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12/02/2013

Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin

Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin, printemps, parole, souvenir

                Printemps

 

Printemps que je n'aime pas, je veux

raconter que tournant au coin

d'une rue, le présage de ta venue me blessait

comme un coup de couteau. L'ombre mince encore

des rameaux, sur la terre encore

nue, me trouble aujourd'hui comme si je pouvais,

comme si je devais

renaître. La tombe elle-même

semble mal sûre à ton retour, antique

printemps, qui, plus que nulle autre saison,

cruellement, ressuscites et tues.

 

                 Paroles

 

Paroles

où le cœur de l'homme, aux origines,

se regardait surpris et nu ; je cherche

un coin dans le monde, une oasis

propice où, par toutes mes larmes, vous laver

du mensonge qui vous aveugle. Du même coup

l'entassement des souvenirs épouvantables

fondrait comme neige au soleil.

 

Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin,

L'apprentypographe, 1986, p. 17 et 26.

 

 

 

11/02/2013

Lionel Ray, Comme un château défait

Lionel Ray, Comme un château défait, les mots, le temps

De toi que reste-t-il ? les mots et les chemins

de partout tombent

comme les cartes du jeu ancien.

 

Tu appelles du fond de la gorge

toutes les paroles du monde.

 

Ces mots qui ne sont à personne,

pour la grande moisson nocturne,

la messe noire du souvenir.

 

                              *

 

Le termps ne vieillit pas,

il tourne la page du jour,

préserve la nuit dans  son poing de pierre.

 

Le temps est un pays immobile

en deça d etoi-même.

 

Il éloigne toute fin, la dissipe,

verger aux fruits obscurs

et familiers.

 

Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard,

1993, p. 94 et 95.

10/02/2013

Aragon, Henri Matisse, roman

Aragon, Henri Matisse, roman, Baudelaire, lithographie

                       Matisse et Baudelaire

 

   J'ai raconté ce drame ailleurs : cette longue et rapide rêverie d'Henri Matisse autour de Baudelaire détruite par un accident technique, trente lithographies perdues dont ne restait que le témoignage de la photographie, et comment le peintre songea à les refaire d'après la photographie, et comment il renonça à ces dessins refaits, parce que si beaux qu'ils fussent l'élan n'y était plus, l'esprit de Baudelaire.

   Les voici pourtant, dont, cinq ou six, nous allons garder jalousement le souvenir. Comme une leçon que nous donne Matisse, un exemple : le renoncement de sa créature par le créateur, Éve de son dieu refusée pour n'être pas celle qui au serpent cèdera. Plus tard les peintres viendront comparer à ces photographies par Matisse préférées et qui vont illustrer Les Fleurs du Mal, ces redites de sa première pensée, et qu'il aura délibérément écartées. Ils apprendront le choix, cette auto-chirurgie de l'artiste. Ils verront Matisse brisant le miroir où seul se regarde Matisse, et ne transparaît plus Baudelaire. Et peut-être prendront-ils peur devant eux-mêmes, leur facile satisfaction d'eux-mêmes. Il y a de quoi vaciller.

   Comment avec des mots parler le langage à ces dessins répondant, ce langage d'absence, où chaque flexion de la syntaxe impliquerait l'effacement de la chose exprimée, la disparition de Baudelaire ? L'étrange de cette aventure est que, Baudelaire évanoui, demeurent les interprètes de Baudelaire ; Matisse, si l'on veut, mais enfin Matisse que nous voyons dans les yeux des acteurs, tout à l'heure récitant L'Invitation au Voyage ou La Chute d'un Icare, Matisse dans l'absence de Baudelaire, la présence de Matisse dans l'absence de Baudelaire, ; et par là de lui-même différent (je cherche avec impatience le vocabulaire de cette nuit éclairée).

 

Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto  Gallimard, 1998 [1971], p. 457 et 459.

