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10/09/2012

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs, le cri, oiseau

                           Le cri

 

Sur un étang désert que lustra une eau brunie,

Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau,

Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau,

Un cri pauvre qui pleure au loin une agonie.

 

Comme il est faible et frêle et peureux et fluet !

Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute,

Et comme il se répète et comme avec la route

Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet !

 

Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle,

Et comme, en son accent minable et souffreteux,

Et comme, en son écho languissant et boiteux,

Se plaint infiniment la douleur vespérale !

 

Il est si doux parfois qu'on ne le saisit pas.

Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte

L'obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ;

Il dit les pauvres morts et les tristes trépas :

 

La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce

Mort des ailes et des tiges et des parfums ;

Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts

Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse.

 

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux

noirs, Mercure de France, 1920, p. 63-64. 

09/09/2012

Jacques Demarcq, Les Zozios

Jacques Demarcq, Les Zozios, Verlaine


            le verlaine

                                Carnamen caramba

 

Le ciel par-dessus toi ? que vois-je

de tes dessous monte à l'assaut

quand floue froutant sur le rivage

tu viens rincer l'œil du ruisseau

 

De dentelles te soudoient... nuages

dont l'air s'essouffle en cui-cui sots

léché partout d'émoi ; j'en nage

de tiédeur soûl — honte à l'oiseau

Qui s'émeut ; tant et plus que haut

   tirant de ma queue la plume

    s'y dresse un voli volume

    de frais titillés pohumes

 

Dotée d'ailes de surcroît, l'image

de mes doigts fous compte aller où

 

                                   — Vers l'aine ?

                             *

Oh merci mon cœur

  ce bel ange au nid

  qui se glisse et rit

berçant     persifleur

  ma mélancolie

 

Ce merle oui moqueur

     pris de griverie

  d'un mélange honni

perçant     postérieure

  la merde en colique

 

                  *

Le pipeau à Popol

pis que pitre il est fol

si l'artiste est l'Arthur

qui le sifflet cajole

 

Dans sa cage il carbure

et gazouille au gazole

si tenté qu'ailé vole

au verger d'envergure

 

Puis d'invertir les drôles

à l'attaque au lard dur

dans ma carne à la gnôle

et crie cuite le grill sur

 

Zizique avant toute

                                  rose

le reste au lit n'est que rature

 

Jacques Demarcq, Les Zozios, éditions NOUS, 2008, p. 238-239.

 

08/09/2012

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets

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Tercets, IV

 

 Parfois des femmes que nul n’a jamais aimées viennent

En rêve à notre rencontre, on dirait des petites filles,

Et elles sont indiciblement émouvantes à voir.

 

Comme si avec nous sur d’invisibles routes

Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé,

Tandis que les cimes des arbres s’agitent en respirant

 

Et que tombe sur nous un souffles parfumé, et la nuit, et l’angoisse,

Et que le long du chemein, de notre chenmin, l’obscur,

Dans la clarté du soir les étangs muets resplendissent.

 

Miroir de notre nostalgie, ils scientillent comme en rêve,

Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement

De l’air du soir et au premier éclat des étoiles,

 

Les âmes, cessœurs, profondément tressailent

Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,

Émues par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la   

    vie

 

Et sa splendeur et son austérité.

 

 

             Terzinen, IV

 

Zuweilen kommen niegeliebte Frauen

Im Traum als kleine Mädchen uns entgegen

Und sind unsäglich rührend anzuschauen,

 

Als wären sie mit uns auf fernen Wegen

Einmal an einem Abend lang gegangen,

Indes die Wipfel atmend sich bewegen

 

Und Duft herunterfällt und Nacht und Bangen,

Und längs des Weges, unsres Wegs, des dunkeln,

Im Abendschein die stummen Weiher prangen

 

Und, Spiegel unsrer Sehnsucht, traumhaft funkeln,

Und allen leisen Worten, allem Schweben

Der Abendluft und erstem Sternefunkeln

 

Die Seelen schwesterlich und tief erbeben

Und traurig sind und voll Triumphgepränge

Vor tiefer Ahnung, die das große Leben

 

Begreift und seine Herrlichkeit und Strenge.

