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23/02/2012

H[ilda] D[oolittle], Trilogie

 

                    Les murs ne tombent pas

 

                                   [1]

Hilda Doolittle, H. D., Trilogie

 

Un incident ici et là,

grilles confisquées (pour les canons)

dans ton (et mon) vieux square :

 

brume et gris brumeux, pas de couleur,

mais abeille, poussin et lièvre de Luxor

poursuivent un but inaltérable

 

en vert, rose-rouge, lapis ;

ils continuent à prophétiser

depuis le papyrus de pierre :

 

là-bas, comme ici, ruine ouvre

la tombe, le temple ; entre

là-bas comme ici, aucune porte :

 

le lieu saint est ouvert au ciel,

la pluie tombe, ici, là-bas

le sable glisse ; l'éternité endure :

 

ruine partout, or comme le toit tombé

laisse la chambre scellée

ouverte à l'air,

 

ainsi, dans notre désolation,

des pensées s'éveillent, l'inspiration nous traque

dans l'obscurité :

 

sans le savoir, Esprit annonce la Présence ;

nous sommes pris de frissons,

comme autrefois, Samuel :

 

tremblant à un coin de rues connu,

nous ignorons et sommes ignorés ;

la Pythie prononce — nous nous rendons

 

dans une autre cave, vers un autre mur tranché

où de pauvres ustensiles sont montrés

comme des objets rares dans un musée ;

 

 

Pompéi n'a rien à nous apprendre,

nous connaissons la fissure volcanique,

le flot lent de la terrible lave,

 

pression sur le cœur, les poumons, cerveau

prêt à rompre dans son fragile écrin

(tout ce que le crâne peut endurer !) :

 

au-dessus de nous, feu apocryphe,

au-dessous, la terre tangue, le sol penche,

déclivité d'un trottoir

 

où des hommes titubent, ivres

d'une nouvelle confusion,

sorcellerie, possession :

 

la structure d'os n'était pas faite pour

un tel choc tissé dans la terreur

pourtant le squelette a résisté :

 

la chair ? elle a fondu,

le cœur, brûlé, braises mortes,

tendons, muscles brisés, bogue externe démembrée,

 

pourtant la charpente a tenu :

nous avons passé la flamme, surpris —

sauvé par quoi ? pour quoi ?

 

H[ilda] D[oolittle], Trilogie, traduit par Bernard Hoepffner,

éditions Corti, 2011, p. 9-11.

22/02/2012

e.e. cummings, Érotiques, traduction Jacques Demarcq

 

220px-E._E._Cummings_NYWTS.jpg

les couleurs sales de son baiser viennent

d'étrangler

                  mon sang voyeur, son cœur jacasseur

 

a riveté un gratte-ciel pleureur

 

en moi

 

             je mords la croute friable des yeux

(sentant juste une pression joyeuse de l'abdomen

Vanter mon énorme passion comme dans une affaire

 

et l'Y de ses jambes haletantes lorsqu'il serre

 

offrir son omelette de désir duveteux)

à six heures pile

                          la sonnerie a couvert

 

deux fentes dans ses joues. Un cerveau a scruté l'aube.

elle s'est levée

 

                      balafrée d'un jaune bâillement

et titubé jusqu'à une glace heurtant des choses

elle a ramassé d'un air las un truc par terre

 

Ses cheveux ébouriffés, a toussé, les rattachant

 

                             *

 

the dirty colours of her kiss have just

throttled

               my seeing blood,her heart's chatter

 

riveted a weeping skyscraper

 

in me

 

          i bite on the eyes' brittle crust

(only feeling the belly's merry thrust

Boost my huge passion like a business

 

anf the Y of her legs panting as they press

 

proffers its omelet of fluffy lust)

at six exactly

                      the alarm tore

 

two slits in her cheeks. A brain peered at the dawn.

she got up

 

                  with a gashing yellow yawn

ant tottered to a glass bumping things.

She picked wearily something from the floor

 

                  Her hair was mussed, and she coughed while tying strings

 

 

E. E. Cummings, Érotiques, édition biblingue, traduit de l'anglais et présenté par Jacques Demarcq, "Poésie d'abord", Seghers, 2012, p. 61 et 60.

