parce que nous nous sommes éloignés de tout ce qui nous entoure
et que nous avons été expulsés de notre nuit
et nous sommes chacun l'infime éclat
l'infime éclat de l'explosion d'une immense nuit
et nous brillons
et depuis nous brillons dans le soleil
Et il y a ces vides entre nos images
ces vides qui sont les cassures de notre nuit
ces vides qui sont les cassures de notre nuit
les brisures de notre amour
les brisures de notre amour
et il y a cette lumière entre nous qui nous sépare
qui nous décolle les uns des autres
ce jour qui nous a laissés seuls sur la terre
ce jour qui nous a laissés seuls sur la terre
Et les rayons du soleil sont les fêlures qui ont ébranlé notre nuit
nous nous sommes aimés mais le feu a tout brûlé
nous sommes nés par cette blessure dans le ciel tout bleu :
le soleil recouvrit tout
les étoiles disparurent
l'infini n'exista plus
la lumière fut le sang qui nous fit naître
la lumière fut le sang qui nous fit naître
[...]
Jean-Luc Parant, Dix chants pour tourner en rond, éditions
de la Différence, 1994, p. 35-36.
© Photo Jacqueline Salmon.
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21/04/2012
Jacques Dupin, Gravir
La soif
J'appelle l'éboulement
(Dans sa clarté tu es nue)
Et la dislocation du livre
Parmi l'arrachement des pierres
Je dors pour que le sang qui manque à ton supplice,
Lutte avec les aromes, les genêts, le torrent
De ma montagne ennemie.
Je marche interminablement.
Je marche pour altérer quelque chose de pur,
Cet oiseau aveugle à mon poing
Ou ce trop clair visage entrevu
À distance d'un jet de pierres.
J'écris pour enfouir mon or,
Pour fermer tes yeux.
Jacques Dupin, Gravir, Gallimard, 1963, p. 55.
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20/04/2012
Les montagnes, les rizières et la mer, Dodoïstu (traduction Alain Kerven)
Que les grenouilles
Coassent dans l'eau
Et se lèvent dans ma mémoire
Les jours anciens
Il fait nuit noire et pourtant
Si vous venez en cachette
L'odeur du bois d'aloès
Vous servira de guide
Libérant leurs gosiers
D'un mutuel assaut
Des oiseaux par milliers
Sur la route des îles
Les oiseaux à tue-tête
Et le soir peu à peu
Les cloches se répondent
D'un monastère à l'autre
La septième heure déclinant
À l'aube je sarcle la rizière
Est-ce la rosée des champs
Ou des larmes de fatigue ?
Les soirs où tombe la neige
Les soirs où l'on moud le thé
Si vous vous souvenez de moi
Oh, venez !
Les Montagnes, les rizières et la mer, 64 Dodoïstu,
préface, traduction, dessins de Alain Kerven,
éditions Calligrammes, 1984, np.
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19/04/2012
Jacques Bens, 41 Sonnets irrationnels
Amoureux
Tu dis oui, tu dis non, tu dis n'importe quoi,
Et tu me ris au nez, et moi je reste coi
Comme un enfant de chœur qui, pris de court, bafouille,
Tant l'eau de tes regards trouble et glace mon sang.
Au pied des mots brûlants, ma pauvre voix se rouille,
Rengainant ses plus tendres traits en son carquois
De peur de faire naître un sourire narquois
Sur tes lèvres dorées que mon baiser ne mouille.
Mais l'eau de tes regards trouble et glace mon sang.
Je blâme le crétin morose et languissant
Que je suis devenu sans bien m'en rendre compte,
Le front glacé, langue blanche et l'œil absent.
Comment pourrais-tu voir, en moi, plus qu'un passant ?
C'est ce qu'en gémissant, le soir, je me raconte.
Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, Gallimard, 1965, p. 21.
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18/04/2012
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette
I
Les cheveux et la gorge noués,
Un ruban bleu posé sur le front.
La petite fille trempe une araignée dans l'eau bouillante.
Jambes croisées,
à l'ombre d'un roseau,
elle jaunit de la tête aux pieds.
Ses crampes la reprennent.
Des mangues épluchées,
le noyau avalé par mégarde,
un rosbif cru.
C'est tout.
