10/10/2021
André Suarès, Vues sur Baudelaire
Il serait intéressant de comprendre pourquoi sans être oublié un écrivain reconnu perd une partie de ses lecteurs. C’est le cas d’André Suarès (1868-1948), pilier de la NRF à ses débuts, collaborateur régulier quand Paulhan en prend la direction, et dont l’œuvre poétique et les nombreux essais ont été appréciés aussi bien par Gide que par Joyce, Malraux, Artaud ou Claudel. Le voyage du condottière, écrit après plusieurs longs séjours, repris en Livre de Poche en 1996, reste indispensable pour qui aime l’Italie, mais il est l’auteur d’autres ouvrages toujours d’actualité. Yves-Alain Favre (1937-1992) avait entrepris d’en rééditer quelques-uns ; Stéphane Barsacq a pris le relais en rééditant Sur la musique (2013), Miroir du temps (2019) et, en 2017, un essai politique, Contre les totalitarismes : André Suarès, ardent dreyfusard, a dénoncé très vite ce que représentait Mussolini et analysé les dangers liés à l’accession d’Hitler au pouvoir.
Tout en poursuivant une œuvre poétique, il était aussi un essayiste passionné qui a écrit notamment à propos de Tolstoï, Villon, Pascal, Rimbaud, Shakespeare..., et de celui qu’il considérait comme le fondateur de la poésie moderne, Baudelaire. Tous les écrivains étudiés étaient « autant de masques », écrit Stéphane Barsacq qui a réuni sept articles publiés de 1911 à 1940, dont l’un autour des Fleurs du Mal et une préface au Spleen de Paris ; dans son introduction, s’appuyant parfois avec justesse sur les analyses d’Yves Bonnefoy, il relit l’œuvre de Baudelaire, et montre que Suarès a été le premier, dès 1911, à en affirmer l’importance. Si Baudelaire a « vécu d’imaginer », il est cependant présent dans son œuvre et « d’autant plus qu’il ne s’y est pas mis ».
Dès sa première étude, Suarès met à part Baudelaire, affirmant qu’il n’est pas un poète pour les « esprits parasites que le vent de la rhétorique soulève seul de la crasse des livres ». Le ton des essais est donné. L’œuvre de Baudelaire est « un raccourci d’homme avec toutes ses passions, ses folies, ses goûts, ses caprices, ses recherches exquises ou perverses, ses grâces et ses affectations, ou même ses ridicules. » L’essentiel est dit. Suarès ajoute, et c’est un propos récurrent, que Baudelaire conserve une forme ancienne — le sonnet — pour inventer une poésie nouvelle : poète classique, donc, par sa rigueur formelle, ce qui ne l’a pas empêché de comprendre « les temps nouveaux » — qu’il « a détestés » ; il qualifiait les journaux de son temps de « taudis de l’esprit ». Suarès voit en Baudelaire le vrai créateur du poème en prose : il a fait « à dessein ce qu’on a fait par hasard avant lui », il y a introduit le rythme, « mouvement même de la passion intérieure » et, en même temps, il sait « le prix du symbole, et la nécessité de l’inclure dans une arabesque stricte ».
Poète intérieur et, pour cela, séparé des hommes, sa vie étant un « désert pour l’anecdote » : il a vécu dans la solitude, comme le chat « toujours solitaire dans la maison ». Il a certes partagé une partie de sa vie avec Jeanne Duval, mais c’est sans doute pourquoi il a écrit que « La femme est naturelle c’est-à-dire abominable » — mot de théologien pour Suarès, qui voit l’œuvre de ce catholique dans l’impiété tourner autour de la damnation. Il voit aussi que la grande découverte de ce poète solitaire est sans doute d’avoir compris le rapport entre la mort et l’amour, rapport central chez plusieurs écrivains du XXe siècle. Il analyse par ailleurs le rôle de Paris, soit de la Ville — « la Ville avec un grand V » — qui donne aux poèmes leur unité : « elle est la seule, celle de l’esprit et de toutes les formes que peut prendre la vie ». Le mystère de la ville a suffi à Baudelaire qui a compris que l’exotisme, le seul peut-être indéfiniment à explorer, résidait dans le « voyage en esprit ».
Il y a une relation très forte de Suarès à Baudelaire et l’on n’a fait que suggérer l’étendue de ses analyses ; il faudrait reprendre ce qu’il écrit du lien de Baudelaire à Wagner, de la relation à Gœthe, à Keats, etc., mais également suivre son écriture. On peut en avoir une idée en lisant son portrait physique de Baudelaire :
Ces yeux brûlants et démesurés, si intenses dans la profondeur du retour sur soi-même ; ce front énorme, une esplanade d’Elseneur, cette tour dévastée, terrasse d’un clocher dont la pointe est tombée, et cette bouche ! C’est la bouche du prophète, aux bords repliés sur des paroles défendues, aux coins abaissés par le dégoût, gonflées par la colère, les lèvres de l’exil qui, dès longtemps, a résolu de désapprendre le baiser. [etc]
Stéphane Barsacq a réuni dans des annexes quelques textes de Suarès qui, sans être consacrés entièrement à Baudelaire, complètent heureusement l’ensemble, en particulier des articles à propos du vers, de la rime et du sonnet. Il joint une bibliographie qui retient toutes les rééditions après la disparition du poète et quelques ouvrages de référence, dont le "Dossier Suarès" de la revue Nunc (n° 49, 2020). Vues sur Baudelaire est publié par les éditions des instants en même temps qu’un livre de poèmes de Denise Le Dantec, Ô Saisons, tous deux dans une présentation élégante et soignée. Il faut louer ce pari de commencer son activité d’éditeur en donnant à lire en même temps un écrivain de notre proche passé trop négligé et une écrivaine d’aujourd’hui.
