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28/05/2013

Romain Fustier, Mon contre toi

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tempête de sable dans la rue. le désert avance. la grande dune enveloppe le carrefour. recouvre les feux tricolores. ensablant les immeubles. dévorant les platanes. la dune progresse à l'assaut du quartier. main chaude sur le ventre de l'avenue. poussée par la respiration du vent. tempête de deux corps. immeubles et platanes allongés sous le sable. clignotement étouffé des feux tricolores. le carrefour a cédé. les doigts passent sur la peau de l'avenue. dune caressante poussée par le vent. la tempête de sable s'abat sur la ville. enveloppe le quartier dans ses bras aux muscles chauds. vent soufflant entre les corps. la grande dune avance et passe sur nos torses enlacés.

 

je te serre à la manière d'un chêne dont mes bras ne font pas le tour. à la manière d'un chêne dans le site vallonné de mon ventre. t'enveloppant comme j'envelopperais une forêt dit-elle. mon homme issu de semis. mon peuplement d'arbres sur la surface déterminée de mon corps. ma route de mon torse où je me promène. empruntant le sentier qui te contourne. contourne l'étang de tes cuisses. la fontaine de ton sexe où des jeunes filles lancent des pièces je m'aventure au bord du ravin de tes reins. mon bois de chêne naviguant sur des mers démontées. mon homme à coque de bateau sous les clartés changeantes dans lesquelles je me baigne. nue dans une villa gallo-romaine. un lit sous la feuillée où s'allongent les biches qui traversent mon corps.

 

 

Romain Fustier, Mon contre toi, collection Éros / Thanatos, éditions de l'Atlantique, 2012, p. 9 et 33.

27/05/2013

Jean de Sponde, Les Amours

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   Les vents grondoyent en l'air, les plus sombres nuages

Nous desroboyent le jour pesle mesle entassez,

Les abismes d'enfer estoyent au ciel poussez,

La mer s'enfloit de montz, et le monde d'orages :

 

   Quand je vy qu'un oyseau delaissant nos rivages

S'envole au beau milieu de ses flots courroucez,

Y pose de son nid les festus ramassez

Et rappaise soudain ses escumeuses rages.

 

   L'amour m'en fit autant, et comme un Alcion,

L'autre jour se logea dedans ma passion

Et combla de bon-heur mon âme infortunée.

 

   Après le trouble, en fin, il me donna la paix :

Mais le calme de mer n'est qu'une fois l'année,

Et celuy de mon âme y sera pour jamais.


Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires, suivis

d'écrits apologétiques avec des Juvénilia édités avec une

introduction et des notes par Alan Boas, Genève, Droz,

1978, p. 74.

 

26/05/2013

Paul Éluard, Cours naturel

Paul Éluard, Cours naturel, passion, amour, jeunesse, femme, nudité

                         Passionnément

 

                    I

 

J'ai vraiment voulu tout changer

 

Sur l'herbe du ciel dans la rue

Parmi les linges des maisons

Partout

Elle jouait comme on se noie

Puis elle  restait immobile

Pour que je referme sur elle

Les lourdes portes de l'impossible.

 

                    II

 

Le rire après jouer ayant mis à la voile

La table fut un papillon qui s'échappa.

 

                    III                  

 

Elle déchira sa robe

Elle embrassa

Une toilette neuve et nue.

 

                     IV

 

Dans les caves de l'automne

Elle fut tour à tour

La fleur neigeuse de la foudre

Et le charbon.

 

                    V

 

Dans la ville la maison

Et dans la maison de terre

Et sur la terre une femme

Enfant miroir œil eau et feu.

 

                    VI

 

Sa jeunesse lui donnait

Le pouvoir de vivre seule

Je n'ai pas su limiter

Mon cœur à sa seule poitrine.

 

                    VII

 

Rien que ce doux petit visage

Rien que ce doux petit oiseau

Sur la jetée lointaine où les enfants faiblissent

 

À la sortie de l'hiver

Quand les nuages commencent à brûler

Comme toujours

Quand l'air frais se colore

 

Rien que cette jeunesse qui fuit devant la vie.

