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08/02/2016

Anna Akhmatova, Requiem

 

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                           Épilogue

                          I

 

J’ai appris comment se défont les visages,

Comment, sous les paupières, la peur guette,

Comment la souffrance transforme les joues

En dures tablettes gravées de signes cunéiformes,

Comment les boucles noires ou cendrées

Soudain deviennent d’argent,

Comment le sourire se fane sur les lèvres dociles,

Comment dans un petit rire tremble la peur.

Et je ne prie pas seulement pour moi,

Mais pour toutes celles qui étaient avec moi

Dans les grands froids et dans la canicule

Au pied du mur rouge, aveugle.

 

Automne 1939

 

Anna Akhmatova, Requiem, dans L’églantier fleuri et

autres poèmes, traduits par Marion Graf et José-Flore

Tappy, La Dogana, Genève, 2010, p. 221.

07/02/2016

Ghérasim Luca, L'extrême-occidentale

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                                                                                    Le rideau

 

   Le rideau se lève sur une porte-fenêtre derrière lequel un autre rideau dérobe probablement une pièce habitée. Un vent léger agite ce dernier. On dirait que les premiers plis qui s’y ondulent abritent déjà une lèvre, une cheville, un doigt qui s’enfuit. À mi-chemin entre silhouette et ombre fuyante, c’est toute une émeute d’ébauches, de bouches et de formes à peine présentes qui s’élance à leur suite.

   Comme je l’avais dit, le rideau donne probablement sur une pièce habitée qui, si c’en est une, contient un lit dont le lit du vent agite sans cesse le rideau qui, lui, cache le lit d’une rivière où hommes et femmes nagent, entre deux étreintes, vers les sources mêmes de leur amour.

[...]

 

Ghérasim Luca, L’extrême-occidentale, Corti, 2013, p. 27.

05/02/2016

Philippe Beck, Chants populaires

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Cendres

 

Fille Unique spécialise

des cendres.

Ou fille isolée.

Hiver met un manteau sur tout,

et printemps enlève le manteau

de tout, et notamment des tombes.

La glace-manteau.

Tombes sont des pétales dans quel vent ?

Printemps enlève texte d’eau et de nuit.

 

(Aujourd’hui = époque des cendres

dans le printemps habituel

ou Température.

Elle grise les possibilités du soleil.

Et les pièces dessous.)

 

Père fait une fin à nouveau.

Nouveau Lit fait deux filles,

ou Filles suivantes —

avec un cœur noir.

Fille Première est l’adversaire.

Fille de Lit Premier.

Elle quitte le salon étoilé.

Tablier gris remplace le ciel.

Père accepte.

Première courbe la tête.

Elle fait les travaux.

Sépare les restes du feu.

Elle a un lit de sable gris.

Elle dort dans le centre sévère,

avant un élan d’oiseaux.

Cendrillon est cloche de cendre.

Enfant du centre gris.

Et de chaufferie.

Elle garde aussi la veilleuse.

Avant l’huile de pierre.

Sœurs supplémentaires

ont le précieux.

Cendrillon tient une branche

sur la tombe de Mère,

arrosée par larmes nouvelles.

D’où l’arbre à l’oiseau blanc.

L’oiseau qui réalise.

Les oiseaux sous un ciel

piquent et repiquent

dans la cendre.

Occasionnels chercheurs

des restes du feu.

Ils font une tempête d’huile ?

Et l’oiseau blanc apporte

robe d’or et d’argent

+ souliers de soie et de gris.

Au retour d’un bal, Belle Habillée

donne habit de soleil à l’oiseau blanc.

Ou Oiseau Blanc.

Elle habite un cœur la nuit.

Provisoirement ?

Elle occupe le jour filmé

normalement.

Danseur Élevé dit

« C’est elle ».

Cendrillon danse.

Cloche peut danser.

Puis elle oublie un soulier.

L’escalier du bal sur terre

a comme un mouchoir blanc.

Et colombes commentent

par des roucou-oucou

la vie de filles supplémentaires.

Elles veulent entrer le pied

dans le soulier oublié.

Oiseaux du Calme sous un ciel

aveuglent les sœurs

au mariage d’une fille des cendres.

Elle a dansé habillée.

Cendre est poudre de verre ou peau ?

 (D’après « Cendrillon »)

 

Philippe Beck, Chants populaires, Flammarion,

2007, p. 35-37.

04/02/2016

William Burroughs, Le festin nu

 

                                                                           

                                          BXXIWILLIAMFOTO2_vignette_544_544_20150430130525_20150430132037.jpg

                                                                           La viande noire

 

[...] Le Matelot partit en flânant sur la Plaza. Un gamin vint lui plaquer un journal sous le nez pour masquer le stylo qu’il lui glissait dans la main. Le Matelot poursuivit sa route de son pas glissant. Il cassa le corps du stylo comme une noix de ses gros doigts fibreux, et extirpa un cylindre de plomb. Il en coupa l’extrémité avec un petit canif à la lame recourbée. Une buée noirâtre s’échappa du tube, flottant dans l’air comme une fourrure en ébullition. Le visage du Matelot se dilua, sa bouche se fronça autour du cylindre, il aspira le duvet noire, les lèvres agitées de contractions ultra-soniques qui explosèrent en une flamme rose et silencieuse. Ses traits se cristallisèrent avec une netteté, une clarté insupportables — la marque rougie à blanc de la drogue brûlant la chair grise de millions de malades hurlant à la mort.

