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31/10/2019

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico

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                           Message de la pénombre

 

   La tombée de la nuit est soudaine sous ces latitudes ; le crépuscule éphémère ne dure que le temps d'un soupir, puis laisse place à l'obscurité. Je ne dois vivre que pendant ce bref intervalle ; pour le reste, je n'existe pas. Ou plutôt je suis ici, mais comme sans y être, car je suis ailleurs, même là, en ce lieu où je t'ai quittée, et partout dans le monde, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, dans les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs vendeurs et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu'elle signifie. C'est comme un rêve dont tu sais que tu le rêves, et c'est en cela que réside sa vérité : être réel en dehors du réel. Sa morphologie est celle de l'iris, ou plutôt des gradations labiles qui s'effacent déjà au moment d'exister, tout comme le temps de notre vie. Il m'est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui n'est plus mien et qui fut nôtre, et à toute vitesse il court au fond de mes yeux : il est si rapide que j'y aperçois des paysages et des endroits où nous avons habité, des moments que nous avons partagés, et même les propos que nous tenions autrefois, t'en souviens-tu ? Nous parlions des jardins de Madrid et d'une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, nous parlions des moulins à vent, des récifs à pic sur la mer par cette nuit d'hiver où nous avons mangé de la panade, et nous parlions de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : les madones avaient le visage des femmes du peuple et les naufragés pareils à des marionnettes se sauvaient des flots en s'agrippant au rai d'une lumière venue du ciel.

[...]

 

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 44-45.

09/09/2017

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de Fra Angelico

 

                               

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                                       Dernière invitation

 

   Au voyageur solitaire — l’espèce est rare, mais il s’en trouve encore — qui ne se résigne pas aux formes tièdes et standardisées de la mort à l’hôpital telle que la garantissent les États modernes, à celui-là qui, plus encore, est terrorisé à l’idée du sort expéditif et impersonnel auquel sera voué son corps au moment des obsèques, Lisbonne continue d’offrir une appréciable variété de choix pour un noble suicide. Cette ville dispose en outre des infrastructures es plus décentes, les plus raffinées, les plus diligentes et surtout les plus économiques pour le traitement de ce qui subsiste après un suicide bien réussi : l’inévitable cadavre.

 

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de Fra Angelico, traduction Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 84.

06/10/2014

Antonio Tabucchi, Petits malentendus sans importance

 

                                           Rébus

 

Cette nuit j'ai rêvé de Myriam. Elle portait une long vêtement blanc qui ressemblait, de loin, à une chemise de nuit ; elle marchait sur la plage, les vagues étaient immenses, effrayantes, et se brisaient en silence, ce devait être la plage de Biarritz, mais elle était totalement déserte : j'étais assis sur une chaise longue, la première d'une interminable rangée, toutes inoccupées ; mais peut-être était-ce une autre plage, car je ne me souviens pas d'avoir vu de telles chaises longues à Biarritz, ce n'était qu'une plage symbolique ; je lui ai fait signe pour l'inviter à s'asseoir, mais elle a continué à marcher comme si elle ne m'avait pas vu, en regardant droit devant elle et, quand elle est passée près de moi, j'ai senti une rafale de vent glacé sur mon corps, comme si un halo l'entourait : alors, stupéfait mais non surpris, j'ai compris d'elle était morte.

   Parfois, une idée ne semble plausible que de cette manière : en songe. Sans doute parce que la raison est timorée et ne parvient pas à combler les vides, entre les choses, à reconstituer une totalité, une forme de simplicité ; elle préfère les solutions complexes regorgeant de lacunes ; c'est alors que la volonté s'en remet au rêve. À l'inverse, peut-être rêverai-je, demain ou un autre jour, que Myriam est vivante ; elle marchera au bord de la mer et répondra à mon appel, s'installera à mes côtés sur une chaise longue, sur la plage de Biarritz ou une autre plage symbolique ; elle remettra ses cheveux en place, comme elle avait coutume de le faire, d'un geste lent, alangui, sensuel, et, face à la mer, elle désignera une voile ou un nuage , et elle rira, et nous rirons, heureux d'être là ensemble, de nous être retrouvés à notre rendez-vous.

[...]

 

Antonio Tabucchi, Petits malentendus sans importance, traduction de cette nouvelle par Christian Paoloni, Christian Bourgois, 1987, p. 33-34.

 

 

14/09/2014

Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa

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                            Moi aussi j'ai oublié la mort

 

   L'homme qui entra était un vieillard au noble visage, avec une énorme barbe blanche et une tunique romaine tombant jusqu'aux pieds, elle aussi blanche.

   Ave, compagnon, dit le vieillard, je me permets d'entrer dans tes rêves.

   Pessoa alluma la lampe sur la table de chevet. Il regarda le vieillard et reconnut Antonio Mora. Il lui fit signe d'avancer..

   Mora leva une main et dit : Phlébas le phénicien, mort depuis quinze jours, oublia le cri des mouettes et le cri profond de la mer pour m'annoncer ton sort, ô grand Fernando. Je sais que les eaux de l'Achéron t'attendent, puis les tourbillons furieux des atomes dans lesquels tout se perd et tout se recrée, et toi tu reviendras peut-être dans les jardins de Lisbonne comme fleur qui fleurit en avril ou comme pluie sur les lacs et les lagunes du Portugal, et moi, en me promenant, j'entendrai ta voix parcourue par le vent.

   Pessoa se dressa sur ses coudes. La douleur au côté droit était passée, il ne ressentait à présent qu'un grande fatigue.

   Et Le retour des dieux ? demanda-t-il.

   Le livre est presque achevé répondit Antonio Mora, mais je ne sais si je pourrai le publier, car personne n'ose publier les livres d'un fou.

   Dites-moi, reprit Pessoa, racontez-moi comment ça se passe à la clinique psychiatrique de Cascais où nous nous sommes vus si peu de temps.

[...]

 

Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa, Un délire, traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Librairie du XXe siècle / Seuil, 1994, p. 63-64.

01/06/2013

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico

 

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                        Message de la pénombre

 

   La tombée de la nuit est soudaine sous ces latitudes ; le crépuscule éphémère ne dure que le temps d'un soupir, puis laisse place à l'obscurité. Je ne dois vivre que pendant ce bref intervalle ; pour le reste, je n'existe pas. Ou plutôt je suis ici, mais comme sans y être, car je suis ailleurs, même là, en ce lieu où je t'ai quittée, et partout dans le monde, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, dans les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs vendeurs et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu'elle signifie. C'est comme un rêve dont tu sais que tu le rêves, et c'est en cela que réside sa vérité : être réel en dehors du réel. Sa morphologie est celle de l'iris, ou plutôt des gradations labiles qui s'effacent déjà au moment d'exister, tout comme le temps de notre vie. Il m'est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui n'est plus mien et qui fut nôtre, et à toute vitesse il court au fond de mes yeux : il est si rapide que j'y aperçois des paysages et des endroits où nous avons habité, des moments que nous avons partagés, et même les propos que nous tenions autrefois, t'en souviens-tu ? Nous parlions des jardins de Madrid et d'une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, nous parlions des moulins à vent, des récifs à pic sur la mer par cette nuit d'hiver où nous avons mangé de la panade, et nous parlions de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : les madones avaient le visage des femmes du peuple et les naufragés pareils à des marionnettes se sauvaient des flots en s'agrippant au rai d'une lumière venue du ciel.

[...]

 

 

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 44-45.