 

Paul Éluard, Cours naturel [1938], dans Œuvres complètes I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 803-804.

25/05/2013

Pierre Bergounioux, Univers préférables

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   La classification habituelle des récits ne couvre pas, loin s'en faut, l'extension du genre. À côté des formes élaborées, pourvues d'un titre, imprimées, des simples histoires qu'on échange et qu'on oublie, prolifèrent des textes muets, sans destinataire, ignorés du narrateur lui-même Eux aussi, pourtant, postulent des mondes. On peut ne s'être jamais su l'auteur de cette prose sourde. il arrive qu'un mot qu'on dit ou qu'on entend, un lieu où l'on revient, plus tard, agissent comme des catalyseurs, révèlent après couple grouillement de textes embryonnaires qui visaient à résoudre les énigmes, à conjurer les périls dont on se sentait environné.

   On ne les avait pas à proprement parler oubliés. On n'en jamais eu conscience. On était trop occupé à recenser des emplacements viables, des moments préservés, une activité acceptable, pour songer qu'on échafaudait, à cet effet, des récits. Certains reçurent un caractère d'avancement poussé. D'autres n'ont guère dépassé le stade larvaire, mots épars sur le silence, bouts de phrase sans suite, comme brisées de s'être heurtées à la muraille sans prise ni faille de la réalité. Certains étaient tournés vers d'autres récits, implicites ou sonores, dressés contre des idées hypothétiques ou avérées mais capables, toutes, d'adultérer profondément notre être, de nous l'aliéner.

 

Pierre Bergounioux, Univers préférables, dessins de Philippe Ségéral,

Fata Morgana, 2003, p. 7-8.

© Photo Tristan Hordé

24/05/2013

Jacques Rigaut, Roman d'un jeune homme pauvre

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   Roman d'un jeune homme pauvre

 

   On n'a fait tant de place à l'amour que parce qu'il dépassait en utilité le reste des choses. À mesure que l'argent se fait plus nécessaire, plus exigeant, il devient plus admirable, plus aimable, comme l'amour. — On pourra soutenir le contraire avec autant de bonheur. — Je supporte plus facilement ma misère dès que je songe qu'il y a des gens qui sont riches. L'argent des autres m'aide à vivre, mais pas seulement comme on suppose. Chaque Rolls-Royce que je rencontre prolonge ma vie d'un quart d'heure. Plutôt que de saluer des corbillards, les gens feraient mieux de saluer les Rolls-Royce.

   Penser est une besogne de pauvres, une misérable revanche. Quand je suis seul, je ne pense pas. Je ne pense que quand on m'y force ; les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu'il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c'est-à-dire à décider de me tuer, ce qui revient au même. Il n'y a pas trente-six façons de penser ; penser, c'est considérer la mort et prendre une décision. — Autrement, je dors. Éloge du sommeil ! pas seulement le magnifique mystère de chaque nuit, mais l'imprévoyante torpeur. Mes compagnons de sommeil, c'est près de vous que j'imagine une existence satisfaisante Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance, armés de tubes de Crookes et de syllogismes, — les chercheurs de sommeil.

 [...]


Jacques Rigaut, dans Arthur Cravan, J. R., Jacques Vaché, Trois suicidés de la société, 10/18, 1974, p. 205-206.

 

 

23/05/2013

Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929)

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 Le titre rend compte du fait que le texte, jamais publié du vivant de Mandelstam, était son quatrième écrit en prose après Le Bruit du temps, Le Timbre égyptien et un volume d'essais ; Nadejda, son épouse à qui il l'avait dicté en 1929, le mit au net en 1940 à partir de deux manuscrits. "Autres textes" regroupe de courts récits et des pages sur ses séjours au Caucase et en Crimée entre 1922 et 1927, avec en ouverture une brève réponse à une enquête, faite par une revue en 1928, sur "L'écrivain soviétique et la révolution d'octobre" : elle donne la position de Mandelstam vis-à-vis de ce que demande alors le pouvoir politique. Le poète refuse sans équivoque d'être un écrivain fonctionnaire, en rejetant la question posée : « S'interroger sur ce que l'écrivain doit être est une question que je ne comprends absolument pas. » S'il y a une exigence, elle est de former les lecteurs, en premier lieu à l'école, et pour ce qui est de l'écrivain, il ne l'est qu'à l'écart du pouvoir. Cette position, qu'il développe dans La Quatrième prose, lui vaudra de perdre ses moyens de vivre et de mourir dans un des camps soviétiques.