09/02/2013

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, sirène, mythologie

                         Quai de la Seine

 

   Au petit matin je m'éveille dans la désolation, ne sachant ni où je me trouve ni ce qui m'a amenée là. J'ouvre les yeux puis les referme bien vite, les rouvre, les ferme de nouveau. Il faut prendre une décision, mais de quelle nature et tendant vers quoi ? Je sais simplement que je ne pourrai demeurer longtemps sur ce sol inégal et douloureux à ma chair de poisson. Ma chair de femme est peu sensible aux menues attaques, tandis que le bas de mon corps, nerveux, élastique mais également tendre et d'un consistance délicate (chair peu serrée comme celle du cabillaud), souffre du moindre caillou sur lequel il repose.

   Mais où aller, et de quelle façon ?

   Ainsi je suis échouée, misérable, dans la vaste ville inconnue. Puis, un instant d'oubli, et mes yeux s'ouvrent malgré moi : la lueur de l'aube à peine voilée d'une brume d'émail, déjà la promesse rouge du soleil d'été loin là-bas sur l'eau grise (pas la mer, non, me dis-je avec détresse, pas la mer d'où je viens mais quelque fleuve à l'eau douce et sale, douce, écœurante et huileuse, et tantôt grise, tantôt brune, pas la mer, ni l'odeur de la mer, mais quoi ?), seul point distinct parmi les ombres, les vapeurs claires. Et tout le reste envahi d'incertitude, baignant dans une clarté trouble, une lumière de zinc : la péniche qui passe lentement, que je devine tout près à la rumeur de l'eau fendue (pareil est le bruit de l'eau quand je glisse de la surface jusqu'au fond de la mer en gardant tendu bien droit le bas de mon corps, la queue seule ondoyant au rythme lent que je donne à la descente, ouverte largement, largement déployée, translucide), les maisons ou les immeubles qui bordent l'autre rive, comme soulevés de terre et fabriqués d'évanescence.

   C'est ainsi que sur terre, hors de l'eau, m'apparaît toute chose.

 

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, "Musées secrets", Flohic éditions, 1999, p. 7, 9, 11.

08/02/2013

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca]

 

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                     Nocturne

 

La colline est nocturne, dans le ciel transparent.

Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,

compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage

entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit

l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.

 

La colline de terre et de feuillage enferme

de sa masse noire ton vivant regard,

ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu

des collines lointaines. Tu as l'air de jouer

à la grande colline et à la clarté du ciel :

pour me plaire tu répètes le paysage ancien

et tu le rends plus pur.

 

                                    Mais ta vie est ailleurs.

Ton tendre sang s'est formé ailleurs.

Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho

dans l'âpre tristesse de ce ciel.

Tu n'est rien qu'un nuage très doux, blanc

qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.

 

                         Notturno

 

La collina è notturno, nel cielo chiaro.

Vi s'inquadra il tuo capo, che muove appena

e accompagna quel cielo. Sei come una nube

intravista fra i rami. Ti ride negli occhi

la stranezza di un cielo che non è il tuo.

 

La collina di terra e di foglie chiude

con li massa nera il tuo vivo guardare,

la tua bocca ha la piega di un dolce incavo

tra le coste lontane. Sembri giocare

alla grande collna e al chiarore del cielo :

per piacermi ripeti lo sfondo antico

e lo rendi piú puro.

 

                               Ma vivi altrove.

Il tuo tenero sangue si è fatto altrove.

La parole che dici non hanno riscontro

con la scabra tristezza di questo cielo,

Tu non sei che una nube dolcissima, bianca

impigliata una notte fra i rami antichi.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca],

traduction de l'italien et préfacé par Gilles de Van,

Poésie du Monde entier, Gallimard, 1969, p. 85 et 84.

07/02/2013

Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle

Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle, oiseaux, mémoire, eider

                                 Revenir aux oiseaux

 

Des mois sans oiseaux

je veux dire le mot oiseau

 

Et d'y revenir c'est comme un grand dépaysement

 

Je me suis souvent demandé pourquoi les oiseaux

et la question est aussi bête que

pourquoi le bleu ou pourquoi peindre

le même motif et pourtant la question

reste même si la réponse la modifie progressivement

 

Ce n'est pas vraiment le mot oiseau qui m'arrête

ni l'oiseau en général mais un oiseau particulier

ou un vol d'oiseaux particulier en ville surtout

des étourneaux mais pourquoi pas

en bord de Seine des bernaches cravants

avec les changements irréguliers de leur troupe ou

bruit grondant

 