 

 

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets, traduit de l’allemand, annoté et présenté par Jean-Yves Masson, édition bilingue, Verdier poche, 2006, p. 200-201.

07/09/2012

Guy Goffette, Épilepsie force douze

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I

 

La parole

Un seul soir ivre

Le petit ramoneur ne passera plus

Demandez le matin

La logique où est la logique

Elle boit un verre

au café de la gare

La mer vomit pas loin

contre un poteau indicateur

Si seulement les tickets

L’antipode dit que c’est l’heure

périodiquement

 

XI

 

Écrire ah

La tête que font les gens pressés

dans les vitrines

Combien en voulez-vous

Un peu de mou pour vos chats Madame

Le sergent de ville passe

dans les portefeuilles

L’identité du bonhomme de neige

est confuse

Glisser dans le Moyen Âge

est une question de souplesse

Quant à écrire

la putain se méfie

 

Guy Goffette, Épilepsie force douze, dans Traversées, n° 46, printemps 2007, p. 4 et 14.

 

06/09/2012

Guennadi Aïgui, degré : de stabilité, traduction Léon Robel

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        La forêt – par le bruit seul

 

 telles des miettes de fumier sec incolore nombreux

roulés par le vent sur la route !

et toi – calmé –

comme un puits dans le champ :

au milieu et à l’intérieur

 

et par les cheveux – comme les insectes sacrés

seul et nombreux !

et le village à peine se compose

comme ordures sur la neige

d’un froissement dans l’ouïe plus clair

comme quelque part soi-même

 

mais l’écoutant – pleurant ?

le condamné en lui on dirait de voir le permis

est coulé en le visage – des profondeurs !

orientant les traces de la pluie comme par un matin d’été

le long des joues et le long du cou

et le long de soi que l’on pleure

 

le long de soi comme d’un rose – par parties – du corps

et pourtant d’un rose !


 et ensuite de nouveau de la joue

 

Guennadi Aïgui, degré : de stabilité, traduction Léon Robel, in Collectif Change, Seghers/Laffont, septembre 1976, p. 62.

 

05/09/2012

André du Bouchet, Carnets ; L'emportement du muet

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On ne peut pas quitter la réalité d’un pas — décoller —

 

                                                 *

 

Poésie réparatrice

elle dit souvent ce qui manque. C’est à ce prix qu’elle cesse d’être complaisance et parure — qu’elle constitue un appel ardent à tout ce que l’on croit.

 

                                                 *

 

axiome de la poésie : que cela soit indémontrable et jamais gratuit.

 

                                                  *

La poésie rétablit inlassablement au présent le verbe qui est au passé.

 

                                                   *

 

un poème — qu’est-ce — rien

et pourtant le monde était là

comme le vent dans les tiges

le monde est là — comme le

vent dans les tiges

et aux confins bleus du monde

André du Bouchet, Carnets 1952-1956,, Plon, 1990, p. 5, 6, 19, 36 et 75.

                                                  *

ce qui me sépare des choses n’est pas plus épais

que l’haleine ou le feuillet

de l’autre feuillet

 

André du Bouchet, Carnet 2, Fata Morgana, 1998, p. 11.

 

    sur le point d’être nommé, ce

qu’on voit ayant pris de court, l’omission du nom — fraîcheur reconduite — peut, sans faire défaut, de nouveau s’inscrire dans le temps de la nomination.    Cela

fera comme tache ou

jour.

 

                                                  *

 

Trouver distance sur la page, c’est recevoir ce qu’elle a donné.

 

                                                   *

        … hauteur

atteinte dans la langue, mais du coup, et sans le vouloir, nous nous découvrons soudain portés à la hauteur où chacun tout à tour est atteint.