Jacques Demarcq a récemment traduit de Cummings, font 5 et No Thanks aux éditions NOUS, en 2011.

21/02/2012

Franz Kafka, "La poursuite", dans Récits et fragments narratifs

 

imgres.jpeg                  La poursuite

 

   Quand on marche la nuit dans la rue et qu'un homme qu'on voit venir de loin — car la rue est en pente et il fait pleine lune — court de notre côté, on ne cherchera pas à l'empoigner, même s'il est faible et déguenillé, même si quelqu'un court derrière lui en criant ; nous le laisserons passer son chemin.

   Car il fait nuit, et ce n'est pas notre faute si la rue est en pente et s'il fait clair de lune ; et, d'ailleurs, qui sait si ces deux-là n'ont pas organisé cette course pour s'amuser, qui sait s'ils ne sont pas tous deux à la poursuite d'un troisième, qui sait si le deuxième ne s'apprête pas à commettre un crime, dont nous nous ferions le complice, qui sait même s'ils se connaissent — peut-être chacun court-il se coucher, sans s'occuper de l'autre — qui sait s'il ne s'agit pas de somnambulisme et si le premier n'est pas armé.

   Et enfin, nous avons bien le droit d'être fatigués, car nous avons bu ce soir pas mal de vin. C'est une chance de ne même pas apercevoir le deuxième.

 

Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes, II, édition présentée et annotée par Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 108-109.

20/02/2012

Caroline Sagot-Duvauroux, Le Vent chaule

 

images.jpegProblème : peut-on supporter d'être parmi. Objet soi-même parmi les objets dont on a perdu l'usage et qui retrouvent leur condition de chose et nous font leçon. Que faut-il faire ? qu'est-ce que je peux faire ? Tenir au plus près du vent. Laisser s'échapper ce qui peut s'échapper. Cesser de souffrir affreusement de l'anachronisme entre séduction et vérité. J'entends par vérité l'audace de n'être que là. Non distrait du cours mais chopé quelquefois par un autre cours. Sauter d'un misérable saut, le regard planté, local, où ça bouge. N'être que le sursaut d'une braise dans la fournaise. S'accepter du moindre souffle. Refuser la castration d'un mode. S'attacher à la soif non au goût. Tenter tenter. La polyphonie est trop arrangée trop sublime pour la vérité. Cacophonie va mieux, je suis désolée. L'irrécupérable est aussi le boulot de la poésie. Peut-être faut-il jeter le livre tout de suite. Le laisser aux poches de résistance à l'état rélictuel que l'on trouve dans les décharges. Madame de Lafayette nous voici. Aux poches avec poing mouchoir poussière toute une vie dit Beckett. S'y connaît en embosse cap au pire. L'incertitude est un espoir quelquefois. Ce n'est pas tout à fait triste. Et si je ne fais pas ça, je mens. Et ça c'est cahots, choses avec promesses ça et là. Je peux tirer quelques phrases heureuses, quelques trouvailles, les recueilir. Mais la lame de fond ! qui démantèle tout ce qui se présente avant même que le corps se dépouille de l'annonce, corps du récit, corps du pamphlet, corps du poème, corps, corps, corps, jusqu'au corps du Christ ! Mais la lame de fond, l'étrange broussaille de sensations, analogies, qui afflue Devant. D'où la pensée lèvera peut-être, non préalable. Le minotaure invisible, le déferlement souterrain des apories qui fend les jarrets du grand récit, la lame de fond, si je ne sais la dire je ne peux la dédire. Et je ne sais la dire, alors je laisse flotter au bord du néant des friches de langues ou d'histoires qui s'entêtent comme du chiendent. Ça me coûte beaucoup mais j'ai une joie à l'hasardeux pari qu'une lecture écrira. C'est ce qui manque que j'aimerais donner le plus et le donner manquant. Le lien. L'ordre brisé.

 

 

Caroline Sagot Duvauroux, Le Vent chaule, suivi de L'Herbe écrit, éditions José Corti, 2009, p. 108-109.