Cela fonctionne par glissements

le mot oiseau porte en lui l'appel d'une précision

plus grande et alors de prendre dans

le réservoir percé de la mémoire

 

Et les souvenirs mobilisent un espace

un corps fluctuant je me souviens très bien

d'un eider observé à la jumelle

en plaine d'Alsace je ne sais sur quel lac

et photographié et de l'immense

bonheur intérieur au télescopage du

canard plongeur et de l'édredon de mon enfance

celui d'un marron foncé et que je n'ai jamais

oser déchirer pour voir comment les plumes à l'intérieur

j'en voyais un enfin ce n'était pas des blagues

l'histoire des plumes

 [...]

Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle, Tarabuste, 2012, p. 76-77. 

06/02/2013

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, difficultés baroques, Jacques Ancet, coucher

                                    Difficultés baroques

 

Il y a des mots que certains jours je ne peux prononcer. Par exemple aujourd'hui, en parlant au téléphone avec l'écrivain D — qui est bègue — j'ai voulu lui dire que j'avais lu un petit livre très joli intitulé L'impossibilité d'écrire. J'ai dit « L'impossibilité...» et je n'ai pu continuer. M'est monté un brouillard, m'est montée mon existence à la gorge, j'ai été prise de vertiges, j'ai su que ma gorge était le centre de tout et j'ai su également que jamais je n'allais prononcer « écrire ». D. — bien ou mal — a complété la phrase, ce qui m'a donné une peine infinie car pour cela j'ai dû vaincre je ne sais combien de voyelles en guise d'écueils. Ah ! ces jours où mon langage est baroque et où j'emploie des phrases interminable pour suggérer des mots qui refusent d'être prononcés par moi ! Si au moins il s'agissait de bégaiement. Mais non ; personne ne se rend compte. Le plus curieux, c'est que quand cela m'arrive avec quelqu'un que j'aime je m'inquiète tant que je redouble d'amabilité et d'affection. Comme si je devais lui offrir des substituts du mot que je ne dis pas. Récemment, par exemple, j'ai eu envie de dire à D. : si ce que vous me dites si souvent est vrai, s'il est vrai que vous mourez d'envie de coucher avec moi, venez, venez à l'instant même. Peut-être qu'avec le langage du corps je lui aurais donné quelque chose d'équivalent au mot écrire. Cela m'est arrivé une fois. Une fois, j'ai couché avec un peintre italien parce que je n'ai pu lui dire : « J'aime cette peinture ». Par contre, j'ai répondu à ses avances par une série d'images surchargées et ambiguës et c'est ainsi que nous avons fini au lit parce que je n'ai pas pu prononcer la phrase que je pensais. J'ai aussi fini en pleurs dans ses bras, en le caressant comme si je l'avais mortellement offensé et en pensant, tandis que je le caressais, qu'en vérité je ne lui offrais pas beaucoup de compensations, qu'en vérité je restais sa débitrice.

 

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon éditeur, 2012, p. 80-81.

05/02/2013

Jules Renard, L'œil clair

Jules Renard, L'œil clair, un lever de soleil

                                    Un lever de soleil

 

   L'écrivain le plus paresseux assiste, au moins une fois dans sa vie, au lever du soleil ; mais il doit, par scrupule, intituler sa description : Un lever de soleil, et non, à la manière des grands auteurs : Le Lever du soleil.

   Le soleil ne se lève pas deux fois sous le même aspect et au même endroit. Autant de soleils, autant d'impressions qui s'effaceraient les unes les autres ! C'est d'ailleurs bien joli d'en voir un par an, et on s'expose à ne pas le contempler du premier coup. Il suffit que le ciel ce matin-là, reste bouché. Le lendemain, notre ardeur ne sera-t-elle pas diminuée ? Il est possible qu'au troisième jour on renonce à un spectacle qui se dérobe, ou que le soleil finisse par ne plus se lever que dans notre imagination, et que le lecteur ne soit tout de même pas privé de sa page de style.

   Voici un pauvre lever de soleil que j'ai pris, cette année, de la terrasse de mon jardin.