André Suarès, Vues sur Baudelaire, préface Stéphane Barsacq, éditions des instants, 2021, 192 p., 15 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le11 septembre 2021.
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06/06/2013
André Suarès, Cité, Nef de Paris
Du Petit Pont au Pont Saint-Louis
Quand vient le soir autour de Notre-Dame, la Cité se vide. La vie humaine se retire, toute la folle vie qui porte le masque de la durée et qui mime l'illusion du bonheur. Au jardin de l'archevêque, les nourrices bouclent les poupons dans le petites voitures, et rentrent sous la couverture le petit bras en aileron qui veut saisir un rayon encore. Les mères rassemblent les jouets ; les balles roulent dans les sacs, à dormir jusqu'à demain ; les petites filles nouent en écheveau les cordes à sauter, et elles sautillent en même temps qu'elles nattent ; on ramasse les pelles et les seaux, les outils des terrassiers puérils ; et les femmes poussent devant elles les enfants toujours en retard, qu'elle ramènent au bercail.
Vers le Pont Saint-Louis et vers le Parvis, deux courants opposés se forment : les familles de la rive droite et celles de la rive gauche. Quelques petits chiens courent en serre-file, çà et là. Quelques vieux secouent une pipe tiède et la logent dans leur poche. De pauvres gueux, têtes basses, cherchent on se sait quoi dans les cailloux et ramassent les journaux qui traînent. On s'appelle, on se presse ; des femmes aux visages las commandent des enfants qui rient. L'heure répand des cendres.
André Suarès, Cité, Nef de Paris, éditons Bernard Grasset, 1934, p. 137-138.
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26/06/2012
André Suarès, Sur la vie
Suarès par Georges Rouault
Pensées du temps sans dates
Assurément, la poésie est un art en soi-même, et qui se suffit. De là, les surprises de la forme, les chefs-d'œuvre de l'expression et la beauté du métier : il peut être si fort ou si plaisant qu'on n'y résiste pas ; on cède à la fougue de l'artiste ou à son charme. Mais le métier le plus accompli ne donne pourtant pas cet accès aux sommets de l'âme, où est le lieu naturel de la grande poésie. Le rythme et la mélodie populaires ne sont pas plus la musique de Bach, que le plus savant contrepoint, si la pensée de Bach est absente. Pensée qui trempe toujours dans le sentiment.
Ni le métier seul ni la seule émotion ne font le grand poète. Il faut de la pensée, là comme ailleurs. Il n'est pas vrai qu'une citrouille bien peinte vaille l'École d'Athènes, mais il peut être vrai qu'un faux Raphaël d'Académie ne vaille pas une belle citrouille : c'est que les idées académiques ne sont pas plus vivantes, ni plus fécondes, ni plus propres à nous émouvoir et nous faire penser qu'une citrouille, une pipe au bord d'une table et une demi-guitare. On peut dire aussi de Chardin qu'il est plus peintre que Léonard de Vinci ou Rembrandt parce qu'il n'est que peintre. Rembrandt, Raphaël, Jean Fouquet sont de grands poètes qui s'expriment au moyen des couleurs et des lignes.
André Suarès, Sur la vie, essais, éditions Émile Paul, 1925, p. 287-288.
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28/03/2012
André Suarès, Poétique
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ni comment on oppose, en poésie, le vers régulier au vers libre, l’assonance à la rime, le verset à la mesure uniforme. Parlant poétique, on n’oublie que la poésie. Il est vrai que les plus acharnés à faire la théorie du poème sont les moins poètes, ou ne le sont pas du tout. En poésie, l’âme est tout : elle seule est créatrice ; et poésie veut dire création. C’est elle, sentiment ou pensée, qui cherche à donner une forme absolue à son objet. Mais quelle forme est absolue réellement ? Celle-là seule qui communique à l’auditoire l’émotion du poète. Par auditoire, il faut entendre le lecteur, le spectateur, l’homme qui attend de l’artiste une émotion qu’il espère, mais qu’il ne saurait se donner lui-même.
Le nombre est la forme du poème. Le nombre ne dépend pas du compte plus ou moins arbitraire qu’on en fait sur ses doigts. L’alexandrin est un nombre admirable, comme l’iambe tragique des Grecs ; ce n’est pas le seul. Il en est beaucoup d’autres. Ils sont légitimes, dès qu’ils touchent à la perfection ou qu’ils en approchent. Les formes régulières sont les plus faciles : tel en est l’avantage. Mais la monotonie s’en suit, et ce tour banal qui nuit à la création originale. Ainsi, il y a une servitude réelle de la rime, qui tourne l’esclavage. […]
Oui ou non, y a-t-il une foule de vers réguliers en toute langue, qui sont déserts de toute poésie ? Y a-t-il une grande poésie, vivante et féconde, dans un certain genre de prose ? Le grand poète crée son nombre, quel qu’il soit. Il faut y être sensible, comme à la musique sans barres de mesure, et à l’encontre des accords permis par l’école. Dans les poèmes en prose de Baudelaire, la poésie n’est pas moins présente que dans Les Fleurs du Mal : elle est autre, et n’est pas du même genre, voilà tout.
André Suarès, Poétique, texte établi et préfacé par Yves-Alain Favre, éditions Rougerie, 1980, p. 84-85.
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