25/12/2015
Christian Prigent, Joyeux Noël quand même
JOYEUX NOËL QUAND MÊME
Certes comm' d'hab en deux mil quinze
Re v'là papa Noël qui rince
Mais sans débouler sur son renne
Nous gaver le sabot d'étrennes
Vu que (primo) zéro flocon
Pour le traîneau (deuzio) que l'ont
Bloqué («Ausweis !») nos militaires
Avec les migrants aux frontières
Au motif que quoique pas noire
Sa barbe est grave ostentatoire
Et pas de crèche (non laïque !)
Aux gourbis de la République
Quant aux beaux pacsons sous rubans
On les a fait péter (pan ! pan !)
Des fois qu'on leur aurait caché
Dedans des bombes (pas glacées)
Christian Prigent, inédit
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24/12/2015
Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup
II La chasse du cerf
Maintenant que le jour dépenaillé se lève
Artémis celle qui est puissamment bâtie
Une vraie camionneuse un garçon manqué
Se retire toute ruisselante de sueurs
Dans la grotte où l’attendent ses nymphes et sa meute
Battez tambours et sonnez trompettes légères
En catimini héraclès enjuponné
Titubant de rêves et soucieux de sa gloire
Vient chercher le vieux solitaire encore chaud
Saisit ses pattes arrières et comme une brouette
Le pousse devant lui ah l’étrange attelage
Un dieu bravant toute pudeur avec une bête
Ensanglantée qui donc n’en rirait depuis
L’olympe jusqu’aux enfers où les morts ronronnent
*
Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup,
Gallimard, 2011, p. 25.
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23/12/2015
Jacques Prévert, Histoires
Et Dieu chassa Adam
Et Dieu chassa Adam à coups de canne à sucre
Et ce fut le premier rhum sur la terre
Et Adam et Ève trébuchèrent
dans les vignes du Seigneur
la sainte Trinité les traquait
mais ils s’obstinaient à chanter
d’une enfantine voix d’alphabet
Dieu et Dieu quatre
Dieu et Dieu quatre
Et la sainte Trinité pleurait
Sur le triangle isocèle et sacré
un biangle isopoivre brillait
et l’éclipsait.
Jacques Prévert, Histoires, Gallimard, 1963, p. 218
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21/12/2015
Georges Bataille, Poèmes
Insignifiance
J’endors
l’aiguille
de mon cœur
je pleure
un mot
que j’ai perdu
j’ouvre
le bord
d’une larme
où l’aube
morte
se tait.
Le petit jour
J’efface
le pas
j’efface
le mot
l’espace
et le souffle
manquent.
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Œuvres
littéraires posthumes, Gallimard,
1971, p. 28.
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20/12/2015
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope
là-bas
là-bas
surprenant pour un être
si petit
jolis narcisses
armée de mars
alors en marche
puis là
puis là
puis de là
narcisses
encore
mars alors
en marche encore
surprenant
encore
pour un être
si petit
Samuel Beckett, Peste soit de
l’horoscope et autres poèmes, traduction
Édith Fournier, éditions de Minuit,
2012, p. 37.
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19/12/2015
Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière
Elle regarde à nouveau le moulin, pense qu’il a encore vieilli, qu’elle ne lui connaît pas d’enfance, qu’il perd ses osselets en inventant des mots qui ne s’oublient jamais, qu’elle a mille ans d’absence sur tous les dictionnaires, que la vie n’est qu’un tour de passe-passe, que ses yeux s’habituent à la nuit, que dans ses mains à lui, même affaiblies, la lumière sera : toujours belle.
Rivière
ils ont bien vu
oui
en retrouvant le sol
qu’elle pouvait
se glisser
partout
qu’elle était
pour la terre
la source :
le langage
Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 74.
©Photo Chantal Tanet.