V
Au milieu de la pièce, elle recopie l'énoncé de la main gauche. Avec le dos strié, l'air triste.
Elle n'a pas mangé depuis deux jours. Les joues en feu (le banc est dur), les cheveux emmêlés, la dentelle sale.
Le repentir inscrit sur du papier de soie. Dédicace de l'enfant droite, assise au milieu d'une pièce. Lettres déliées, une boucle dans les yeux, elle éternue à la cinquième page.
Et se repend une dernière fois.
(Enfance d'une comtesse russe)
XII
(Cheveux de bataille)
Elles avaient le pied fin
Les idées claires
Se reposaient la nuit pour être en forme le jour
Buvant le jus d'une orange très sanguine
La manière forte pour ne pas trébucher
La mèche rebelle cingle dans la nuque
Enroulées
À trois
— Comme autrefois
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette, Poésie / Flammarion,
1997, p. 11, 15 et 22.
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17/04/2012
Pierre Reverdy, Les épaves du ciel, Main d'œuvre
La repasseuse
Autrefois ses mains faisaient des taches roses sur le linge éclatant qu’elle repassait. Mais dans la boutique où le poêle est trop rouge son sang s’est peu à peu évaporé. Elle devient de plus en plus blanche et dans la vapeur qui monte on la distingue à peine au milieu des vagues luisantes des dentelles.
Ses cheveux blonds forment dans l’air des boucles de rayons et le fer continue sa route en soulevant du linge des nuages – et autour de la table son âme qui résiste encore, son âme de repasseuse court et plie le linge en fredonnant une chanson – sans que personne y prenne garde.
Pierre Reverdy, Les épaves du ciel, Gallimard, 1924, p. 22.
Tête à tenir
Une large bouffée de flammes
Sur la frise en bas des forêts
Le brouillard échappé des larmes
Sous une écharpe de rosée
L’odeur rugueuse des cigares
Le feu caché des feuilles mortes
Rayons cassés qui tissent ton sourire
Le visage effacé sous son voile de peur
Il va il vient il se retire
Un rayon de miel dans la cire
Une larme amère à ton cœur
Amour reviens dans le silence
Le poids de la main sur ton front
Et toujours la mort entêtée
La mort vorace
Pierre Reverdy, Le Chant des morts, 1944-1948, dans
Main d'œuvre, poèmes (1913-1949), Mercure de France, 1949, p. 412.
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16/04/2012
Edmond Jabès, La Clef de voûte
Nous sommes invisibles
Quant tu es loin
il y a plus d’ombre
dans la nuit
il y a
plus de silence
Les étoiles complotent
dans leurs cellules
cherchent à fuir
mais ne peuvent
Leur feu blesse
il ne tue pas
Vers lui quelquefois
la chouette lève la tête
puis ulule
Une étoile est à moi
plus qu’au sommeil
et plus qu’au ciel
distant absent
prisonnière hagarde
héroïne exilée
Quand tu es loin
il y a plus de cendres
dans le feu
plus de fumée
Le vent disperse
tous les foyers
Les murs s’accordent
avec la neige
Il était un temps
où je ne t’imaginais pas
où hanté par ton visage
je te suivais dans les rues
Tu passais étonnée à peine
J’étais ton ombre dans le soleil
J’ignorais le parc silencieux
où tu m’as rejoint
Seuls nous deux
rivés à nos rêves
au large de nos paroles abandonnées
Je dors dans un monde
où le sommeil est rare
un monde qui m’effraie
pareil à l’ogre de mon enfance
[...]
Edmond Jabès, La Clef de voûte, GLM [Guy Lévis Mano], 1950, p. 25-26.
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15/04/2012
Colette, "Mœurs de la glycine", Pour un herbier
Mœurs de la glycine
J'espère bien qu'elle est encore vivante, qu'elle le sera longtemps, cette despote au moins deux fois centenaire, florissante, incoercible, la glycine qui hors de mon jardin natal s'épanche au-dessus de la rue des Vignes. La preuve de sa vitalité me fut apportée l'an dernier, par une alerte et charmante pillarde aux cheveux blancs... Une robe noire, une blanche chevelure, une agilité de sexagénaire : tout cela avait sauté, dans la rue des Vignes déserte comme autrefois, jusqu'à atteindre et dérober un long lien terminal de glycine, qui acheva de fleurir à Paris, sur le lit-divan où me tient l'arthrite. La fleur en forme de papillon détenait, outre le parfum, un petit hyménoptère, une chenille arpenteuse, une coccinelle heptapunctata, le tout en provenance directe, inespérée, de Saint-Sauveur-en-Puisaye.