 

André du Bouchet, L’emportement du muet, Mercure de France, 2000, p. 71, 85, et 119.

04/09/2012

Dino Campana, Chants orphiques

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             La chimère

 

Je ne sais si entre des rochers ton pâle

Visage m’apparut, ou si un sourire

De lointains ignorés

Tu fus, baissé le front

D’ivoire éblouissant ou une jeune

Sur de la Joconde :

Ou des printemps défunts

Pour tes pâleurs mythiques

La Reine ou la Reine adolescente :

Mais pour ton poème ignoré

De douleur et de volupté

Musique jeune fille exsangue,

Marqué de lignes de sang

Dans le cercle des lèvres sinueuses,

Reine de la mélodie :

Mais pour ta vierge tête

Penchée, moi poète nocturne

J’ai veillé les vives étoiles dans les prairies du ciel,

Moi pour ton doux mystère,

Moi pour ta démarche taciturne.

Je ne sais si des cheveux la pâle

Flamme fut la marque

Vivante de sa pâleur,

Je ne sais si ce fut une douce vapeur,

Douce sur ma douleur,

Sourire d’un visage nocturne :

Je regarde les rochers blancs les sources muettes des vents

Et l’immobilité des firmaments

Et les ruisseaux gonflés qui vont pleurant

Et les ombres du travail humain penchées sur les margelles souffrantes

Et toujours dans de tendres cieux des lointaines claires ombres courantes

Et toujours je t ‘appelle je t’appelle Chimère.

  

Non so se tra roccie il tuo pallido

Viso m’apparve, o sorriso

Di lontananze ignote

Fosti, la china eburnea

Fronte fulgente o giovine

Suora de la Gioconda :

O delle primavere

Spente, per i tuoi mitici pallori

O regina o Regina adolescente :

Ma peril tuo ignoto poema

Di voluttà e di dolore

Musica fanciulla esangue,

Segnato di linea di sangue

Nel cerchio della labbra sinuose,

Regina de la melodia :

Ma per il vergine capo

Reclino, io poeta notturno

Vegliai le stelle vivide nei pelaghi del cielo,

Io per il tuo divenir taciturno.

Non so se la fiamma pallida

Fu dei capelli il vivente

Segno del suo pallore,

Non so se fu un dolce vapore,

Dolce sul mio dolore,

Sorriso di un volto notturno :

Guardo le bianche rocce le mute fonti dei venti

E l’immobilità dei firmamenti

E igonfii rivi che vanno pliangenti

E l’ombre del lavoro umano curve là sui poggi algenti

E ancora per teneri cieli lontane chiare ombre correnti

E ancora ti chiamo ti chiamo Chimera.

 

Dino Campana, Chants orphiques, édition bilingue, introduction de Maria Luisa Spaziani, postface et traduction de l’italien de Michel Sager, Seghers, 1977, p. 46-49.

 

 

 

03/09/2012

Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo)

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Cimetière dans la ville

 

Derrière la grille ouverte entre les murs,

la terre noire sans arbres, sans une herbe,

les bancs de bois où vers le soir

s’assoient quelques vieillards silencieux.

Autour sont les maisons, pas loin quelques boutiques,

des rues où jouent les enfants, et les trains

passent tout près des tombes. C’est un quartier pauvre.

 

Comme des raccommodages aux façades grises,

le linge humide de pluie pend aux fenêtres.

Les inscriptions sont déjà effacées

sur les dalles aux morts d’il y a deux siècles,

sans amis pour les oublier, aux morts

clandestins. Mais quand le soleil paraît,

car le soleil brille quelques jours vers le mois de juin,

dans leur trou les vieux os le sentent, peut-être.

 

Pas une feuille, pas un oiseau. La pierre seulement. La terre.

L’enfer est-il ainsi. La douleur y est sans oubli,

dans le bruit, la misère, le froid interminable et sans espoir.

Ici n’existe pas le sommeil silencieux

de la mort, car la vie encore

poursuit son commerce sous la nuit immobile.