   Sautant du lit à quatre heures, je dis d'abord pour rassurer ma famille inquiète : « C'est une migraine (ou une colique) qui m'empêche de dormir ! » Je ferme la porte (sans cette précaution, le jardinier croirait à un voleur), je me promène dans les allées et je surveille l'horizon. Il n'est pas facile de deviner à quel point exact de l'orient le soleil va paraître. Faute de patience, on a presque toujours le dos tourné quand il se lève. C'est ce qui m'arrive. Ce petit rond d'un rose terne, là, dans la brume, ce soit être lui ; c'est lui ! Je l'ai manqué. D'où sort-il ? On dirait une lune noyée. Il ne faut pas être un aigle pour le fixer. Un homme sans orgueil l'observe à l'aise. Mais peu à peu, ce pâle soleil divise la brume en nuages qui bougent, précisent leurs formes développées et s'écartent. Et il faut que le soleil les ait tous dispersés, et qu'il reste seul, qu'il rayonne et nous aveugle, pour qu'on puisse vraiment dire qu'il s'est levé.

   Il se trouve alors au-dessus de l'horizon à la hauteur de nos yeux éblouis et vaincus.

   Cependant la terre s'éveille ; les coqs s'enrouent ; le coq du clocher accroche au passage une vapeur blanche échappée au soleil ; la cheminée du moulin fume, et le château continue de dormir. Une cloche tinte au vent du nord : signe de beau temps.

   Volontiers, les paysans se vantent de se lever à l'aurore, et je ne vois que Ragotte qui se fourre au poulailler, mais les chevaux et les bœufs, qui ont passé la nuit au pré, et des moutons que personne ne garde, se remettent déjà à manger.

   Une pie et un loriot traversent, deux tourterelles fendent l'air, et un merle que je connais, cherche sans doute, d'une haie à l'autre, son petit sifflet d'un sou. Là-bas, un lapin, qui croyait l'homme à jamais disparu, n'entend rien et s'amuse, et, près de moi, une fleur s'ouvre ; elle ouvre lentement, comme une fillette, ses lèvres pures où brille la rosée.

   Et c'est tout.

   Rien ne s'ajoutera plus au mystère accompli.

   On s'intéresse de moins en moins à la renaissance quotidienne des choses, on ne s'obstine que par pudeur, on bâille, on fait à la nature une bouche grande comme ce trou noir où le lapin vient de sauter au bruit de notre pied engourdi frappant le sol, et on va — que voulez-vous qu'on fasse ? — délicieusement se recoucher.

 

Jules Renard, L'œil clair, L'Imaginaire  / Gallimard, 1990 (1913), p. 99-101.

04/02/2013

Yves Di Manno, terre sienne

 

                    

Yves Di Manno, terre sienne, couleurs

Terre

 

Terre

 

mise en vers

(admise ?) (inverse ?)

 

(devant l'hiver)

 

malgré l'averse

l'aplat les plis

 

du noir au vert

 

           *

 

l'amplitude la lente

pluie du verre

 

éparpillé

 

dans l'ouragan

des herbes folles

 

arrachées aux

abords du pré

 

           *

 

noir comme vert

 

(deux panneaux

entrouverts)

 

diptyque sur

 

la vitre ayant

été soufflée

 

(voir-contre-nerf)

 

             *

 

que le vent gagne

en s'étendant

 

(sur l'angle droit

le pouce en bas

 

ensanglanté

 

au seuil d'une autre

aspérité

 

          *

 

(mais la matière

en est ôtée

 

la vitre noire

le cadre vert

 

sciure la soute

 

après l'hiver

 

la suie dilapidée

 

          *

 

(Le noir s'étend

à l'angle droit

 

du chevalet)

 

sueur la sente

(le hallier)

 

et les débris

décomposés

 

           *

 

deux carrés

(un triangle)

 

une tringle

 brisée

 

un appel

à l'orée

 

du sentier

 

 [...]

Yves Di Manno, terre sienne,

éditions isabelle sauvage, 2012,

p. 11-17.

03/02/2013

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

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            L'agitation du rêve

 

                         I

 

Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,

Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres

S'entrechoquent, dévient ; de toute part

Des rivages stériles m'environnent,

De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri

De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance

À la proue d'une barque, dans une aube.