19/02/2012

Francis Ponge, Prose ou poésie

 

images.jpegProse ou poésie 

Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.

 

Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.

18/02/2012

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007

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                Une théologie des oiseaux  

 

Chaque soir, aux grands arbres noirs, mon église assemblée

Accroche des fruits d'encre et, pour le Qui-b'a-pas-de-nom,

Broie et fait écumer sa diphtongue dans un vacarme.

Krrâô n'est pas le nom du Sans-nom, mais exécration

De l'insensé, de l'orgueilleux et du pervers qui nomment,

Krrâô sur celui qui m'approche et croit m'effrayer quand,

De ces dortoirs conventuels descendu dans le siècle

Pour mendigoter et, d'un bec terreux comme un sabot,

Crailler l'unique t rauque argument de ma scolastique,

D'un pas pesamment circonspect, j'arpente, réfléchis,

Songe à rétablir l'ordre et, pour qui veut entendre, enseigner.

 

Je m'adresse d'abord à toi, virtuose siffleur

Qui, malgré notre sort commun : toujours sur le qui-vive,

Te perches seul le soir au faîte illuminé des toits

Et, vocalisant sans livret, rythme ni mélodie,

Fends l'écorce dorée autour du fruit mûr de l'instant.

Il n'en resplendit plus que cette pulpe incorruptible

Dont le feu s'infuse au plus noir des gisements du cœur.

Jamais deux fois le même trait, ô perroquet mystique,

Miroir sonore des propos disparates des dieux,

Et nul ne saurait syllaber l'émoi de tes mélismes,

Ni le hoquet réitéré d'extase du loriot.

Mais, n'auriez-vous pas un cerveau d'une demi-noisette,

Pourriez-vous concevoir Celui qui demeure sans nom ?

Vous croyez-vous élu pour moduler l'imprononçable,

Dans le concert des pépiements et des cocoricos ?

Un nom est le chiffre d'un seul ou de toute une espèce

Et c'est pourquoi, race Krrâô, nous n'avons que ce nom

Pour nous désigner entre nous quand d'autres zinzinulent,

Gloussent, trissent, ramagent, vont roucoulant, pupulant,

Mettant en musique le chiffre exact de leurs limites.

En quoi nous passons le savoir des sans-plumes balourds

Où chacun, prisonnier du nom dont il se glorifie,

Confond absence de limite et muraille du flou.

[...]

 

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 41-42.

17/02/2012

Dominique Buisset & Jacques Jouet, La Vive et autres poèmes

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                     Dominique Buisset

                    I

 

Comme un hiver d'oiseaux morts

saintebiblent à perte de temps écritures

inaccompli l'aspect du verbe l'une après

l'autre vie la vive tôt devant les âges en rabat

cil bat ou encore les feuillets au tour inhabile du crayon

à fard ou des doigts longue flamme la parole

plus tard que jamais trop ouverte la bouche

quoi qu'il en soir de l'énoncé vite

avant que l'heure n'en passe

 

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                              Jacque Jouet

                    II

 

telle qu'hiver d'oiseaux peu siffleurs

respirer à perte de temps gribouille

à la perfection (une) sous la main

parmi toutes la grive tôt

à tablette d'argile s'assied

histoire de graver du bec

fermé par un élastique un nom

tel qu'il surmonte le disant

avant que l'heure n'en passe

 

[...]

 

Dominique Buisset, Jacques Jouet, La Vive et autres poèmes,

éditions Abaca, 1986, p. 13-14.

16/02/2012

Elizabeth Barrett Browning, Sonnets portugais

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Comment je t'aime ? — Laisse m'en compter les façons ! —

Je t'aime du profond, de l'ampleur, de la hauteur

Qu'atteint mon âme, quand elle se sent à l'écart

Des fins de l'Être et de la Grâce Parfaite.

Je t'aime à la mesure du besoin quotidien

Le plus paisible, au soleil et à la bougie.

Je t'aime librement, comme on tend au Droit, —

Je t'aime purement comme on fuit l'Éloge !

Je t'aime avec la passion que je mettais jadis

Dans mes chagrins... et avec ma foi d'enfant.