Pour dire le vrai, cette glycine, à qui je trouvais, sur ma table-banquette, une fragrance, une couleur bleu mauve, une attitude quasi reconnaissables, je me souviens qu'elle fut de mauvais renom, tout le long de l'étroit empire borné par un mur, défendu par une grille. Elle date de très loin, d'avant le premier mariage de Sido ma mère. Sa folle floraison de mai, sa résurgence maigre d'août septembre embaument les souvenirs de ma petite enfance. Elle se chargeait d'abeilles autant que de fleurs, et murmurait comme une cymbale dont le son se propage sans s'éteindre, plus belle chaque année, jusqu'à l'époque où Sido, penchée curieusement sur le fardeau de fleurs, fit entendre le petit « Ah ! Ah ! » des grandes découvertes attendues : la glycine commençait à attacher la grille.
Comme il ne pouvait pas être question, dans l'empire de Sido, de tuer une glycine, celle-ci exerça, exerce encore sa force réfléchie. Je l'ai vue, soulever, brandir en l'air, hors des moellons et du mortier, un imposant métrage de grille, tordre les barreaux à l'imitation de ses propres flexions végétales, et marquer une préférence pour l'enlacement ophidien d'un tronc et d'un barreau, qu'elle finit par incruster l'un à l'autre. Il lui arriva de rencontrer le chèvrefeuille voisin, le charmant chèvrefeuille mielleux à fleurs rouges. Elle eut l'air d'abord de ne pas le remarquer, puis le suffoqua lentement comme un serpent étouffe un oiseau.
J'appris, à la voir faire, ce qu'est sa puissance meurtrière, qui sert une convaincante beauté. J'appris comment elle couvre, étrangle, pare, ruine, étaye. L'ampélopsis est un petit garçon, comparé aux spires, ligneuses dès leur premier âge, de la glycine.
[...]
Colette, Pour un herbier [1948], dans Œuvres, IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichon et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 892-893.
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14/04/2012
Marie Étienne, Journal sans bord, dans Le Livre des recels
Journal sans bord, 1975-1978 (Extraits)
La laide
1
Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.
Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard ! Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.
« Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier. Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.
Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.
Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.
Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »
2
Un homme à sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.
Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.
Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.
3
Elle l'appelle de sons neigeux, le fol, l'éclaté byzantin, le Mozambique à nez camard, elle divague la sucrée, creusant ses paumes, dictant ses plaintes.
Elle chevauche, elle requiert
« Mon foisonnement rare », dit-elle.
Elle halète, bras sémaphore, dans le champ froid évanoui, gorge tendue, cri répété.
« La forêt s'ouvre et me rejette, gros poisson ballonné.
De mes siamois qu'adviendra-t-il ?
De mes perdrix roucoulent douces ?
De chaque chêne à moi donné ?
De mes cristaux transparents gais ? »
Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 123-125.
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13/04/2012
Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir
L'amoureuse
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.
*
Le jeu de construction
L'homme s'enfuit, le cheval tombe,
La porte ne peut pas s'ouvrir,
L'oiseau se tait, creusez sa tombe,
Le silence le fait mourir.
Un papillon sur une branche
Attend patiemment l'hiver,
Son cœur est lourd, la branche penche,
La branche se plie comme un ver.
Pourquoi pleurer la fleur séchée
Et pourquoi pleurer les lilas ?
Pourquoi pleurer la rose d'ombre ?
Pourquoi pleurer la pensée tendre ?
Pourquoi chercher la fleur cachée
Si l'on n'a pas de récompense ?
— Mais pour ça, ça et ça.
*
Nudité de la vérité
Je le sais bien
Le désespoir n'a pas d'ailes,
L'amour non plus,
Pas de visage,
Ne parlent pas,
Je ne bouge pas,
Je ne les regarde pas,
Je ne leur parle pas
Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que
mon désespoir.
Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir, dans Œuvres complètes, I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Textes établis et annotés par Marcelle Dumas et L. Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 140, 142-143, 149.
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