Quand l’ombre descend du ciel nuageux

et que la fumée des usines s’apaise

en poussière grise, du bistrot sortent des voix,

puis un train qui passe

agite de longs échos tel un bronze en colère.

 

Ce n’est pas encore le jugement, morts anonymes.

Dormez en paix, dormez si vous le pouvez.

Peut-être Dieu lui-même vous a-t-il oubliés.

 

 

 

Tras la reja abierta entre los muros,

La tierra negra sin árboles ni hierba,

Con bancos de madera donde allá a la tarde

Se sientan silenciosos unos viejos.

En torno están las casas, cerca hay tiendas,

Calles por las que juegan niños, y los trenes

Pasan al lado de las tumbas. Es un barrio pobre.

 

Tal remiendosde las fachadas grises,

Cuelgan en las ventanas trapos húmedos de lluvia.

Borradas están ya las inscripciones

De las losas con muertos de dos siglos,

Sin amigos que les olviden, muertos

Clandestinos. Mas cuando el sol despierta,

Porque el sol brilla algunos dias hacia junio,

En lo hondo algo deben sentir los huesos viejos.

 

Ni una hoja ni un pájaro. La piedra nada más. La tierra.

Es el infierno así ? Hay dolor sin olvido,

Con ruido y miseria, frío largo y sin esperanza.

Aquí no existe el sueño silencioso

De la muerte, que todavia la vida

Se agita entre estas tumbas, como una prostituta

Prosigue su negocio bajo la noche inmóvil.

 

Cuando la sombra cae desde el cielo nublado

Y del humo de las fábricas se aquieta,

En polvo gris, vienen de la taberna voces,

Y luego un tren que pasa

Agita largos ecos como un bronce iracundo.

 

No es el juicio aún, muertos anónimos.

Sosegaos, dormid ; dormid si es que podéis.

Acaso Dios también se olvida de vosotros.

 

Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo), édition bilingue, traduction de l’espagnol par Robert Marrast et Aline Schulman, choisis et préfacés par Juan Goytisolo, Gallimard, 1969, p. 87-89.

02/09/2012

Philippe Jaccottet, Chants d'en bas

 

 

Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ?

Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses

qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,

si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable….

 

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage

pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue

avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis

encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche

cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides

   nos paroles :

bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…

 

Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, dans À la lumière d’hiver, Gallimard, 1977, p. 59

01/09/2012

Paul Valéry, Littérature

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Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps, et leur propre contenu.

                                                           *

Dans le poète :

L’oreille parle,

La bouche écoute ;

C’est l’intelligence, l’éveil, qui enfante et rêve ;

C’est le sommeil qui voit clair ;

C’est l’image et le phantasme qui regardent,

C’est le manque et la lacune qui créent.

 

                                                          *

La poésie n’est que la littérature réduite à l’essentiel de son principe actif. On l’a purgée des idoles de toute espèce et des illusions réalistes ; de l’équivoque possible entre le langage de la « vérité » et le langage de la « création », etc.

Et ce rôle quasi créateur, fictif du langage — (lui, d’origine pratique et véridique) est rendu le plus évident possible par la fragilité ou par l’arbitraire du sujet.

 

                                                            *

 

L’idée d’Inspiration contient celle-ci : Ce qui ne coûte rien est ce qui a le plus de valeur.

Ce qui a le plus de valeur ne doit rien coûter.

Et celle-ci : Se glorifier le plus de ce dont on est le moins responsable.

 

Quelle honte d’écrire, sans savoir ce que sont langage, verbe, métaphores, changements d’idées, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l’ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à peine le pourquoi, et pas du tout le comment ! Rougir d’être la Pythie…

 

Paul Valéry, Littérature, dans Œuvres II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 546, 547, 548, 550..

 

 

31/08/2012

Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l’italien par Philippe Di Meo

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 Et seul

lorsque je serai si seul

que je n’aurai plus même

pour compagnie moi-même,

je prendrai alors moi aussi ma

décision.