Je t'aime de l'amour que j'avais cru perdre

Avec mes mots sacrés ! — Je t'aime du souffle,

Des rires, des pleurs, de toute ma vie ! — et, si Dieu veut,

Je t'aimerai plus encore après la mort.

 

 

How do I love you ? —Let me count the ways!—

I love thee to the depht & breadth & height

My soul can reach, when feeling out of sight

For the ends of Being and Ideal Grace.

I love thee to the level of everyday's

Most quiet need, by sun & candlelight.

I love thee freely, as men strive for Right, —

How thee purely, as they turn from Praise !

I love thee with the passion, put to use

In my old griefs,... ad with my childhood's faith.

I love thee with th e love I seemed to lose

With my lost Saints ! —I love thee with the breath,

Smiles, tears, of all my life!—and, if God choose,

I shall but love thee better after death.

 

Elisabeth Barrett Browning, Sonnets portugais, traduction

de l'anglais et présentation de Claire Malroux, Le Bruit

du Temps, 2009, p. 107 et 106.

 

15/02/2012

Erich Fried, Es ist was es ist (C'est ce que c'est), traduction C. Tanet, M. Hohmann

erich fried,c'est ce que c'est,chantal tanet,michael hohmann,pouvoir de la poésie,congé

Mais peut-être

 

Mes grandes paroles

ne me protègeront pas de la mort

et mes petites paroles

ne me protègeront pas de la mort

absolument aucune parole

et le silence entre

les grandes et les petites paroles

ne me protègera pas davantage de la mort

 

Mais peut-être

quelques-unes

de ces paroles

et peut-être

en particulier les plus petites

ou encore le silence seul

entre les paroles

protègeront quelques-uns de la mort

quand je serai mort

 

Aber vielleicht

 

Meine großen Worte

werden mich nicht vor dem Tod schützen

und meine kleinen Worte

werden mich nicht vor dem Tod schützen

überhaupt kein Wort

und auch nicht das Schweigen zwischen

den großen und kleinen Worten

wird mich vor dem Tod schützen

 

Aber vielleicht

werden einige

von diesen Worten

und vielleicht

besonders die kleineren

oder auch nur das Schweigen

zwischen den Worten

einige vor dem Tod schützen

wenn ich tot bin

 

 

Pouvoir de la poésie

 

« Ton poème génial

ne sera pas seulement très utile

et rendra la traversée plus sûre

que jamais

parce qu’il avertit sans faillir

de la présence d’icebergs

sur une mer apparemment libre

mais

grâce à la beauté de ta description

des icebergs et de la houle

et du choc

entre la nature sauvage

et l’homme son vainqueur

il te rendra aussi immortel ! »

 

Voilà à peu près ce qu’aurait dit

une jeune fille

à un jeune poète

en le regardant

extasiée

dans le salon du navire

la veille de la fin de la traversée

à en croire un témoin

dont ces paroles ne purent sortir de la tête

ensuite après la catastrophe

ni après son sauvetage

dans un de ces canots

surchargés

 

Macht der Dichtung

 

Dein geniales Gedicht

wird nicht nur sehr nützlich sein

und die Seefahrt sicherer machen

als je bisher

weil es so unüberhörbar

vor Eisbergen warnt

auf scheinbar offener See

sondern es wird

dank der Schönheit deiner Beschreibung

der Eisberge und der Wogen

und des Zusammenstoßes

zwischen der wilden Natur

und ihrem Besieger Mensch

auch dich unsterblich machen!»

