28/11/2023
Louis Aragon, Le Paysan de Paris
Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu’elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler qu’elles. À toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants. Je contemplerai ces visages de plomb, ces chènevis de l’imagination. Dans ces châteaux de sable, que vous êtes belles, colonnes de fumées ! Des mythes nouveaux naissent sous chacun de nos pas. Là où l’homme a vécu commence la légende, là où il vit.
Aragon, Le Paysan de Paris, dans Œuvres poétiques complètes, I, édition dirigée par Olivier Barbarant, Pléiade/Gallimard, 2007, p. 149.
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27/11/2023
Louis Aragon, Les Destinées de la poésie
Le dernier des madrigaux
Permettez Madame
C’est grand liberté
Que je le proclame
Vous atteignez à la beauté
Ce n’est pas peu dire
Ce n’est pas pour rire
C’est même exactement
Pour pleurer
Votre manière agaçante
De manier l’éventail
Vos airs de reine ou de servante
Vos dents d’émail
Vos silences pleins d’aveux
Vos jolis petits cheveux
Ce sont des raisons excellentes
Pour pleurer
Aragon, Les Destinées de la poésie, dans
Œuvres poétiques complètes, I, éditions dirigée
par Olivier Barbarant, Pléiade/Gallimard,
2007, p. 120-121.
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05/07/2022
Louis Aragon, Blanche ou l'oubli
Le bruit court qu’on nous ménage une surprise littéraire...murmurait vers cette époque-là, et ma parole : avec courtoisie (je n’y puis rien, c’est le texte), le bibliothécaire quaker d’Ulysses, vous savez Ulysses ? Joyce, oui. La mode n’en vint qu’un peu plus tard, de Joyce, j’entends. En 1922, tout le monde ne lisait pas ce Fantômas-là en feuilleton dans Little Review, à Paris. Et, bordel or not bordel, personne ne vous demandait sue un ton un peu méprisant des jeunes filles qui ont eu des relations : alors vous n’êtes même pas judoka ? Non. Il y avait un restaurant rue des Moulins : il me fallait économiser un mois pour y offrir à la personne concernée, avec collier de perles ou pas, des rognons au madère, sans la moindre allusion de ma part.
Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, dans Œuvres romanesques complètes, V, Pléiade/Gallimard, 2012, p. 435.
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20/08/2014
Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929]
Le paradis terrestre
Le collectionneur de bouteilles à lait
Descend chaque jour à la cave
Il halète à la
Onzième marche de l’escalier
Et tandis qu’il disparaît dans l’entonnoir noir
Son imagination se monte se monte
Kirikiki ah la voilà
La folie avec ses tempêtes
Tonneaux tonneaux les belles bouteilles
Elles sont blanches comme les seins vous savez
Vers la gorge
Où le couteau aime les très jeunes filles
Il y a des hommes dans les restaurants
Et dans les pâtisseries
Ils regardent les consommatrices et leur repas
Froidit leur chocolat
Ils aiment les voir prendre un sorbet
Ça c’est pour eux comme pour d’autres
La forêt féérique où les apparitions du soir
Se jouent et chantent
Mais quand par surcroît de délices une voilette
Sur la crème ou la glace met son château de transparence
On peut voir soudainement pâlir et rougir
Le spectateur aux dents serrées
Des exemples comme ceux-là la rue en
Est pleine
Les cafés les autobus
Le monde est heureux voyez-vous
Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques complètes, tome I, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 435.
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09/06/2013
Louis Aragon, Le Paysan de Paris
Le passage de l'Opéra
1924
On n'adore plus aujourd'hui les dieux sur les hauteurs. Le temple de Salomon est passé dans les métaphores où il abrite des nids d'hirondelles et de blêmes lézards. L'esprit des cultes en se dispersant dans la poussière a déserté les lieux sacrés. Mais il est d'autres lieux qui fleurissent parmi les hommes, d'autres lieux où les hommes vaquent sans souci à leur vie mystérieuse et qui peu à peu naissent à une religion profonde. La divinité ne les habite pas encore. Elle s'y forme, c'est une divinité nouvelle qui se précipite dans ces modernes Éphèses comme au fond d'un verre, le métal délacé par un acide ; c'est la vie qui fait apparaître ici cette divinité poétique à côté de laquelle mille gens passent sans rien voir, et, qui, tout d'un coup, devient sensible, et terriblement hantante, pour ceux qui l'ont une fois maladroitement perçue. Métaphysique des lieux, c'est vous qui bercez les enfants, c'est vous qui peuplez leurs rêves. Ces plages de l'inconnu et du frisson, toute notre matière mentale les borde. Pas un pas que je fasse vers le passé, que je ne retrouve ce sentiment de l'étrange, qui me prenait, quand j'étais encore l'émerveillement même, dans un décor où pour la première fois me venait la conscience d'une cohérence inexpliquée et de ses prolongements dans mon cœur.
Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d'ombre se perd dans les zones mal éclairées de l'activité humaine. C'est là qu'apparaissent les grands phares spirituels, voisins par la forme de signes moins purs. Laporte du mystère, ne défaillance humaine l'ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l'ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d'un homme. Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l'infini. Là où se poursuit l'activité la plus équivoque des vivants l'inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles : nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n'arrêtent pas le passant rêveur, s'il ne tourne vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s'il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder. La lumière moderne de l'insolite, voilà désormais ce qui va le retenir.
Louis Aragon, Le Paysan de Paris, Gallimard, 1926, p. 17-18.
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01/11/2011
Aragon, Théâtre / Roman
Il y a Marie...
Rien ne vient à sa place dans l'homme, ni les rêves ni sa vie. Si je ferme les yeux, je commence une histoire ou je la reprends. Quelque part, dans la mémoire ou dans l'imagination. La pièce , je me la joue. Peut-être bien seul à la voir. Rien n'est à sa place, rien. Ni l'anecdote ni les années. Ah la chronologie, la chronologie en prend un bon coup. Y mettre de l'ordre. À commencer par le commencement : je suis né en 1926. Je suis un petit meuble d'après l'Exposition des Arts Décoratifs, voilà. Tout de même, quand est-ce donc, par exemple, que j'ai rêvé toute cette affaire dans les bois vers Paris, et ce fichu bordel qui, révérence parlée, surgit les doigts dans le nez. Il n'y a pas d'ordre pour les souvenirs, on y saute à la corde des années... il ne s'agit guère de replacer les faits, j'entends les miens, dans le déroulement des septennats, qui pouvait bien être président de la République quand j'ai perdu ma virginité ? J'essaie plutôt de disposer mon passé suivant le déroulement des femmes, femmes ou pas d'ailleurs, des petites qui sont depuis devenues des femmes, mais pour compter les jours, les années, ce ne serait pas une si mauvaise façon de faire, d'aller de fille en fille. Si on pouvait se souvenir, ne pas en passer. Il n'y a pas, à toutes les époques, la même densité de points de repère. On mêle, on mêle. Par quel bout prendre ma vie, mon théâtre ? Il y a des jours, j'oublie la veille. Pour ne plus voir qu'un temps lointain, soudain réveillé. Je me dis... Qu'est-ce que je me dis ?
Je ne me dis rien du tout. Ce sont elles qui renaissent, celle-ci, celle-là, Morgane, une autre, et l'heure de succession des choses n'en demeure pas moins hasardeuse. C'est tout le temps comme si, à je ne sais quel jeu de cartes, je laissais tomber les miennes, et les ramenant au hasard je ne savais plus trop où j'en étais, dans les années, les amours, le travail, les malheurs. Tout à coup, un paysage, un parfum s'impose. Une chanson revient. Ou une phrase qu'on ne savait même pas avoir entendue, retenue. Les phrases et les femmes, c'est tout un. On croirait pouvoir dater les étapes de la vie. Puis on se souvient d'une robe ou d'un mot : il s'agissait d'une autre. Qui frappe à la porte ? Pas forcément ce personnage sans doute imaginaire. Pas forcément. Une maison. Une couleur, une saison.
Aragon, Théâtre / Roman, Gallimard, 1974, p. 113-114.
Aragon vers 1926
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12/08/2011
Aragon, Le paradis terrestre
Le paradis terrestre
Le collectionneur de bouteilles à lait
Descend chaque jour à la cave
Il halète à la
Onzième marche de l’escalier
Et tandis qu’il disparaît dans l’entonnoir noir
Son imagination se monte se monte
Kirikiki ah la voilà
La folie avec ses tempêtes
Tonneaux tonneaux les belles bouteilles
Elles sont blanches comme les seins vous savez
Vers la gorge
Où le couteau aime les très jeunes filles
Il y a des hommes dans les restaurants
Et dans les pâtisseries
Ils regardent les consommatrices et leurs repas
Froidit Leur chocolat
Ils aiment les voir prendre un sorbet
Ça c’est pour eux comme pour d’autres
La forêt féérique où les apparitions du soir
Se jouent et chantent
Mais quand par surcroît de délices une voilette
Sur la crème ou la glace met son château de transparence
On peut voir soudainement pâlir et rougir
Le spectateur aux dents serrées
Des exemples comme ceux-là la rue en
Est pleine
Les cafés les autobus
Le monde est heureux voyez-vous
Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques complètes, tome I, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 435.
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