J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,

En tourbillons s'élève la fumée,

Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,

ont un porche de foudre. Je suis heureux

De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur

De la sève qui brûle dans la brume.

 

Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre

De la maison où je viens chaque nuit,

Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme

Des choses consumées, à leur dernier souffle,

Se détachait de l'épi de matière

Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.

Je prends à pleines mains cette masse sombre

Mais ce sont des étoiles, je déplie

Les draps de ce silence, mais découvre

Très lointain, très proche la forme nue

De deux êtres qui dorment, dans la lumière

Compassionnée de l'aube, qui hésite

À effleurer du doigt leurs paupières closes

Et fait que ce grenier, cette charpente,

Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe

C'est encore leur lieu, et leur bonheur.

[...]

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard

1995 (1987), p. 85-86.

02/02/2013

Jean Follain, Usage du temps

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                  Figures du temps

 

Cet idéal ciel il semble qu'il ne forme

qu'une unique armoirie

un blason solitaire.

 

En ce temps où Paris était tout un théâtre

et des corps de femme

un sésame

des filles vivaient qui avaient vingt ans

à beautés vivaces

à semblables voix

 

et parfois dans la chaleur de Rome

par mégarde un pape brisait son verre

et l'eau claire en coulait

la même absente du calvaire.

 

Sur les objets chaque jour la poussière

était lentement essuyée

avec un morceau déchiré

du corsage étoilé des fêtes

tissé dans la manufactures

que cernaient les prés et les nuages.

 

Des maisons pleines de lâches,

de forçats, de déserteurs,

montraient des barrières en fleur.

 

Souvent une main se refermait

comme une prison de chair

sur un insecte à couleur d'or

et féru de silence.

 

Vers les classes les drapés les champs

descendaient dans leurs plis antiques

et l'écolier cherchait les péninsules.

 

L'arbre et le bouquet

mendiaient l'existence

feuille par feuille et fleur par fleur.

 

Le jardinier éclairé par des lueurs

conduisait sa maîtresse à travers les châssis

cependant que lignes et volumes

ne cessaient pas de gouverner un buste exquis.

 

Jean Follain, Usage du temps, Poésie / Gallimard,

1983 (1943), p. 196-197.

 

01/02/2013

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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                           Sonnet posthume

 

Dors : ce lit est le tien... Tu n'iras plus au nôtre.

— Qui dort dîne. À tes dents viendra tout seul le foin.

Dors : on t'aimera bien. — L'aimé, c'est toujours l'Autre...

Rêve : la plus aimée est toujours la plus loin...

 

Dors : on t'appellera beau décrocheur d'étoiles !

Chevaucheur de rayons !... quand il fera bien noir ;

Et l'ange du plafond, maigre araignée, au soir,

— Espoir — sur ton front vide ira filer ses toiles.

 

Museleur de voilette ! un baiser sous le voile

T'attend... on ne sait où : ferme les yeux pour voir.

Ris  : Les premiers honneurs t'attendent sous le poêle.

 

On cassera ton nez d'un bon coup d'encensoir,

Doux fumet !... pour la trogne en fleur, pleine de moelle

D'un sacristain très bien, avec son éteignoir.

 

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,

Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,

Gallimard, 1970, p. 849.

31/01/2013

André Spire, Le secret

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                          Baisers

 

Vents, qui avez, tant de fois, caressé mon visage,

Quels baisers, aujourd'hui, m'apportez-vous ?

Sur quels temples, sur quels corps vous êtes-vous caressés au

     passage ?

Où avez-vous cueilli ces étranges odeurs,

Ou d'amour, ou de mort ?

 

Quel rayon aspirant quelles eaux ont formé votre souffle

Pour sécher quelles larmes, quelles mares, quelles routes ?

 

Vents, qui m'avez si souvent caressé le visage,

Qu'emportez-vous de moi, ce soir bleu pâle et gris,

Et vers autre front,

Mes chagrins ou mes rêves ?

                                                                             Avril 1914

 

André Spire, Le secret, éditions de la Nouvelel Revue Française,

1914, p. 109.