 

Das etwa soll ein Mädchen

zu einem jungen Dichter

gesagt haben

den sie dabei

schwärmerisch ansah

im Schiffssalon

am Tag vor dem Ende der Fahrt

laut Bericht eines Zuhörers

dem die Worte dann nach dem Unglück

nicht aus dem Kopf gingen

auch nicht nach seiner Bergung

aus einem der überfüllten

Rettungsboote

 

Congé

 

Le bien

s’envole désormais

où tout

ne sombre pas toujours

dans le passé

mais où chaque jour

se lève

et se couche

comme le soleil

 

Abschied

 

Das Gute

fliegt jetzt davon

dorthin

wo alles

nicht immer

in die Vergangenheit fällt

sondern täglich

auf-

und untergeht

wie die Sonne



Erich Fried, poèmes extraits de Es ist was es ist (Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983), traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

14/02/2012

Georges Lambrichs, Les Fines attaches

Georges Lambrichs, Les fines attaches, qui es-tu

             Qui es-tu

 

                  1

 

   Songe, avant d'entreprendre ou d'inventer quoi que ce soit, que ta vie commence dans un monde fini.

 

                                        2

 

   Reprends en main tes cartes personnelles, si tu les as auparavant distribuées, dispersées, au hasard des complicités précaires, et livre, sans crainte, l'ensemble de ton jeu à celui qui lit en toi. On se rencontre sur un point, jamais sur un parcours.

 

                                          3

 

   Tu ne te dois qu'à ce que tu fais, mais il faut simultanément penser tout le reste : ça donne le choix, non le temps de choisir. Tu auras des préférences mais tu ne les saisiras une à une qu'après coup.

 

                                           4

 

   Ne remâche pas les impératifs du moment, historiques ou autres. Toute idée est courte qui n'a pas commencé par la force des choses.

 

                                            5

 

 

   Comme la couleur du temps affecte étrangement l'esprit, le dégageant des faits à la manière du lever du jour sur la ville, vue de loin !

 

                                              6

 

   Ne parle pas de pureté à tout propos, ça l'agace.

 

                                                7

 

   Ne place rien au-dessus de l'amitié, tu pourrais la trahit pour un bon motif.

 

                                                  8

 

   Tout le mal n'est pas fait, c'est pourquoi l'espoir, au centre de ta vie, est à craindre.

 

[...]

 

Georges Lambrichs, Les Fines attaches, Gallimard, 1957, p. 137-139.

 

13/02/2012

Noémie Parant, 45 lettres à D. (extrait)

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                                  Lettres À D.

 

 

Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien

(André Gorz, Lettre à D., « Histoire d’un amour »)

 

                                                                              13 août 2010


Cher D.,

 

J’ai oublié, déjà, ce temps d’avant toi, et l’ombre de ses lunes, la couleur de ses planètes ; j’ai oublié tout ce que j’ai aimé adoré, et ces milliers de vies qui me peuplaient comme si tout, d’ici, m’était désormais, et infiniment, ir-resaisissable. Il y a eu pourtant une enfance du monde ce temps de mes premiers yeux surtout Où je me penchais quelquefois au balcon pour y respirer le jasmin le chèvrefeuille les roses même Où je cherchais souvent à m’écraser contre les vitres de la fenêtre à ouvrir les lucarnes toutes pour laisser entrer les espaces pour laisser un passage aux atmosphères du ciel Où je me lançais parfois dans la rue dans les champs sur les routes sur les chemins pour sentir l’odeur du foin en été celle de la pluie aussi ou encore celle fleurie du feu de bois des plages d’enfants des pierres de vestiges des marchés villageois des Mais j’ai tout oublié, déjà, donnant offrant ce que j’avais toutes ces impossibles perspectives à une mémoire impénétrable : comme si, de toujours, tu avais été ma courbe de lumière ma sphère de soleil comme si j’avais découvert dans tes silhouettes, dans tes inflexions, dans tes gestes un rayon flamboyant un astre du visible un chemin de chaleur un chemin éblouissant. Il a existé pourtant cet amont de l’éblouissance avec toutes ces villes tous ces toits tous ces regards désormais méconnaissables Toutes ces collines aussi toutes ces vallées desquelles sortaient jaillissaient des paysages aujourd’hui inaccessibles Mais rien, néanmoins, ne peut précéder ces espaces lovés dissimulés enfouis dans l’espace de ton visage : ces reliefs, ces creux, tous , de tes sourires ; cette obscurité, ces mille obscurités, de tes bouches ; cette fuite merveilleuse de tes lèvres ; et surtout ces passages derrière tes yeux de lumière, ces passages resplendissants. Alors oui je peux bien ce jour cette nuit rechercher dans mon corps dans la mémoire de mon corps comment en arrière de nous-mêmes je basculais au bord du monde Je peux même chercher derrière le visible derrière tout ce visible cette autre cette ancienne respiration du ciel pour m’y enfoncer m’y engloutir m’y étouffer le nez la bouche dans l’espérance déraisonnée que cette respiration ne me reviendra pas seulement comme un imaginaire ni même comme un impossible Mais je ne sais plus, ici, ce que signifie « était » ni « avoir été » : parce qu’il y a tes doigts, tes champs, de lumière et ce vertige dans les ruelles, aujourd’hui radieuses, aujourd’hui flamboyantes ; ce vertige immense qui frappe les chaussées les passants les passages, tous. J’essaie pourtant encore de m’enfoncer dans cet autre temps dans ce temps sans autre où mes mains leurs matières leurs tangibles tiraient vers tes mains comme des lieux d’espérance Pour saisir ressaisir ressentir ce qui a bien pu changer se modifier se métamorphoser ainsi d’un temps à l’autre de l’avant à l’aujourd’hui Pour déchiffrer décrypter délivrer mon amour mon adoré mon immensité cette transfiguration cette altération éclatante étincelante é

