19/01/2016
Jules Supervielle, La Fable du monde
L’enfant et la rivière
De sa rive l’enfance
Nous regarde couler :
« Quelle est cette rivière
Où mes pieds sont mouillés ;
Ces barques agrandies,
Ces reflets dévoilés,
Cette confusion
Où je me reconnais,
Quelle est cette façon
D’être et d’avoir été ?
Et moi qui ne peux pas répondre
Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.
Jules Supervielle, La Fable du monde, dans
Œuvres poétiques complètes, Pléiade / Gallimard,
1996, p. 389-390.
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17/01/2016
Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes
Pleurez, dames, et toi amour, pleurez ensemble,
car il ne pleure pas celui qui tellement
me blessa, que bientôt mon âme va quitter
ce corps supplicié !
Et si jamais cœur noble et sensible exauça
les ultimes soupirs d’une voix qui s’éteint,
lors, par vos soins, ma sépulture portera
la cause de mes peines.
« Un grand amour trop mal aimé fut le malheur
de ma vie, et j’en suis morte. Ici repose
l’amoureuse la plus fidèle du monde.
Tes prières, passant, pour qu’elle dorme en paix,
victime qui t’enseigne à ne point t’attacher
à cœur cruel toujours insaisissable. »
Piangete, donne, e con voi pianga, Amore,
poi che non piange lui, che m’ha ferita
si, che l’alma farà tosto partita
da questo corpo tormentato fuore.
E, s emai da pictoso e gentil core
l’estrema voce altrui fu essaudita,
dapoi ch’io sarò lorta e sepelita,
scrivete la cagion del mio dolore :
« Per amar molto ed esser poco amata
visse e morì infelice, ed or qui giace
la più fidel amante che sia stata.
Pregale, viator, riposo e pace,
od impara da lei, si mal trattata,
a non seguir un cor ceudo e fugace. »
Gaspara Stampa, Poèmes, traduction Paul Bachmann,
Poésie / Gallimard, 1991, p. 105 et 104.
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Raymond Roussel, L'Âme de Victor Hugo
L’Âme de Victor Hugo
Une nuit je rêvai que je voyais Victor Hugo écrivant à sa table de travail, et voici ce que je lus en me penchant par-dessus son épaule :
Mon âme
I
Mon âme est une étrange usine
Où se battent le feu, les eaux...
Dieu sait la fantastique cuisine
Que font ces immenses fourneaux.
C’est une gigantesque mine
Où sonnent des coups de marteaux ;
Au centre un brasier l'illumine
Avec des bords monumentaux ;
Un peuple d’ouvriers grimace
Pour sortir de ce gouffre en feu
Les rimes jaillissant en masse
Des profondeurs de son milieu ;
Avec les reflets sur leur face
Du foyer jaune, rouge et bleu,
Ils saisissent à la surface
Les vers déjà formés un peu ;
Péniblement chacun soulève
Le sien, avec sa pince en fer,
Et, sur le bord du puits, l’achève
En tapant dans un bruit d’enfer.
Quelquefois une flamme brève
Plus ardente, comme un éclair,
Va tellement haut qu’elle crève
La voûte sombre, tout en l’air.
[...]
Raymond Roussel, Nouvelles Impressions
d’Afrique, suivies de L’Âme de Victor Hugo,
Alphonse Lemerre, 1932, p. 241-243.
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15/01/2016
Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956
Lettre à Georges Duthuit, 11/08/ 1948
L’erreur, la faiblesse tout au moins, c’est peut-être de vouloir savoir de quoi l’on parle. À définir la littérature, à sa satisfaction, même brève, où est le gain, même bref ? De l’armure tout ça, pour un combat exécrable. Je crois savoir ce que vous ressentez, acculé à des jugements, même suggérés, seulement, chaque mois, enfin régulièrement, arrachés de plus en plus difficilement à des critères haïs. C’est impossible. Il faut crier, murmurer, exulter, intensément, en attendant de trouver le langage calme sans doute du non sans plus, ou avec si peu en plus. Il faut, non, il n’y a que ça apparemment, pour certains d’entre nous, que ce petit bruit de hallali insensé, et puis peut-être le débarras d’au moins une bonne partie de ce que nous avons cru avoir de meilleur, ou de plus réel, au prix de quels efforts, et peut-être l’immense simplicité d’une partie au moins du peu redouté que nous sommes et avons.
Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956, Gallimard, 2015, p. 186.
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14/01/2016
Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), Gœthe en Alsace
Je vous aime ...
Je vous aime. C’est une phrase que l’on entend parfois. Au cinéma par exemple.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Je dois avouer ne pas être bien certain de ce qu’elle signifie, cette petite phrase de trois mots dont chaque mot me paraît, à la réflexion, assez obscur : le mot « aime », le mot « vous » et même le mot « je ».
Un jeune homme nommé John rencontre une jeune européenne nommée Éva. C’est le printemps et quelque part dans l’Atlantique les millions de harengs serrés en bancs commencent à pondre leurs milliards d’œufs. Éva, depuis qu’elle a découvert le parfum Mistigris, le soutien-gorge Luxur et le dentifrice Magnétic, Éva, comme disent les pages de publicité, Éva a une personnalité folle. C’est-à-dire qu’elle est assez gentille. Ils vont se marier ; le journal local dira que c’était le coup de foudre (love at first sight), ils se sont aimés depuis le premier regard, sans préciser si la foudre est tombée sur la lingerie publicitaire d’Éva ou sur la voiture grand sport de Johnnie.
Peut-être, si les gens étaient véridiques et savaient de quoi ils parlent, pourrait-on entendre — peut-être au début de quelque civilisation encore à venir entendra –t-on en pareille circonstance des conversations sensiblement différentes, ar exemple :
— Je vous aime
— Pardon ?
— Je vous aime
- Excusez-moi ; je ne sais si je vous comprends bien. Exactement, de quoi s’agit-il ? En effet la question se pose. Que vous veut, chère Mademoiselle, ce jeune homme de bonne famille ? « Je vous aime » peut signifier, non seulement « la situation de votre papa me plaît », ou bien « profitons des allocations familiales », mais encore, par exemple : « J’aime votre beauté, elle est flatteuse pour moi-même », ou « elle est un peu sotte, donc, elle m’admirera », ou peut-être « voilà une femme plus forte que moi » ou encore « j’en ai assez de manger au restaurant ».
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu’il fait, 1987, p. 77-78.
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13/01/2016
Philippe Beck, Dans de la nature
61.
À Anne Morin
Que peut bien le :
« Qui suis-je pour demander
du paradis ici ? »
dans de la nature ?
La question a voyagé
et a de la sève isolée.
Question usée est un tesson
dans de l’usure.
Si elle est plaine criante
enrouée,
alors « Qui suis-je pour... ? »
est l’énergie satirique
qui aère les morceaux de bravoure,
les « Par ici ! » archaïques
dont je canalise les rivières
en pleine cité. Comme celui
qui empoignait grammaticalement
un frêle et gracile pipeau
et marchait sur du pétrole enterré.
« Qui suis-je pour... ? »
est roucoulement de tourterelle,
bête interdite et chantant ardemment.
Les tourterelles font et refont des Oh !
« Oh ! » est l’étiquette sur la Dame qui chante.
Philippe Beck, Dans de la nature, Flammarion,
2003, p. 73.