 

Un jour à l’aube,

je décrocherai la lanterne

du mur, et dirai adieu

au vide.

 

Pas à pas,

descendrai dans le ravin.

 

Mais alors aussi, ma

pierre abandonnée,

au nom de quoi, et où

trouverai-je un sens (que, semble-t-il,

d’autres n’ont pas trouvé) ?

 

 

E solo

quando sarò così solo

da non aver più nemmeno

me stesso per compagnia,

allora prenderò anch’io la mia

decisione.

 

Staccherò

dal muro la lanterna

un’alba, e dirò addio

al vuoto.

 

A passo a passo

scenderò nel vallone.

 

Ma anche allora, in nome

di che, e dove

troverò un senso (che altri,

pare, non han trovato),

lasciato questo mio sasso.

 

Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l’italien

par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002, p. 130-131.

 

 

30/08/2012

Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes

Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes

Chanson pour mon ombre

 

Droite et longue comme un cyprès,

Mon ombre suit, à pas de louve,

Mes pas que l’aube désapprouve.

Mon ombre marche à pas de louve,

Droite et longue comme un cyprès,

 

Elle me suit, comme un reproche,

Dans la lumière du matin.

Je vois en elle mon destin

Qui se resserre et se rapproche.

À travers champs, par les matins,

Mon ombre me suit comme un reproche.

 

Mon ombre suit, comme un remords,

La trace de mes pas sur l’herbe

Lorsque je vais, portant ma gerbe,

Vers l’allée où gîtent les morts.

Mon ombre suit mes pas sur l’herbe

Implacable comme un remords.

 

Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes,

Librairie Alphonse Lemerre, 1944, p. 204-205.

29/08/2012

Serge Essénine, La Confession d'un voyou, dans Quatre poètes russes

Serge Essénine, La Confession d'un voyou

             La confession d’un voyou

 

Ce n’est pas tout un chacun qui peut chanter

Ce n’est pas à tout homme qu’est donné d’être pomme

Tombant aux pieds d’autrui.

 

Ci-après la toute ultime confession,

Confession dont un voyou vous fait profession.

 

C’est exprès que je circule, non peigné,

Ma tête comme une lampe à pétrole sur mes épaules.

Dans les ténèbres il me plaît d’illuminer

L’automne sans feuillage de vos âmes.

 

C’est un plaisir pour moi quand les pierres de l’insulte

Vers moi volent, grêlons d’un orage pétant.

Je me contente alors de serrer plus fortement

De mes mains la vessie oscillante de mes cheveux,

C’est alors qu’il fait si bon se souvenir

D’un étang couvert d’herbes et du rauque son de l’aulne

Et d’un père, d’une mère à moi qui vivent quelque part,

Qui se fichent pas mal de tous mes poèmes,

Qui m’aiment comme un champ, comme de la chair,

Comme la fluette pluie printanière qui mollit le sol vert.

Ils viendraient avec leurs  fourches vous égorger

Pour chaque injure de vous contre moi lancée.

 

Pauvres, pauvres paysans !

Sans doute vous êtes devenus pas jolis

Et toujours vous craignez Dieu et les poitrines des marécages.

Oh ! si seulement

Vous pouviez comprendre qu’en Russie votre enfant

Est le meilleur poète.

Craignant pour sa vie, n’aviez-vous pas du givre au cœur

Lorsqu’il trempait ses pieds nus dans les flaques d’automne ?

Il se promène en haut de forme aujourd’hui

Et en souliers vernis.

[...]

 Serge Essénine, dans Quatre poètes russes, V. Maïakovsky, B. Pasternak, A. Blok, S. Essénine, texte russe présenté et traduit par Armand Robin, éditions du Seuil, 1949, p. 59-61.