 

 

12 septembre 2010

Cher D.,

 

J’ai essayé, plusieurs fois une infinité de fois, d’en revenir d’en repartir de cette lettre impossible : c’était comme un soleil poussant de la mer, nous poussant à fleur de mer. Mais c’est d’abord, à chaque fois, le monde qui a surgi le monde en amont de toute trace de toute écriture possibles derrière toi derrière moi derrière ce que nous fûmes innombrables innommables derrière encore tous ces vestiges enfouis ensevelis engloutis : le monde par ton monde, ainsi donné offert dé-livré et l’espérance aussi, le désir, de ce voyage de flammes de braises C’est qu’il aurait fallu, sans doute, monter au piano suivant, là où d’autres pianos s’ouvrent, collants à la langue, aux lèvres et finalement au visage : c’est que j’aurais dû te dire te souffler, d’un mot d’un souffle, "Mareluna" ; vouloir, plutôt, la mer et la lune l’une dans l’autre la mer, seule, dans la lune, prise dans la boue dans les arborescences dans les feuillages de la lune. Mais je n’ai pas su plonger dans ces végétations luxuriantes, et encore moins m’immerger dans la chair de ces pierres colorées de ces mosaïques mille fois découvertes décortiquées réécrites J’ai seulement pu jouir du pied, du seuil, du premier piano et, d’ici, t’offrir te lancer à la volée, tout entière, cette terre, et ses sentiers pavés de gris de noirs : te donner, même, à toucher à étreindre à brûler autant de pavés sans couleurs pour que tes mains, pour que tes doigts, étreints, naissent de cette brûlure. J’aurais voulu, pourtant, dans ce geste, te tendre plus que les seules marches du soleil : j’aurais voulu, oui, de toutes mes bouches, te livrer aux racines du feu et t’esquisser te dessiner, immense, une traversée dans la lumière rougeoyante pour passer, ivre, au-delà du monde au-delà de ses allées de ses couloirs de ses gorges. Mais nous avons brûlé l’un l’autre l’un de l’autre : nous avons brûlé, de fièvre de folie, dans ce pays du Sud, dans ce pays de chaleurs d’étincelles dans ce champ d’incandescences escaladant arpentant adorant les bras du soleil et ses vallées et ses sommets et ses cimes et ses

 

Noémie Parant, 45 lettres à D., à paraître.