   La Quatrième prose est un écrit de circonstance, et l'on apprécie la force de son contenu grâce aux notes précises de Jean-Claude Schneider. Une maison d'édition, après avoir sollicité Mandelstam pour améliorer une traduction de Till Eulenspiegel, publie le volume en ne mentionnant que son nom pour la traduction ; malgré le rectificatif de l'éditeur, les critiques se déchaînent, notamment un certain Cornfeld, et crient au plagiat. Les explications de Mandelstam ne servent à rien et il finira par être exclu de l'Union des écrivains. Les seize séquences de La Quatrième prose reflètent la violence des attaques  que subit le poète, mais aussi son talent de critique et la clarté de ses engagements.

   Ce que Mandelstam ne peut accepter, c'est la soumission qui conduit à abandonner toute création : ce n'est qu'avec la liberté intérieure que l'expression peut naître, et ce qui s'écrit alors pourrait, éventuellement, servir à la nouvelle société si les dirigeants comprenaient que la transformation des esprits exige la liberté de penser. Les choix du pouvoir politique sont tout autres et il attend que l'écrivain « griffonne des dénonciations, tape sur ceux qui sont déjà à terre, exige l'exécution des détenus ».  Mandelstam ajoute : « la littérature partout et où qu'elle intervienne, n'a qu'une seule mission ; aider les autorités à maintenir les soldats dans l'obéissance, les juges à éliminer sommairement les accusés ». Il partage les publications entre celles « permises et celles écrites sans autorisation. Les premières, c'est de l'ordure, les autres, de l'air volé ». Quant à ceux qui acceptent de glorifier le régime, il multiplie les qualifications péjoratives pour les définir, ces "judas" vivant dans leurs « vomissures » et, s'opposant à eux, il met en avant « la noble appellation de juif dont [il] s'enorgueilli[t] ».

   La situation des écrivains était d'autant plus précaire que, du jour au lendemain, il leur devenait impossible de publier leur travail et qu'ils étaient réduits à des tâches alimentaires loin de leurs préoccupations ; ce fut le cas pour Mandelstam comme pour son presque contemporain Daniil Harms, d'abord exilé, puis gagnant son pain en écrivant des livres pour enfants. La méfiance des bolcheviques, dès le début des années 1920, s'est progressivement accrue avec Trostky (Littérature et révolution, en 1924, condamne le poète Andréï Biély), puis avec la prise de pouvoir par Staline en 1927. Plutôt éloigné des bolcheviques, Mandelstam n'est pas du tout du côté de la bourgeoisie, dont il critique le comportement avec ironie dans La Quatrième prose : « Une question m'a toujours intéressé : où le bourgeois va-t-il pêcher son air dégoûté et son prétendu sens des convenances ? Cette aptitude à savoir ce qu'il convient de faire, c'est évidemment ce qui apparente le bourgeois à l'animal. » Par ailleurs, dans un de ses brefs récits, il qualifie de « bourgeois ignorant » le socialiste belge Vandervelde venu s'extasier sur la nouvelle société.

   Il y a dans les récits et les relations de voyage une grande vivacité des notations, un art du portrait, un goût de l'observation et, toujours, le plaisir répété de vivre dans la ville, telle quelle, avec sa pauvreté — « Il n'aime pas la ville, celui qui n'en apprécie pas les guenilles, les lieux modestes, pitoyables, qui ne s'est pas essoufflé sur ses escaliers de service ». Il y a aussi la littérature russe, présente par une allusion ou la citation d'un vers, les auteurs français (Villon, Flaubert ou les ïambes d'Auguste Barbier) et, constamment, une écoute attentive des manières de parler, ici des expressions entendues à Kiev, là de la langue du bazar qui, « pareille à une petite bête carnassière, fait étinceler l'éclat de ses petites dents blanches. »

Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 2013, 168  p.