 

William Burroughs, Le festin nu, traduit de l’anglais par Éric Kahane, L’imaginaire / Gallimard, 1984 (1964), p. 65-66.

03/02/2016

Henri Thomas, Poésies : Un oiseau

 

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           Un oiseau

 

Un oiseau, l’œil du poète,

s’en empare promptement,

puis le lâche dans sa tête,

ivre, libre, éblouissant.

 

Qu’il chante, qu’il ponde, qu’il

picore, mélancolique,

d’invisibles grains de mil

dans les prés de la musique,

 

quand il regagne sa haie,

jamais cet oiseau n’oublie

les heures qu’il a passées

voltigeant dans la féérie

 

où les rochers nourrissaient

leurs enfants de diamant,

où chaque nuage ornait

d’une fleur le ciel dormant.

 

On trouvera l’oiseau mort

avant les froids de l’automne,

le plaisir était trop fort,

c’est la mort qui le couronne.

 

Henri Thomas, Poésies, Poésie /

Gallimard, 1970, p. 76-77.

31/01/2016

Pascal Quignard, Mourir de penser

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   L’origine de l’activité psychique intellectuelle se fait en solo. Elle est, comme la fantasmagorie qui poursuit dans le jour la rêvée, radicalement masturbatoire. Elle est de nature antiparentale autant qu’antiproductricve. C’est pourquoi l’intelligence devient antifamiliale. C’est pourquoi la pensée s’assume d emanière de plus en plus antisociale. Son interrogation s’étend de façon incontrôlable, sur un mode inapaisable. Elle s’arrache à la société orale, à la voix prescriptrice, à la sagesse, aux dieux, aux interdits, aux proverbes, aux oracles.

[...]

   Écrire est cet étrange parcours par lequel la masse continue de la langue, une fois rompue dans le silence, s’émiette sous forme de petits signes non liés et dont la provenance se découvre extraordinairement contingente au cours de l’histoire qui précède la naissance. Cet alphabet est déjà en ruine Par cette mutation chaque « sens » se décontextualise. Tout signal devenant signe perd son injonction tout en perdant le son dans le silence. Tout signe se décompose alors et devient littera morte, non coercitive, interprétable, transférable, transférentielle, transportable, ludique.

 Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2016, p. 217 et 218.

30/01/2016

Jean de Sponde (1557-1595), Les Amours

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Mon Dieu, que je voudrois que ma main fut oisive,

Que ma bouche et mes yeux reprissent leur devoir !

Escrire est peu : c’est plus de parler et de voir,

De ces deux œuvres l’une est morte et l’autre vive.

 

Quelque beau trait d’amour que notre main escrive,

Ce sont tesmoins muets qui n’on pas le pouvoir

Ni le semblable poix, que l’œil pourroit avoir

Et de nos vives voix la vertu plus naïve.

 

Mais quoy ? n’estoyent encor ces foibles estançons

Et ces fruits mi-rongez dont nous le nourrissons

L’Amour mourroit de faim et cherroit en ruine :

 

Escrivons, attendant de plus fermes plaisirs,

Et si le temps domine encor sur nos desirs,

Faisons que sur le temps la constance domine.

 

Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires, édition

Alan Boase, Droz, 1978, p. 54.

29/01/2016

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

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                   Nue au fauteuil

 

Au début le soir interdisait     bâillon jaune

D’ampoules bues sur tous objets     flore ou lingots

Froids, fret des livres, vêtus, l’air, l’aigu, l’écho

De la ruche nuit éclaboussant tes épaules

 

Au début tu ne fus que noire entrée arôme

De cheveux sur le cuir orange griffé chaud

Qu’yeux caressés, paisiblement arrêtés, rauque

Voix et que bras, bruns mais ouverts blancs à la paume

 

Parfums tu fus et recueillais mes yeux sur toi

Considérais ma bouche lente sur ton ventre

Bougeant un peu, la nuit de pavot sous tes doigts

 

Tu rassemblais les crins d’or de notre rencontre

Dans ton empire fait de beautés et d’alarmes

Du désir qui l’assure et du plaisir qui l’arme

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie, éditions Nous,

2015, p. 51.

 

28/01/2016

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval

 

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Je suis une jonchée de feuilles, qui dévale, tourbillonne, s’élève, retombe, s’arrête, s’élance à nouveau, se divise, se mêle à d’autres tas de feuilles, plus jeunes ou plus anciens, accueille un papier gras, une page de journal, un morceau de ficelle, se laisse acculer dans une impasse, rebrousse chemin, explose en gerbe folle sur une bouche d’aération, paie son écot à l’eau de la rigole, espère et trouve les jambes   nues d’un enfant, n’est aucune des feuilles pas plus qu’elle n’est le vent, elle est la danse, elle est dansée. Fugace impression de me disperser enfin, mais le corps résiste, le pavé, le mur, et même l’air et l’eau m’opposent leur matérialité, leur permanence obtuse.