12/02/2012

Jude Stéfan, Les commourants

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adieu jusqu'au revoir

à dieu vous recommande

à Lucifer son ange

sidis et spahis

tandems et side-cars

firent l'enfance

sévices et fillettes

comme nord et sud

neiges et sodas

est et ouest

le suroît la toundra

main de la nourrice

à l'orée des fleurs

sur trottoir de l'aïeule

tapioca et tombola

en la vie brève et lente

oubliés le sampa le kappa

                 au pré fluvial

Gitanes étendent leur linge

Vaches défient l'abattoir

perdu le nom des Anges

une cloche hèle les vivants

voltigeurs dans les cintres

avant le gras des cadavres

                   mais

poussières s'amoncellent

ongles repoussent ou bien

                    Si

l'on attrape la lune basse

la boule de feu est la même

           chaque matin

ou si jamais apparut œil à double pupille

            par ces gels tempestifs

né jadis à la mort de Répine & Pascin

            1930

situable entre Pascal et Pascin

— du Néant au Fesses replètes —

et les Agents aux crampons escaladeurs

les poteaux blancs dégarnis de filets

             Cheminées comme une angoisse

              hurlant au Vide

en sarraus noirs et pompons

les Enfants morveux ahuris

assassins-nés offerts au jurés

parmi le Routine la Chierie

sur les routes de promiscuité

sous l'immonde boa de dieu

les pieds de mort comme on dit

de veau obsédants survivants

[...]

 

Jude Stéfan, Les commourants, éditions Argol,

2008, p. 11-14.

©photo Chantal Tanet, août 2011

 

 

11/02/2012

Aragon, Les Chambres, et : J'appelle poésie cet envers du temps...

                                             

                                          

 

 

Chambres

 

Un bras autour de toi

Le second sur mes yeux

L'un t'empêche de fuir

L'autre maintient mes songes

 

Ce lieu fermé de nous

Soudain si je m'éveille

Du sommeil des voleurs

La nuit noire m'y noie

 

Tout m'est plus que mémoire

À ce moment d'oubli

Dans la forêt du lit

Tout n'est plus que murmure

 

Et notre tragédie

Au long jeu de dormir

À demi-mots amers

L'obscurité la dit

 

Absente mon absente

Si faussement que j'ai

Dans mes bras étrangers

Comme une image peinte

 

Absente mon absente

Si faussement plongée

En mes bras étrangers

Comme une image feinte

 

J'ai des yeux pour pleurer

Quelle que soit la chambre

Les plafonds s'y ressemblent

Pour être malheureux

 

Ailleurs sans doute ailleurs

Aussi bien qu'où je suis

Oreille à tous les bruits

Qui braillent le malheur

 

Au grand vent dans un port

Comme un amant quitté

Au bout de la jetée

Espère et désespère

 

Et les barques à sec

La grève à marée basse

Et là-bas de mer lasse

Échoués les varechs

 [...]

Aragon, Les Chambres, Poème du temps qui ne passe pas,

Éditeurs Français Réunis, 1969, p. 25-27 , repris  dans

Œuvres poétiques complètes, II, p. 1097-1098.  


images.jpeg J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonne à la volée les cloches de provocation... J'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu'ils disent que la proclamation  de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d'en avoir tant vu, les oreilles percées à force d'entendre, les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté pareille à l'eau pure des sources perdues...

   J'appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l'aube frémissante du jouir... Par exemple.

l'amour        l'amour       l'amour          l'amour             l'amour

[...]

 

Aragon, J'appelle poésie cet envers du temps, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1407.

10/02/2012

Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés

 

               Dans le champ court de la lampe

 

 imgres.jpegun jour flanque son axe à la renverse d'un coup, corps en tas, sur les chairs défaites de l'herbe, les maisons n'abritent plus, la nuit se remplissent d'eau, la peur plaque ses chemins froids contre la peau, dans un bout de pré à la merci de, on se retrouve à chauffer l'horizon avec son corps, qui saurait s'éclairer avec la plus vieille lampe de la mère morte ? pousse hors de là les paroles, elles se courent après dedans, n'ont pas d'adresse ; que le père assèche les murs, colmate les portes, cesse de paraître, front blanc, mains ballantes derrière un songe, on se réveille l'échine raidie et la faute au bord des dents, trop d'espace dans le milieu du souffle : saisis-toi ! mais comment ?

 

[...]

 

Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés, Cheyne éditeur, 2008, p. 69.