Article paru sur Sitaudis.fr


* La Quatrième prose a été par ailleurs traduite par André Markowicz (Christian Bourgois, 1993, puis collection "Titres", 2006).

 

 

22/05/2013

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques

 

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              Maison avec jardin

 

Je voudrais une maison à la campagne

Avec un grand jardin, moins

Pour les fleurs, les arbres, la verdure

(S'il y en a, tant mieux, c'est superbe)

Que pour avoir des bêtes. Ah ! Je voudrais des bêtes !

Au moins sept chats, deux complètement noirs

Et deux blancs comme la neige, pour le contraste ;

Un grave perroquet que j'écouterais

Bavarder avec emphase et conviction.

Les chiens, trois suffiraient, je pense.

Je voudrais encore deux chevaux (ce sont de bonnes bêtes),

Et sans faute trois ou quatre de ces merveilleux,

De ces sympathiques animaux, les ânes,

            Qui resteraient là sans rien faire, à jouir de leur bien-être.


             Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervor et Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1992, np.        

 

 

            

21/05/2013

Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie

Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie, forêt, nuit, vie

                              Chirico, Autoportrait


Forêt sombre de ma vie

 

Je t'ai toujours aimée forêt sombre

De ma vie.

Forêt plus sombre qu'une nuit sombre

Au pôle sombre...

Voûte du ciel, au pôle, une nuit...

... Nuit sans voiles

Mais sans étoiles

Ni aurores boréales...

Voûte du ciel, au pôle, cette nuit...

 

Dans mes élans et mes ivresses

Dans mes fatigues et mes bassesses,

Mes fols espoirs, mes douces tendresses,

Mes lourds chagrins, mes bonnes sagesses,

Mes grands courages, mes lassitudes,

mes lâchetés, mes turpitudes,

mes abstractions, mes quintessences,

mes solitudes, mes grandes licences,

mes vains appels, mes lourdes confiances.

 

Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie, présentés par

Jean-Claude Vegliante, Solin, 1981, p. 51.

 

 

 

 

 

20/05/2013

Jean-Louis Giovannoni, L'invention de l'espace

Jean-Louis Giovannoni, L'invention de l'espace, corps, lieu, dedans, dehors,

L'invention de l'espace

 

               I

 

Tout est un intérieur

et reste à jamais

cet intérieur.

 

Car rien ne doit sortir

de sa forme.

 

Rien ne doit se tenir

en dehors.

 

Rien ne doit se franchir

prendre corps

dans le corps des autres.

 

Aucun corps

n'a droit au corps

de ce qu'il n'est pas.

 

Toute chose

doit se tenir en elle-même.

 

Toute chose

doit se contenir

ne prendre que sa forme

n'occuper que sa place

n'être pas plus qu'elle ne doit.

 

Surtout

ne pas se détacher

du lieu

imparti à son corps.

 

Tout doit rester

ce qu'il est

et ne rien ajouter.

 

En ce monde

tout est déjà trop prononcé.

 

Tout est bien trop présent

trop au bord

toujours trop poussé

par l'envie de sortir

de prendre la place d'un autre

de gagner en volume

en surface

en espace

en oxygène.

 

Tout est un intérieur

et doit le rester.

 

Imaginez

l'espace

avec des choses

ne tenant pas leur intérieur.

 

Des choses

ne sachant plus

où se tient leur seuil

le côté à ne pas franchir.

 

Des choses toujours trop pleines

ne pouvant se soustraire.

 

Des choses

qui menacent de fracturer

de contaminer

l'espace.

 

Des choses

qui soumettraient

qui réduiraient les autres

par excès de corps

de présence.

 

Imaginez

tout ce monde

enfermé dans son corps

rêvant de proliférer

d'envahir

de pousser ailleurs

de se multiplier

dans le corps des autres

d'être au présent

de toute chose.