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18/12/2015
Reinhard Priessnitz (1945-1985), 44 poèmes, poésie complète
ballade sous la neige
si ma psyché me parle sans tain
la neige enverra balader
le ciel en éclats
l’artère de la nuit
se met en voix
ivre dans les joncs
ma psyché droite
se met en voix
coq et cocotte
s’il neige la parole
se fera-t-elle hiver
faucheur et faux
le cœur un flocon
le filet de sa vois sera-t-il
corde vocale gelée
sa glace une fleur
éclats de verre
pouls de la nuit
couverons-nous
coq blanc et blanche cocotte
tandis qu’il neige et neige
irons-nous balader
ma psyché pose
des questions qui glacent
dans un rêve qui tombe
schneelied
spricht mein spiegel sich blind
wind wandern der schneefall
die sherbe des himmels
die ader der nacht
spielt seine stimme
taumelnd im schilf
mein richtender spiegel
spielt seine stimme
henne und hahn
wird wenn es schneit
das sprechen ein winter
schnitter und sense
das herz eine flocke
wird seine stimme
ein frostiges band
sein eis eine blume
gläserne scherbe
pulsender nacht
werden wir brüten
weisser hahn weisser henne
unter schneefall und schneefall
werden wir wandern
mein sprechender spiegel
klirrende fragen
im fallenden traum
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes,
poésie complète, traduction Alain Jadot,
préface Christian Prigent, NOUS, 2015,
p. 77 et 76.
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16/12/2015
Emmanuèle Jawad, Faire le mur
Huit plans
double portrait, positif-négatif, diptyque
onirique, saisie d’un mur, dans le cadre, mains coupées aux poignets, retenues à l’arête du mur, superposées, en repos, dans la montée, se hissant, tête de dos, nuque courte, en plongée, autour, foule en ronde, circulation de couleurs vives, floues, mouvements arrêtés à la lisière de l’angle de vue, l’arête, un mur, point d’appui, d’où repose, s’attache, à considérer l’ancrage éphémère, l’assise des mains, en prise avec, terre crue, la foule dans la danse, un poste d’observation, à hauteur d’homme, un camp
[...]
Emmanuèle Jawad, Faire le mur, Lanskine, 2015, p. 53.
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15/12/2015
Hilda Doolittle, Pour l'amour de Freud
[...] Le choc réel que m’avait personnellement infligé la guerre de 1914-1919 n’avait pas une chance de guérir. Mes séances avec le Professeur [= Freud] étaient à peine commencées que déjà apparaissaient les signes avant-coureurs et les symboles de l’épreuve qui approchait. Et la chose que je voulais essentiellement combattre à découvert, la guerre, ses causes et effets, avec ses inévitables répercussions de dépressions nerveuses et de désordres neurologiques, fut réactivée en profondeur. Devant la tête de mort de la croix gammée marquée à la craie sur le trottoir et menant à la porte même du Professeur, je dois, en toute décence, calmer aussi bien que je puis ma phobie personnelle, et même avec le peu de pouvoir dont je pourrais disposer, lui ordonner, pour le temps présent en tout cas, de retourner dans sa caverne souterraine.
Là il grandit et mordit ses chaînes et se détacha seulement à la fin, quand les terreurs pleinement apocryphes du feu et du soufre, de la trombe et du déluge et de la tempête, du Jour biblique du Jugement et de la Dernière Trompette, cessèrent d’être des abstractions, de mortelles terreurs inconcevables, mais devinrent des choses qui arrivaient chaque jour, chaque nuit, et pendant un moment à chaque heure du jour et de la nuit, à moi-même et à mes amis, à tout le merveilleux comme à tout le terne et ordinaire peuple de Londres.
Hilda Doolittle, Pour l’amour de Freud, traduit de l’anglais par Nicole Casanova, préface d’Elisabeth Roudinesco, Des femmes, 2009, p. 140-141.
