13/09/2018
Octavio Paz, Le singe grammairien
Les choses reposent sur elles-mêmes, prennent assise sur leur réalité, sont injustifiables. Ainsi s’offrent-elles aux yeux, au toucher, à l’ouïe, à l’odorat — non à la pensée. Ne pas penser : voir. Faire du langage une transparence. Je vois, j’entends les pas de la lumière dans la cour : peu à peu elle se retire du mur d’en face, se projette sur le mur de gauche et le recouvre tel un manteau translucide de vibrations presque imperceptibles transsubstantiation des carreaux de brique, combustion de la pierre, instant d’incandescence de la matière avant qu’elle ne s’abîme en son aveuglement — en sa réalité. Je vois, j’entends, je touche la progressive pétrification du langage qui ne signifie déjà plus, qui dit seulement : table, poubelle, sans les dire vraiment, tandis que la table et la poubelle s’effacent dans la cour totalement obscure… La nuit me sauve.
Octavio Paz, Le singe grammairien, Les sentiers de la création, Skira, 1972, p. 116-117.
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03/11/2017
E. E. Cummings, Érotiques
Ma dame, je vais vous toucher de mon esprit
Vous toucher et toucher et toucher
jusqu’à ce que vous m’accordiez
un soudain sourire, timidement obscène
(ma dame je vais vous toucher de mon esprit.) Vous
toucher, c’est tout,
légèrement et vous deviendrez tout à fait
avec une infinie facilité
le poème que je n’écris pas.
Edgar Estlin Cummings, Érotiques, traduction Jacques
Demarcq, Seghers, 2012, p. 113.
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16/04/2017
Erwann Rougé, L'enclos du vent
la brûlure a une odeur de fleuve
elle bascule sur l’autre rive
noue et délivre
le toucher des genoux et des épaules
guette
ce qui se met en déséquilibre
elle croit qu’elle mène la lumière
sous la langue
veut le retour d’une pluie
Erwann Rougé, L’enclos du vent, photographies
Magali Ballet, éditions isabelle sauvage, 2017, np.
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22/11/2016
Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle
De la nuit et du vide
On m’a menti, il n’y a rien sous mes doigts, je ne sens rien de mon visage dans le miroir, comme je ne sens rien sous mes doigts quand j’ouvre un livre et que je touche ce qui est écrit.
On m’a menti, moi qui suis d’abord un corps, avec ma tête que je touche sans cesse parce que je ne la vois pas, ma peau à travers de laquelle je respire, mes poils qui me protègent, mes cheveux, mon sexe qui me reproduit, mes mains et mes bras qui me dirigent dans la nuit, mes jambes et mes pieds qui me déplacent sur la terre dans le jour. Moi qui suis ce que je suis, avec une matière et une odeur avec lesquelles je suis né, avec lesquelles je disparaitrai.
On m’a menti, on m’a dit que c’était moi dans la glace, que j’étais cette image intouchable, ce reflet insaisissable que l’on ne peut pas atteindre, moi qui suis si proche de moi, qui me touche qui me sens, moi qui suis si fragile, qui ai mal au moindre choc, qui saigne à la moindre blessure, qui m’abîme tous les jours, qui vieillis et qui un jour serai mort et qui ne serai plus que quelques os, un petit tas de poussière sur la terre.
Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle, Argol, 2016, p. 147-148.
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