 

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, Verdier, 2016, p. 47.© Photo Frédéric Bosc.

 

 

 

27/01/2016

Raymond Queneau, Fendre les flots

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         Bois flottés

 

Pour, auprès des eaux

stagnantes mais un peu soulevées

tendues par les marées,

ne pas briser les

branches au-dessus des canaux

assimilés il faut découvrir

lucidement quelque gravure

xylographie éventuelle

 

ordonner les traits du hasard

dominer les coupures

abraser après l’érosion

chercher enfin la forme éprouvée

 

objet abandonné à lui-même

statuette sans autre raison d’être que d’être

 

Raymond Queneau, Fendre les flots,

Gallimard, 1969, p. 54.

26/01/2016

Raymond Queneau, Battre la campagne

 

       

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L’instruction laïque et obligatoire

 

Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse

car le soleil se tient bien haut sur l’horizon

de longues heures à sillonner les sillons

avant que cette étoile à l’ouest ne disparaisse

 

Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse

ll s’arrête et se dit à quoi bon à quoi bon

j’aurais bien mieux fait de me casser le citron

pourquoi donc fallut-il que point ne m’instruisisse

 

Le semeur qui se meurt se trouve pris d’angoisse

il n’a plus de temps pour avoir de l’instruction

et savoir s’il eut raison de dire à quoi bon

 

Le semeur qui se meurt redevient philosophe

il reprend son chemin à travers les sillons

en distribuant son grain pour une autre moisson

 

Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,

1968, p. 173.

 

 

 

 

 

25/01/2016

Raymond Queneau, Courir les rues

 

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   Changement de régime

 

Entre haricots verts et pomm’frites

ah qu’il hésite ah qu’il hésite

il préfèrerait du boudin

non ! non ! gronde son médecin

 

les restaurateurs attristés

par les soucis d’obésité

regrettent les gouttes anciennes

les gouttes du temps de Carême

ou du grand roi Louis le Quatorzième

ou celles des films de Charles Chaplin

tarte à la crème tarte à la crème

Kléber Colombes guide Michelin

dans les romans naturalistes

on voyait des messieurs très tristes

se ravager leur estomac

en consommant chaque jour les plats

d’un bouillon éclairé au gaz

 

les moralistes actuels

ne veulent pas avoir pitié

de ceux qui s’obstinent à manger

 

Raymond Queneau, Courir les rues,

Gallimard, 1967, p. 77.

 

 

24/01/2016

Fernando Pessoa, Pour un ''Cancioneiro"

 

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On dit que je feins ou mens

Tout ce que j’écris. Mais non,

Moi, simplement, je sens tout

Avec l’imagination.

Je ne me sers pas du cœur.

 

Tout ce que je rêve ou éprouve,

Ce qui me manque ou m’accomplit,

est comme une terrasse

Sur autre chose encore.

C’est cette chose qui est belle.

 

C’est pourquoi j’écris au milieu

De ce qui n’est pas à côté,

Délivré de tous mes émois,

Sérieux de tout ce qui n’est pas.

Sentir ? C’est au lecteur de sentir !

 

Fernando Pessoa, Pour un ‘’Cancioneiro’’,

traduction Patrick Quillier, dans Œuvres

poétiques, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 176.

21/01/2016

Michel Leiris, À cor et à cri

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   Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas tout simplement à se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule... Mais dans quel vide intolérable m’abîmerais-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ? Littérairement me taire : je pourrais dire aussi bien « me terrer » voire « m’enterrer ».

 

Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.

20/01/2016

Germain Nouveau, Valentines

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                Amour

 

Je ne crains pas les coups du sort,

Je ne crains rien, ni les supplices,

Ni la dent du serpent qui mord,

Ni le poison dans les calices,

Ni les voleurs qui fuient le jour,

Ni les sbires ni leurs complices,

Si je suis avec mon Amour.

 

Je me ris du bras le plus fort,

Je me moque bien des malices,

De la haine en fleur qui se tord,

Plus caressante que les lices ;

Je pourrais faire mes délices

De la guerre au bruit du tambour,

De l’épée aux froids artifices,

Si je suis avec mon Amour.

 

Haine qui guette et chat qui dort

N’ont point pour moi de maléfices ;

Je regarde en face la mort,

Les malheurs, les maux, les sévices ;

Je braverais, étant sans vices,

Les rois, au milieu de leur cour,

Les chefs, au front de leurs milices,

Si je suis avec mon Amour.

 

                   Envoi

 

Blanche amie aux noirs cheveux lisses,

Nul dieu n’est assez puissant pour

Me dire : « Il faut que tu pâlisses »,

Si je suis avec mon Amour.

 

Germain Nouveau, Valentines, dans Lautréamont,

Germain Nouveau, Œuvres complètes, Pléiade /

Gallimard, 1970, p. 665.