 

Tout ce monde

impatient

qui n'en peut plus

de se contenir

d'avoir son dedans

dans le dedans de l'espace

sans jamais pouvoir se dégager

sans jamais trouver la faille

le moindre passage

pour s'écouler ailleurs

s'infiltrer dans l'autre

et le faire sien.

 

[...]

 

Jean-Louis Giovannoni,  Ce lieu que les pierres regardent, suivi de Variations, Pas japonais, L'invention de l'espace, préface de Gisèle Berkman, Lettres vives, 2009, p. 147-154.

19/05/2013

Guillevic, Aguets, dans Relier

Guillevic, Aguets, dans Relier, il y a, , la terre

                             Aguets

 

Dans ce que je vois

Tout autour de moi

 

Qu'est-ce qui n'es pas

Avertissements ?

 

            *

 

Il y a

Ce qu'il y a.

 

Il y a

Ce qu'il n'y a pas.

 

Il y a

Ce qui est entre les deux.

 

             *

 

On voudrait qu'il y ait

Dans la hauteur de l'air

 

Des espèces de joues

Que l'on pourrait gifler.

 

              *

 

Comme est loin

Ce qui somnole en moi

 

Et près de moi

Ce que je cherche

Dans les lointains.

 

               *

 

Le ciel de la nuit

Est un bal continuel,

Mais jamais d'idylle.

 

                *

 

Je ne récuserai pas

La terre,

Elle fait ce qu'elle peut,

 

Mais lui échappe

Ce qui nous échappe

Et nous taraude.

 

                *

 

Et ce goût de néant —

 

Comme si le néant

Avait un goût.

 

                  *

 

Le temps,

J'ai tout mon temps,

 

Mais il en a, lui,

Beaucoup plus.

 

                  *

 

Ce n'est pas rien

D'avoir à porter le monde,

 

Courage !

   

                                    (1991)

 

Guillevic, Relier, Gallimard, 2007, p. 495-497.

18/05/2013

Antoine Emaz, Cambouis

Antoine Emaz, Cambouis, poésie, écrire, lecture, fêlure

   On écrit sans doute parce qu'on n'a rien d'autre pour tenir droit dans un monde de travers.

 

   Je crois n'avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu'ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d'être, profonde, pas l'égratignure sociale ou l'écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l'écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d'être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l'entendre, ce son de cloche fêlée ou d'enfant qui pleure presque en silence.

 

   Toujours se méfier du brio, du brillant. La poésie, vue de ma fenêtre, comme un art du peu, du pauvre.

 

Rien de magique en poésie : un peu de chance et beaucoup de travail.

 

   Écrivant, on ne s'adresse pas à tout le monde mais à chacun. Cela passe ou pas, selon le lecteur, en fonction de sa culture, ses goûts, son histoire particulière... Ce qu'on nomme le « public » n'existe pas. Les lecteurs viennent un à un, pour des raisons très différentes, voire opposées. Ce qu'on nomme « public » est une somme d'individus qui, pris isolément, ont tous de solides raisons pour aimer ou détester tel ou tel travail. Je ne crois pas qu'il y ait un mouvement de mode, même s'il y a de l'air du temps. C'est bien plus complexe, le poète est seul parmi d'autres poètes, tout comme le lecteur est seul parmi d'autres lecteurs. On ne peut créer un mouvement de foule en poésie. D'où l'illusion des « écoles » « mouvements littéraires ». C'est bien plus émietté : on peut gommer les écarts en soulignant les points communs, mais pas longtemps. Rien que de bien naturel puisque les principes édictés par l'un ne peuvent être suivis par les autres, sauf à à considérer comme valorisante la piètre condition de disciple, émule, remorqué...

 

Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, "Déplacements", 2009, p. 155, 171, 177, 179, 180.

17/05/2013

Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose]

Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose], Martine Broda, amante, nom

Avec toutes les pensées je suis sorti

hors du monde : tu étais là,

toi, ma silencieuse, mon ouverte, et —

tu nous reçus.

 

Qui

dit que tout est mort pour nous

quand notre œil s'éteignit ?