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12/01/2016
Apollinaire, Funérailles
Funérailles
Plantez un romarin
Et dansez sur la tombe
Car la morte est bien morte
C’est tard et la nuit tombe
Dors bien dors bien
C’est tard et la nuit tombe
Dansons dansons en rond
La morte a clos ses yeux
Que les dévots prient Dieu
Dors bien dors bien
Que les dévots prient Dieu
Cherchons des prie-dieu
La mort a fait sa ronde
Pour nous plus tard demain
Dors bien dors bien
Pour nous plus tard demain
Plantons un romarin
Et dansons sur la tombe
La mort n’en dira rien
Dors bien dors bien
La mort n’en dira rien
Priez les dévots mornes
Nous dansons sur les tombes
La mort n’en saura rien
Dors bien dors bien
Guillaume Apollinaire, Pèmes divers, dans
Œuvres poétiques, Pléiade / Gallimard,
1965, p. 575.
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11/01/2016
Danielle Collobert (1940-1978), Survie
balancé au chaos sans armure
survivra ou non résistance aux coups la durée longue de
[vie
je parti l’exploration du gouffre
tâtonnant contre jour
déjà menottes aux mains les stigmates aux poignets
aux pieds les fers les chaînes
la distance d’un pas l’unité de mesure
je raclant mon sol avec ça
traîne le bruit dans l’espace
en premier sur la bande son du prométhée
le vautour dans la gorge
à coups au sang rabattu sans fin vers le silence
au milieu du front le plat désert futur
derrière caché peut-être le corps à s’agglomérer
Danielle Collobert, Survie, Orange Export Ltd, 1978,
repris dans Change, n° 38, octobre 1979, repris dans
Œuvres, I, P.O.L, 2004.
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10/01/2016
Agnès Rouzier, À haute voix, dans Change
Tout vouloir dire et ne pouvoir rien dire, quand on dit. Cette distance invincible qui fait effectivement que la parole ne serait valable que si elle pouvait être, en même temps, une forme de fête. Parce que quand on écrit, elle est fête, ou faite pour la fête, très exactement, oui, faite pour la fête. Mais la fête n’arrive jamais. Alors l’écriture est silence, et c’est dans cet intervalle : être faite pour la fête et ne devenir que silence, qu’il faut la situer, comme si dans cet intervalle le silence devenait : une fête, une sorte de fête, une fête, difficile de trouver le mot : ce n’est pas défaillant, ce n’est pas triste, une fête à part, une autre fête, une fête qui est redoublement du silence, peut-être que le silence, alors, devient quelque chose d’insolent, je ne sais pas. Je ne comprends pas bien. Je crois qu’il serait très important de définir, de chercher à comprendre ce que peut contenir cette forme de silence, ce qui le rend possible, ce qui rend cette parole-silence possible.
Agnès Rouzier, ‘’À haute voix’’, Change, ‘’La machine à conter’’, n° 38, octobre 1979, p. 75.
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09/01/2016
Eugène Savitzkaya, Nouba
[...]
y a-t-il quelqu’un
à côté d emoi ?
qui partagera ma couche ?
où serai-je demain ?
demain sera-t-il ?
serai-je demain ?
où demain sera-t-il ?
qu’en sera-t-il demain ?
de qui sont ces os ?
qui tient à ses os ?
où serons-nous demain ?
qui boit mon sang ?
ai-je du sang ?
que dit le sang ?
qui saigne ?
à quelle heure saigne-t-on ?
saigne-t-on à sa guise ?
où est mon mari ?
mon mari est-il ?
est-il mon mari ?
qui est contre mon cœur ?
contre qui est mon cœur ?
qui contient mon cœur ?
que contient mon cœur ?
où est ma fiancée ?
qui est ma fiancée ?
ai-je une fiancée ?
on se fiance ?
qui se fiance ?
se fiance-t-on ?
fiance-t-on ?
comment faire ?
on nous flétrit ?
nous flétrit-on ?
qui est au timon ?
qui nous émascule ?
qui est l’homme ?
qui est la femme ?
quel temps fait-il ?
fait-il du temps ?
du temps se fait-il ?
comment se fait le temps ?
où se fait-il ?
[...]
Eugène Savitzkaya, Nouba, Yellow Now
(Crisnée, Belgique), 2007, np.