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14/12/2015
Louis Wolfson, Le Schizo et les langues
La mère de l’étudiant schizophrénique avait l’habitude de griffonner d’une grande écriture un petit nombre de mots sur toute une feuille de papier pour se souvenir de n’importe quoi et de la fixer ensuite pour qu’elle lui soit bien perceptible : par exemple, à un mur ou à une porte de placard ou d’armoire ; tout cela comme si elle ne pouvait guère se souvenir de rien, et même elle disait souvent, comme à part elle, qu’elle ne pouvait guère se souvenir de rien car son esprit était si rempli de troubles. Bien qu’elle dit cela d’habitude en yiddish, en employant pour troubles un mot emprunté à l’hébreu, son fils aliéné trouvait toujours agaçante cette déclaration sombre.
D’ailleurs, elle laissait des notes dans le vestibule avertissant n’importe qui de ne pas sonner (car elle serait sortie entre telle et telle heure), comme si elle ne voulait pas qu’on dérangeât son fils schizophrénique, seul à la maison, ou comme si elle craignait qu’il n’ouvrît la porte d’entrée, ce que, du reste, il ne ferait guère, ayant entre autres choses, une telle répugnance à l’idiome de la plupart de ses concitoyens. Ou elle utiliserait, presque en entier, une feuille de papier pour écrire un seul numéro de téléphone.
Par conséquent, elle achetait fréquemment des blocs de papier, mais pas assez fréquemment selon son fils schizophrénique. Étant de retour après avoir acheté au coin un nouveau bloc, elle ne prenait le plus souvent qu’une moitié pour elle-même et alors, en bonne mère, elle en offrait à son fils l’autre moitié, la plus forte, quoiqu’en lui demandant en anglais et d’une voix haute et perçante : « Veux-tu un bloc de papier ? » Il pensait, il se sentait à peu près certain qu’elle eût très bien su qu’il se fâcherait presque à coup sûr à cause de cette question si elle était posée en anglais ; et de plus, sa voix semblait au jeune homme aliéné exprimer un quelque chose de taquinant, ce qui ajoutait beaucoup à la détresse causée à lui par cette question.
Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, préface de Gilles Deleuze, Bibliothèque de l’inconscient, Gallimard, 1970, p. 164-165.
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13/12/2015
Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)
sonnet 183
identité
n’avoir pas une identité de nom, mais d’adverbe
en appendice à chacun de mes pas
à propos de façades et d’herbe
dans une rue qui ne se définit pas
un autour-monde de ciel sans réserve
propulse vers l’avant les journées
arrêts-nuits non dénombrés
modèle fait de variables sans termes
que serait un cela qui bouge un cela qui blanc
le support de la mêmeté d’un continuant
qui serait le vecteur d’un change impersistant
et serait cela blanc un cela noir noir éteint
serait cela bougé d’un immuable plein
cela ?
Jacques Roubaud, C et autre poésie, éditions NOUS,
2015, p. 334.
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12/12/2015
John Ashbery, Vague
Tu l’as dit, petit
Comme tu es courageux ! Parfois. Et l’injonction
Demeure, mur blanc tout simple. Encore un affaire en cours.
Mais n’est-ce pas là précisément la nature des affaires, dit
quelqu’un d’autre, l’air dégagé.
Tu ne peux pas tout laisser en plan au beau milieu, et puis filer.
Et si tu y prêtais incessamment l’oreille, jusqu’à
Ce qu’elle s’intègre à ton âme, corps étranger bien à sa place ?
Je te demande si souvent de réfléchir à la rupture que tu es en train
D’accomplir, cette révolution. Le temps se drape encore, pourtant,
Sur tes épaules. Le bulletin météo
N’a pas parlé de pluie, mais tu as le cul qui baigne dedans, alors ?
Trouve-toi d’autres prévisions. Celles-ci sont bonnes à jeter.
Les journaux d’hier, et ceux des semaines précédentes couvrent
Le temps écoulé, de plus en plus lointain, dans un ordre quasi parfait.