Tout s'éveilla, tout commença.

 

Grand, un soleil est venu à la nage, claires,

âme et âme lui ont fait face, nettes,

impératives, elles lui ont tu

son orbe.

 

Sans peine,

ton sein s'est ouvert, paisible,

un souffle est monté dans l'éther,

et ce qui s'est nué, n'était-ce pas,

n'était-ce pas forme, et sortie de nous,

n'était-ce pas

pour ainsi dire un nom ?

 

 

Mit allen Gedanken ging ich

hinaus aus der Welt : da warst du,

du meine Leise, du meine Offne, und —

du empfingst uns.

 

Wer

sagt, dass uns alles erstarb,

da uns das Aug brach ?

Alles erwachte, alles hob an.

 

Gross kam eine Sonne geschwommen, hell

standen ihr Seele und Seele entgegen, klar,

gebieterisch schwiegen sie ihr

ihre Bahn vor

 

Leicht

tar sich dein Schoss auf, still

stieg ein Hauch in den Äther,

und was sich wölkte, wars nicht,

wars nicht Gelstalt und von uns her,

wars nicht

so gut wie ein Name ?

 

Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose], traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979 [1963], p. 31 et 30.

16/05/2013

Bartolo Cattafi, L'alouette d'octobre

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               Rêve d'hiver

 

Ce foisonnement estival

tournoiement de mouches

dans une pièce hivernale...

La pensée est une opaque

matière tressaillante

dans ce bourdonnement

il dort barricadé

au sein des lois de l'heure

tel un poulpe cramponné

à son rêve d'hiver

il ouvre parfois un œil

si soleil et braise brillent vaguement

mais il ne voit pas.

 

 

 

               Sogno d'inverno

 

Questo rigurgito estivo

mulinello di mosche

in una stanza invernale...

Il pensiero è un'opaca

materia trasalita

al ronzìo

egli dorme rinchiuso

tra le leggi del momento

come un polipo aggrappato

al suo sogno d'inverno

apre un occhio talvolta

se sole e brace balùginano

ma non vede.

 

Bartolo Cattafi,  L'alouette d'octobre, traduction de

l'italien par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie,

2010, p. 57 et 56.

15/05/2013

Guy Goffette, Solo d'ombres

 

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                        La femme infranchissable

 

                               1

 

La femme qui s'inverse dans

l'azur

sur l'ordre d'un invisible amant

que dit-elle

qu'on ne peut entendre

qui cependant creuse

un chemin dans mes yeux

 

                                2

 

Croise et décroise tes

jambes sanguine image du

désir

j'attendrai ce qu'il faudra je

grandirai avec

les marges

 

                                 3

 

À chacun suffit

le jour à venir

le soleil après la pluie

l'air bleu de la femme

au bout du champ

L'enfant seul griffonne

l'envers des images

 

                                 4

 

Debout la nuit

j'invente

la femme à sa place

les mots qu'elle prononce

dans ma bouche

me tiennent à merci

 

[...]

 

Guy Goffette, Solo d'ombres, Ipomée, 1983,

p. 129-132.

14/05/2013

Seamus Heaney, L'étrange et le connu

 

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                                         M.

 

Le phonéticien sourd en étendant la main

Sur le dôme crânien d'un locuteur

Pouvait distinguer diphtongues et voyelles

Aux seules vibrations de l'os.

 

Un globe cesse de tourner. Appliquant la paume

Sur le relief glacé d'une banquise

J'imagine le chant d'un essieu et le russe

Solide d'Ossip Mandelstam.

 

 

 

 

                                            M.

 

When the deaf phonetician spread his hand

Over the dome of a speaker's skull

He could tell which diphtong and which vowel

By the bone vibrating to the sound.

 

A globe stops spinning. I set my palm

On a contour cold as permafrost

And imagine axle-hum and the steadfast

Russian of Osip Mandelstam.

 

Seamus Heaney,  L'étrange  et le connu, édition bilingue, traduit de l'anglais (Irlande) par Patrick Hersant, "Du monde entier", Gallimard, 2005, p. 133 et 132.