30/01/2013

Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où

Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où, absence, enfance, poésie, écriture

Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où, José Corti, 2012.

 

C'est perdu qu'on écrit, perdu pour l'enfance et la chérissant partout où l'insolence avant 20 ans délivre du sérieux du monde injuste.

(Le livre d'El, d'où, p. 144)

  

   Le titre du livre de Caroline Sagot-Duvauroux est explicité dans un avant-dire, véritable prélude, isolé du reste par une page blanche et d'un seul tenant. Premier d'un ensemble à constituer — toujours « le livre est à venir » — Le livre d'El d'où1 se déploie autour de l'absence, celle de l'être aimé, est aussi un livre pour vaincre la douleur de la perte, en même temps qu'il se développe à propos de ce qu'est l'écriture.

  El, devenu mot, est la fin du prénom de l'homme disparu, michel, et est présent dans d'autres prénoms de personnages cités, celui du peintre catalan Miquel Barceló et du joueur de tennis Raphaël Nadal. Nadal renvoie par ailleurs à nada, "rien" : rien apparaît dès la citation de Bernard Noël en exergue (« comment dire ? cela crie mais ne dit plus rien »), et rien est également associé dans les premières pages à Racine et Bérénice (« Un vers de Racine, un vers de Bérénice, de rien à rien »). Rien se transforme en cendre plus avant, avec la même référence : « L'embâcle de cendre fige une ombre menue qui menace. Qu'est-ce ? Racine peut-être ou bien Bérénice seule. Sans que de tout le jour menace » ; le vers entier enfin est lié à « caroline et michel » : « Il faut rester ahuri par l'insignifiance de deux prénoms qui furent prononcés pour que se puisse écrire : / sans que de tout le jour je puisse voir Titus »2. La mort ne brise pas ce qui peut encore, et toujours, s'écrire « Elle aime El ».

   El est également joint à Buffre, mot du causse Méjean pour "battu par les vents", pris en 2010 par Caroline Sagot-Duvauroux pour titre d'un livre où des motifs du Livre d'El d'où apparaissent, la violence, le gouffre du passé, l'enfance et la relation au "rien" : « Il n'y a rien ici [sur le causse] (...). On a passé l'enfance à convoiter ce rien. On y est. On a quitté la pensée. Rien est imprenable quelle délivrance. Rien vous tient. »3 L'enfance est présente dans Le livre d'El d'où, mais aussi l'enfant qui « ie à l'éperdu » El et elle, qui est du côté de la cendre et, donc, de la mort4. Quant au mot buffre, qui aurait peut-être signifié autrefois "beffroi" — tour d'où l'on guette — est qoulignée plusieurs fois sa proximité avec bulbe et buffle, proximité phonique mais aussi avec ce qui, souterrain, donnera une plante, et avec l'animalité.

   Le second élément du tire est en rapport ave cun tatouage de michel : ce qui est inscrit est ambigu, à cause de la maladresse du tatoueur lisible aussi bien j'ai que d'où ; cette confusion des lettres, l'impossibilité de fixer un sens à ce qui est inscrit sur le corps, pourrait être manière de dire ce qu'est la poésie : non pas absence de sens, mais seulement le fait d'accepter l'ambiguïté, peut-être l'indécidable. Il faut ajouter que le livre est dédié sous la forme « à = toi », à signifiant "vers", le mouvement, et toi « contient tous les tu du monde ». Liaison de à et de buffre (= vent) : « c'est la préposition qui fait la phrase, c'est à. Et le vent. Dans la folie prédatoire de rejoindre. » Rejoindre dans l'absence le corps perdu — car c'est bien du corps qu'il s'agit (corps amoureux et "corps" de la langue), ce pourquoi la première citation est empruntée à "Mauvais sang" de Rimbaud, « Faim soif cris, danse danse danse », un temps où l'extérieur est absent.