28/08/2012

Liliane Giraudon, Divagation des chiens

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« À force. À force de rêver d’un autre lecteur, j’en suis arrivée à imaginer une sorte de "manœuvre" pour échapper au rang des poètes qui d’ailleurs n’ont jamais voulu de moi. "Enfantillages", mais c’est vrai. La seule appartenance mythique et impersonnelle que je désirais, c’était celle-là. Je mesure mieux maintenant ces larmes versées à la lecture d’une lettre de Hölderlin où il déclarait simplement "les hommes ont-ils donc réellement honte de moi ?" Parlait-il de lui ou de l’ensemble de ce qu’il avait déjà écrit ? Je sais bien. Il ne faut pas mélanger. Son corps, soi-même, l’écriture (Ah ! l’horrible imbécillité de ceux qui bavent "moderne", estampillent la moindre affichette, la plus petite liste artistique. Comme si le poème avait à s’ordonner à l'art ou à une quelconque idée neuve du beau. Comme si écrire était un jeu. Du savoir-faire avec en prime quoi ? Quel risque ?) Il m’a fallu du temps  pour comprendre. Agencer formellement sur du rien à dire, ce néant d’après dans le vacarme d’un monde plus sanglant et stupide que celui des siècles précédents, non. Ce que je voulais, c’était tout simplement la fatalité  comme ajustement. Non pas "ma vie sans moi", mais le poème sans moi. J’ai manqué de forces. Je ne pouvais  vivre cette évidence. Alors il y eut les exercices spirituels pour ne plus écrire. J’ai cru que j’allais devenir folle.Depuis, sur les bords de l’étang où je fais de longues marches jusqu’à la tombée du jour, j’ai ramassé un chien. Il ne me quitte plus. Nous mangeons strictement la même chose : viande crue.

Je ne bois plus que de l’eau. Je suis devenue chaste. Mes cheveux ont blanchi mais ils sont toujours aussi longs. Ne m’envoie plus rien. C’est vraiment inutile. Je ne veux plus lire. Ni rien savoir. Je t’en prie, n’insiste plus pour les traductions d’Émilie Dickinson. Je les ai toutes détruites cet hiver. Dans le petit poêle. Tu as raison. J’ai trahi, mais "fidèlement". Ce retournement connu de nous seules ne pouvait être que catégorique.

Hölderlin, Celan ou Pessoa deviendront des otages. C’est le Retour. Saison très noire pour ceux qui poursuivent. Ici les premières violettes apparaissent. Il suffit d’écarter doucement les herbes. Chasser de son cœur la mortelle impatience. Commencer vraiment la véritable attente. Celle concernant ceux qui enfin n’attendent plus rien... »

 

Liliane Giraudon, Divagation des chiens, P.O.L., 1988, p. 14-15.

27/08/2012

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007

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Je crois comprendre que, voici plusieurs millions d'années,

         Soit bien avant que la nôtre apparût,

Beaucoup d'espèces aujourd'hui toujours déterminées

         Proliféraient, et qui n'ont pas décru.

 

Des moustiques et des fourmis restés confits dans l'ambre

         En sont la preuve. Et leur race, dit-on,

Va durer quand, de nos efforts, ne resteront que cendre,

         Énigmes de granit ou de béton,

 

Carcasses de métal, monceaux de papier, de plastique

         Sur la planète où le Vieil Océan

Malade bercera de son roulis automatique

         L'épave de quelque dernier géant

 

Navire insubmersible avec passagers, équipage,

         Os grelottants, tout avenir vomi.

De notre épisode, le vent aura tourné la page

         Et soufflera sans troubler la fourmi.

 

Douces mains, chers beaux yeux, sourires, soupirs d'aise,

         Amours aux irréfutables instants,

N'avez-vous donc été que mirages, hypothèse

         Dans le chaos du possible et du temps ?

 

Alors tourbillonnez, remous ; valsez, ondes houleuses ;

         Trous noirs, gobez ; carbonisez, quasars ;

Amas, croulez ; prélassez-vous un instant nébuleuses,

          Et puis oubliez-nous, dieux des hasards.

 

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 17-18.