09/02/2012

Norge, La Langue verte

 

                             Glose

 

In principio erat verbum

 

   imgres-1.jpegMon chien s'appelle Sophie et répond au nom de Bisoute. C'est plus gentil ? Et le baiser est moins solennel que la sagesse. Vous me la baillez belle avec vos querelles de langage. Les peintres sont voués à la couleur :les poètes se défendraient-ils d'être voués aux mots ? Mais sémantique, rhétorique, vous croyez à cela, vous, Mossieu ? P'têt'ben qu'oui. Calembredaine ? Jardinier, encore un mot de germé. Bonne chance et fouette cocher ! D'accord : ça ne nourrit pas son homme... Qui mange le vent de sa cornemuse n'a que musique en sa panse. Déjà, ce n'est pas si peu.

   La vérité ne se mange pas ? La musique non plus. Mais je dis, moi, que la poésie se mange. Ici, des mots seuls on vous jacte et ce n'est pas encore poèmes ; mais enfin, des poèmes, qui sait où ça commence...

  Les mots, disait Monsieur Paulhan, sont des signes, et Mallarmé, lui, que ce sont des cygnes. Ah, beaux outils, les mots sont des outils, rabot, évidoir, herminette, gouge, ciseau. Ainsi, les formes naissent, portant la marque de l'outil et je retrouve à la statue ce joli coup de burin. Et je retrouve à la pensée ce délicat sillon du verbe. Tudieu, quelle patine ! Quel héritage, quelle usure,  quelles reliques de famille ! Quelle Jouvence et quel arroi. Des taches de sang, des coulées de verjus. Des traces de larmes ; et les sourires n'en laisseraient-ils pas ? En veux-tu de l'humain, en voilà. Ce n'est pas de petite bière (de bière, fi) mais de cuvée haute en cru. Venues de toutes part au monde, agiles comme des pollens. Ici, les monts de Thrace et là les rudesses picardes : et là le miel attique et l'Orient avec ses sucs. Des graillons, des flexions, des marées, puis un petit vent coulis, un soudain carillon de voyelles. Boissy d'Anglas. Quant au tudesque, zoui pour le bouffre mot : lansquenet (toujours hérissés ces tudesques) qui fait la pige au mot azur. Mais en français d'expression, pas trop n'en faut. D'expression, oui-dà, mais de race. Et de décence. En tapinois quand il sied, mais en garnde clarté si c'est l'heure. J'y reviens, mon frère qui respires, as-tu déjà pensé au spacieux mot : azur ?

   Ainsi les mots naissent, les mots durent, les mots se fanent et reverdissent. Des moissons, des vendanges, des forêts, des nids de mésanges et des couvées de minéraux. Fluide, flot, flamme, fleur, flou, flèche, flûte, flexible, flatteur... vous entendez ces allusions, vous reconnaissez cette lignée. Mais le génie français est réservé : il caresse l'harmonie imitative. Mais il décrit un chien sans marcher à quatre pattes.

[...]

 

 

           Totaux

 

Ton temps têtu te tatoue

T'as-ti tout tu de tes doutes ?

T'as-ti tout dû de tes dettes ?

T'as-ti tout dit de tes dates ?

T'as-t-on tant ôté de ta teinte ?

T'as-t-on donc dompté ton ton ?

T'as-ti tâté tout téton ?

T'as-ti tenté tout tutu ?

T'es-ti tant ? T'es-ti titan ?

T'es-ti toi dans tes totaux ?

 

Tatata, tu tus ton tout.

 


                 Golgotha

 

Jésus le crucifix au mur de la bouchère

Prenait-il en pitié les viandes passagères

Dans ce matin fidèle au raffut des chalands

Chuchoteurs que les rôts de veau fussent bien blancs

Et l'entrecôte mieux fissurée à la graisse,

Partant plus tendre. Un peu c'était comme à confesse,

O seigneur ; le saignant les rapproche de toi,

La dame carnassière et le monsieur qui tance. Or, le boucher, tirant de la grande potence

Un gigot qui pendait assez proche la croix,

Frôla de lui le flanc douloureux du dieu triste

Et le sang du mouton rougit le corps du Christ.

 

Norge, La langue verte, Gallimard, 1954, p. 9-11, 36 et 91.