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08/01/2016
Rachel Blau Duplessis, Brouillons — traduction Auxeméry
Brouillon 89 : Interrogatoire.
Tout cela, pourquoi en as-tu été touchée à ce point ?
La soif, d’aller ici, là, partout.
Et où va-t-on quand on part de là ?
Il n’était pas prévu que ce soit une impasse.
Es-tu prête ?
Jamais de ma vie.
Déclares-tu ici bien être l’auteur des termes que tu employais ?
Non, il y avait quelque chose qui dépassait l’idée d’auteur.
As-tu eu plaisir à déposer ?
C’est devenu une condition de mon travail.
En réponse à quoi, exactement ?
À deux mots, un de ses poèmes, jadis, ‘’cendres froides’’.
C’est arrivé quand ?
À moment donné, il y a longtemps, mais encore en ce moment.
En es-tu vraiment à ce point de désespoir ?
Dépend des fois, et d’où. Oui et non.
De quelle sorte de confession s’agit-il ?
Je ne fais pas de confession, j’expose seulement des faits.
Naïveté de ta part, non ?
Ça oui, je peux l’avouer.
Où en as-tu entendu parler ?
Sur la toile, dans l’air du temps, ici ou là.
Tu es à l’écoute, mais comme de façon surnaturelle.
Elle, quand je l’ai entendu en parler, c’est comme si moi, j’en avais parlé.
La déclaration que tu as faite était donc exacte ?
Je ne sais pas ; c’est une déclaration venue d’ici ou là
Il y a trop de vague dans tout ça : ici ou là, jadis ou maintenant.
Je ne fais que donner les réponses, c’est toi qui poses les questions.
Mais ton opinion réelle, elle ne peut pas se résumer à ça.
Je ne veux pas renoncer à la poésie —
Et elle, elle n’a perdu tout espoir en l’écriture...
mais moi, c’est tous les jours que la poésie m’exaspère.
Pourquoi dis-tu ça ? C’est faire du sentiment, apparemment.
Adéquation entre langue telle que produite, et telle que reçue.
Peut-on savoir ce qu’on risque de trouver là, finalement ?
Quelqu’un d’entortillé dans un auto-interrogatoire.
[...]
Rachel Blaud Duplessis, Brouillons, traduit par Auxeméry
avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 217-218.
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07/01/2016
Gustave Courbet : pourquoi refuser la Légion d'honneur
au ministre des Beaux-Arts
[...]
Mes opinions de citoyen s’opposent à ce que j’accepte une distinction qui relève essentiellement de l’ordre monarchique. Cette décoration de la Légion d’honneur, que vous avez stipulée en mon absence et pour moi, mes principes la repoussent. En aucun temps, en aucun cas, pour aucune raison, je ne l’aurais acceptée. Bien moins le ferai-je aujourd’hui que les trahisons se multiplient de toutes parts, et que la conscience humaine s’attriste de tant de palinodies intéressées. L’honneur n’est ni dans un titre, ni dans un ruban : il est dans les actes et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. Je m’honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie : si je les désertais, je quitterais l’honneur pour en prendre le signe.
Mon sentiment d’artiste ne s’oppose pas moins à ce que j’accepte une récompense qui m’est octroyée par la main de l’État. L’État est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le droit public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l’artiste, qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art, qu’elle enferme dans des convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité. La sagesse pour lui est de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissés libres, il aura rempli vis-à-vis de nous tous ses devoirs.
Souffrez donc, Monsieur le Ministre, que je décline l’honneur que vous avez cru me faire. J’ai cinquante ans , et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence libre ; quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi : « Celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté ! »
Gustave Courbet, Lettre du 23 juin 1870 au Ministre des Beaux-Arts.