Ça ne sert
Qu’à te couper la parole. Le passé ne sert à rien d’autre.
Jusqu’au moment où, ton auto sortant brutalement d’une route
Pour tomber dans un champ, tu demeures assis à évoquer les heures.
C’était pour cela le baratin, les mensonges
Que nos murmures répétaient jusqu’à leur donner un parfum de vérité ?
Mais maintenant, comme quand on mord une monnaie dévaluée,
ils se font possessions
Alors que montent les étoiles. Et la ridicule machine
Continue à égrener ses slogans : « Encore bourré... », « de chez nous
À chez toi... » « On les a portés un certain temps, ils faisaient partie de
nous »
Chaque jour semble imbu de lui-même, il n’est pourtant
Fait que de quelques haricots colorés et d’un peu de paille sur la terre
battue
Dans le rai de lumière où danse la poussière. Il y a eu de la place, c’est vrai ;
Et c’est toi qui l’a ménagée en t’en allant. Quelque part, quelqu’un
Écoute ton rire, l’avale comme un verre d’eau fraîche,
Ni heureux, ni horrifié. Et cette posture, ce poteau fiché là, c’est toi.
John Ashbery, Vague, Traduit de l’américain par Marc Chénetier,
Joca Seria, 2015, p. 44-45.
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11/12/2015
Jacques Josse, Au célibataire retour des champs
novembre, décembre,
debout sur la pas de la porte,
scrute le ciel bas,
tire sur la laisse du passé,
entend rire ses morts
(ils sont dans le ruisseau d’à-côté
et descendent à la rivière),
regarde le rideau des pluies
qui dilue la clarté
et ramène l’horizon
à hauteur des talus.
(22.12.2013)
Jacques Josse, Au célibataire retour des
champs, le phare du cousseix, 2015, p. 8.
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10/12/2015
Daniil Harms, Le Samovar
Les chats
Un jour, d’un joyeux pas,
Je revenais chez moi.
Soudain, je vois des chats,
Qui m’tournent le dos, ma foi.
Je crie : hé-ho, les chats !
Ne restez pas comme ça,
Suivez-moi de ce pas,
Je vous amène chez moi.
Suivez-moi donc, les chats,
Je vais vous mitonner
De suite un fameux plat,
Il y aura du soufflé.
Mais non ! répondent les chats,
On préfère rester là !
Les voilà donc assis,
Aucun ne m’a suivi.
Daniil Harms, Le Samovar, édition bilingue,
traduit du russe par Eva Antonnikov, Héros
Limite, 2015, p. 31.
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09/12/2015
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
La poésie
c'est refuser la vie — partie par partie —
pour l'accepter tout entière —
que l'image se pulvérise et devienne dérisoire.
La banalité poétique se résorbe aussi bien que l'autre, seulement il faut l'avoir éprouvée, jusque dans la trame — ce qui n'est pas facile
*
Le poète est celui qui, dormant et sachant qu'il dort,
ne se réveille pas —
*
le poème sort avec sa lie
hors de sa gangue d'angoisse
et de toute la boue qui le charrie
*
la poésie, c'est cette exaspération des facultés critiques,
de cette faculté critique qui ne mord pas sur la matière
il y a cette révélation de l'insipide
— de cette clarté
qui court en avant d'elle-même
ce qu'il y a de plus éclatant, de plus exotique, est comme la préfiguration de sa banalité
qui n'est suscité que pour être incinéré
l'image n'est que l'indication de sa course, de sa rapidité.
Nous sommes — heureusement — en retard sur cette banalité.
Notre vie, notre poids, notre étonnement, notre lenteur — notre admiration.
on a touché l'essence de la poésie, quand on sent passer ce souffle incolore, ce souffle
le vent dont nous sommes affublés
le feu, c'est cet immense retard sur la banalité —
l'image n'est suscitée que pour être incinérée.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 249, 252, 253, 254-55.
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