    Si complexe soit la composition du Livre d'El d'où, ce n'est pas un labyrinthe comme le laisserait d'abord penser l'apparence du texte :  différentes dimensions de caractères sont mises en œuvre, des décrochages isolent des fragments, des bribes de dialogue entre caroline et michel sont intégrés, des signes de ponctuation ou des mots qui font tenir la phrase en tant que telle sont repris à la suite d'un paragraphe, dessinant le squelette de ce qui vient d'être lu, une espèce de calligramme ; etc. La composition s'apparente, semble-t-il, à celle d'une pièce musicale, avec le retour de "thèmes" — lieux (Tanger, Rochefourchat, villes de l'Inde), motifs du nom, de la douleur, mots, formes, y compris pour questionner l'ordre de la langue (« Ah ce génie des langues à purger d'ambiguïté les choses »), et comment faire autrement puisque « La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister ». Le texte de Caroline Sagot-Duvauroux s'ancre dans la littérature et se construit par elle, de L'Annonce faite à Marie à Au-dessous du volcan, et entre dans cet ensemble ses propres textes, Le Buffre, mais également Hourvari dans la lette, plus ancien.

 

 La lecture du Livre d'El d'où est exigeante, l'écriture qui entend s'avancer vers l'inconnu de nous-même n'est jamais aisée à lire, mais ce qui est connu n'a pas besoin d'être écrit, « La phrase noue la gorge d'une illisible vision. // Si la vision était lisible on cesserait d'écrire. » Le mouvement contre l'absence — quoi de plus violent parce qu'impossible à penser ? — ne peut être que violent pour vaincre ce à quoi aboutit la disparition de l'Autre :  la perte d'un regard, de mots. De là la douleur, « D'où vient tla douleur ? / D'être rendue à la foule des insignifiances ? Innommée donc innommable. Beckettienne soudain rendue au milieu précisément indifférent ». Donc il faut continuer, « tant qu'il y a des mots » (Beckett, L'innommable), aller à, vers, sinon pour être nommée, pour résister à la déroute, ce qui se dit par exemple par un de ces jeux phoniques du livre où « le son réalise le sens dans l'insens  : À l'abordage. Aux abords d'à, je ».

Cette recension a été publiée dans Sitaudis (www.sitaudis.fr) en décembre 2012.

  



1  On pense de suite avec ce titre aux résonances bibliques ( El, présent dans des prénoms d'origine hébraïque, signifie "dieu") aux titres des livres d'Edmond Jabès (Le Livre de Yukel, El, ou le dernier livre, etc.).

2  Il y a dans la Bérénice  de Racine (acte IV, scène 5) une réciprocité impossible ici :

« Que le jour recommence et que le jour finisse, / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, / Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! »

3  Caroline Sagot-Duvauroux, Le Buffre, Barre-de-Cévelnnes, éditions Barre parallèle, 2010.

4  voir notamment « Que fuyons-nous si résolument ? Sous les monts l'enfant mort ?»

29/01/2013

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, donner, arbre, nuit

                                 Donner

 

                                     I

 

Donner un arbre est-il possible ?

Cet arbre là, que j'avais sous la main,

Je l'ai donné ou j'ai cru le donner.

J'aurais donné des feuilles de laurier tout aussi bien.

J'ai demandé autour de moi

quelque chose à donner, la première venue.

J'ai vu l'arbre et j'ai dit : l'arbre.

Il résonnait comme un silence où la parole est prête.

L'ai-je coupé ? je ne l'ai pas coupé.

Ai-je parlé de chaque feuille ?

La nuit était di grande ! On aurait dit qu'avec son clair de lune,

elle avait chaque feuille à elle ;

et elle a emporté dans son silence mon silence intact.

Qu'ai-je donné ? Est-ce qu'on donne ?

La moindre pierre ne m'appartient pas.

C'est par la nuit que tu me tiens, ma belle.

C'est par la nuit que je disparaîtrai.

 

                                     II

 

Qui ne s'est retourné dans sa nuit

étonné d'être noir aussi ?

J'ai reconnu l'immensité

sans être immense.

J'ai dit : venez puisque le ciel

semble sur moi pour qu'on en vienne !

Trop fort à quelques draps peut-être j'ai tenu ;

trop fort à ma chaleur contre les vents étranges.

Dans la nuit j'ai construit ma nuit,

j'ai couché mon ombre avec l'ombre.

Le plaisir a pris mon plaisir.

Mon souffle m'a donné au vent.

 

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966,

p. 112-113.