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06/01/2016
Olivier Domerg, Le temps fait rage
© Brigitte Pallagi
pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant
nous. pont de l’Anchois, un matin d’avril. léger voile malgré
grand soleil, soleil et beau temps. léger voile peut-être du fait
de la petite rivière, là, derrière, en contrebas. tout indique
que ce sentier conduit au refuge qui porte son nom. le plein
d’oiseaux dans les vallons boisés, repousses vert tendre,
crissement des chaussures de marche dans le désert du
sentier. pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est
devant nous. je n’ai jamais fini, disait-il, jamais, jamais. elle
est nue, presque unicolore. c’est davantage un éclat lumineux
qu’une couleur. ici, et sur une centaine de mètres, le vacarme
de l’eau domine, prend le dessus sur le ronflement des
voitures qui passent de temps à autre sur la départementale.
petite gorge arborée, cascades, eau claire, remontée de son
amplifié par la caisse de résonance du vallon. pied de la
montagne comme pied du mur ; pareil pour l’écriture. on
entend des rossignols, mais pas que des quantités.
Olivier Domerg, Le temps fait rage, Le bleu du ciel, 2015, p. 25.
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05/01/2016
Pascal Quignard, Princesse Vieille Reine
[...] Le vendredi 17 septembre 1808, le père de George Sand se rendit de Nohant à La Châtre afin de faire un quatuor chez les Duverret.
Il y dîna, tint parfaitement sa partie de violon, les quitta à onze heures.
Le cheval, qui avait pris le galop en quittant le pont, heurta dans l’obscurité un déblai de pierres, manqua rouler, se releva avec une telle violence qu’il projeta son cavalier derrière lui, à dix pieds de là.
Les vertèbres du cou furent brisées. Le père de George Sand avait trente et un ans. On le plaça sur une table d’auberge. On transporta le mort sur sa table, avec une lanterne sourde tenue devant lui, afin de voir dans l’obscurité, jusqu’à Nohant. On réveilla l’enfant de quatre ans, qui était en train de dormir, et on lui dit que son père était mort en revenant de faire du violon.
Orpheline de père, enfant d’une servante méprisée et à demi-folle, petite-fille d’une vieille dame aristocratique et malade (princesse de songe, riche comme Crésus, habillée comme l’as de pique, triste à étouffer, excellent musicienne). Aurore, quand elle fut adolescente, au désespoir d’avoir été arrachée à la paix du couvent où elle était heureuse, tout à coup, « vingt pieds d’eau dans l’Indre » l’attirent.
Pascal Quignard, Princesse Vieille Reine, Galilée, 2015, p. 51-53.
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04/01/2016
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein
[...]
Alain Veinstein
Quelle a été la fonction des carnets par rapport à l’écriture des poèmes, et des livres. Vous insistiez sur le travail, tout à l’heure : précisément, on retrouve dans les livres des phrases des carnets soumises à un processus de travail.
André du Bouchet
Dans les vrais livres, dans ce qui a pris forme de poème, il y a un travail d’élaboration qui, chaque fois, m’a obligé à sortir du carnet. Il y a un point de cristallisation et de travail sur des mots sortis du carnet qui fait que ce qui est un poème a un commencement et un point final. Lequel constitue généralement une difficulté pour le lecteur Quand on interrompt, on prend congé de ce que l’on a écrit, c’est une rupture, et une rupture appelle un commencement, qui vous engage bien davantage qu’une succession de notes courant indéfiniment. La fin d’un poème vous renvoie en sens inverse au commencement. Pour commencer, comme pour finir, il faut s’engager. Je pense que dans ce qui fait un poème, il y a une difficulté absente d’un livre de notes. Le livre de notes paraît beaucoup plus facile. On prend quelque chose qui est en cours. Peut-être que le lecteur est libéré de la décision qu’il devrait prendre, comme moi-même, au fond, j’ai été libéré de la responsabilité de ce livre, assumée à l’origine par quelqu’un d’autre que moi.
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Atelier contemporain / Institut National de l’Audiovisuel, 2016, p. 78.
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