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04/12/2021

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie

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Je ne puis séparer mon idée de la poésie de celle de formations achevées — qui se suffisent, dont le son et les effets psychiques se répondent, avec un certain « indéfiniment ».

Alors, quelque chose est détachée, comme un fruit ou un enfant de sa génération et du possible qui baigne l’esprit — et s’oppose à la mutabilité des pensées et à la liberté du langage fonction.

Ce qui s’est produit et affirmé ainsi n’est plus de quelqu’un mais vomme la manifestation de propriétés intrinsèques, impersonnelles, de la fonction composée. Langage — se dégageant rarement dans des conditions aussi rarement réunies que celles qui font le carbone diamant. (1942)

23/02/2021

Cioran, Exercices d'admiration, Essais et portraits

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Écrire est une provocation, une vue heureusement fausse de la réalité qui nous place au-dessus de ce qui est et de ce qui nous semble être. Concurrencer Dieu, le dépasser même par la seule vertu du langage, tel est l’exploit de l’écrivain, spécimen ambigu, déchiré et infatué qui, sorti de sa condition naturelle, s’est livré à un vertige superbe, déconcertant toujours, quelquefois odieux. Rien de plus misérable que le mot et cependant c’est par lui qu’on s’élève à des sensations de bonheur, à une dilatation ultime où l’on est complètement seul, sans le moindre sentiment d’oppression. Le suprême atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité !

 

Cioran, Exercices d’admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p. 204.

28/01/2020

André Breton, Les Pas perdus

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                                                                 Les mots sans rides

 

On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup de s’apercevoir qu’ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait toujours pris ; certains pensaient qu’à force de servir ils s’étaient beaucoup affinés, d’autres que, par essence, ils pouvaient légitimement aspirer à une condition autre que la leur, bref, il était question de les affranchir. À  « l’alchimie du verbe » avait succédé une véritable chimie qui tout d’abord s’était employée à dégager les propriétés de ces mots dont une seule, le sens, spécifié par le dictionnaire. Il s’agissait : 1° de considérer le mot en soi ; 2° d’étudier d’aussi près que possible les réactions des mots les uns avec les autres. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns, dont j’étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d’autant la vie. Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.

 André Breton, Les Pas perdus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1988, p. 284.

07/01/2020

Pierre Oster Soussouev, Requêtes

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Je travaille à réduire l’étendue de mon imagination. Mieux vaut regarder un mur que soi.

Fais-toi assez petit pour que la plus petite parole te recouvre.

Le langage se dresse telle une souche. Souche et surgeons, il augmente les virtualités qui te contraignent à exister aujourd’hui.

 Fort dans le consentement à l’ample réalité complète (d’où le langage sourd, où il se perd).

 

Pierre Oster Soussouev, Requêtes, Le temps qu’il fait, 1992, p. 13, 19, 22, 26.

24/12/2019

Francis Ponge, Pratiques d'écriture

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                                          L’écolier

 

Le langage est donné comme fait. Les hommes parlent et croient se comprendre. Les hommes parlent et croient s’exprimer.

J’y éprouve, tu y éprouves, ils y éprouvent sinon un plaisir du moins la satisfaction naturelle (quoique illusoire absolument) d’un besoin certain.

La littérature est à ce bas niveau de l’expression des hommes, de la conversation. Elle est en partie de l’erreur, de l’imparfait social. Quant à ses rapports avec le besoin d’infini, l’aptitude métaphysique de l’homme, elle n(a pas d’avantages sur le langage courant, elle n’a aucune vertu particulière.

Ce qui précède exprimé de la sorte paraît évident : « inutile de le dire ».

 

Francis Ponge, Pratiques d’écriture, Hermann, 1984, p. 66.

14/02/2019

Paul Claudel, Positions et propositions

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         On ne pense pas d’une manière continue, pas davantage qu’on ne sent d’une manière continue. (…) Notre appareil à penser en état de chargement ne débite pas une ligne ininterrompue, il fournit par éclairs, secousses, une masse disjointe d’idées, images, souvenirs, notions, concepts, puis se détend avant que l’esprit se réalise à l’état de conscience dans un nouvel acte.Sur cette manière première l’écrivain éclairé par sa raison et son goût et guidé par un but plus ou moins distinctement perçu travaille, mais il est impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l’on ne tient pas compte du blanc et de l’intermittence.

         Tel est le vers essentiel et primordial, l’élément premier du langage antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par un blanc. Avant le mot une certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle.

(…)

         Dans la prose les éléments primordiaux de la pensée sont en quelque sorte laminés et soudés, raccordés pour l’œil, et leurs ruptures natives sont artificiellement remplacées par des divisions logiques. Les blancs du stade créateur ne sont plus rappelés que par les signes de la ponctuation qui marquent les étapes dans le train uniforme du discours. Dans la poésie, au contraire, le lingot a été accepté tel quel et soumis seulement à une élaboration additionnelle (…).

                                                          *

Pas plus que l’inspiration, la poésie n’est un phénomène réservé à un petit nombre de privilégiés. Pas plus que les couleurs ne sont réservées aux peintres. Partout où il y a langage, partout où il y a des mots, il y a une poésie à l’état latent.Ce n’est pas assez de dire et j’ai envie d’ajouter : partout où il y a silence, un certain silence, partout où il y a attention, une certaine attention, et surtout partout où il y a rapport, ce rapport secret, étranger à la logique et prodigieusement fécond, entre les choses, les personnes et les idées qu’on appelle l’analogie1et dont la rhétorique a fait la métaphore, il y a poésie. La texture même du langage, et par conséquent de la pensée, est faite de métaphores… La poésie est partout. Elle est partout, excepté dans les mauvais poètes.

 

(1) Saint Bonaventure a donné la formule de l’analogie : A est à B comme C est à D.

 

Paul Claudel, "Réflexions et propositions sur le vers français" et "La Poésie est un art", dans Positions et propositions, Œuvres en prose, Pléiade, 1965, p. 3-4 et 54-55.

 

23/10/2018

Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits

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   L’indicible n’a nullement affinité, comme nous tendons spontanément à le croire, avec l’infinitésimal : en fait de seuil d’élocution, la langue oscille plutôt grossièrement entre la paille et la poutre ; il est dans les paysages de l’esprit des cantons entiers et même des chaînes de montagne pour lesquels il ne dispose  d’aucun pouvoir séparateur.

   Autrement dit : Le langage est un outil pour délimiter et saisir tout ce qui ne nousenvahitjamais, et la poésie est en ce sens un contre-langage, parasite du premier, qi dérobe et pervertit au pris de mille ruses les armes de son adversaire : c’est pourquoi il y a peu de poésies de premier jet.

 

Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits, dans Europe, "Julien Gracq", mars 2013, p. 12.

16/04/2018

Pierre Jean Jouve, En miroir

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                                     De la poésie

 

     Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter, donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais l’esprit qui formule une réalité aussi fondamentale ne peut s’empêcher de la contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus décriée.

     La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c’est que, comme toute acte « inventeur », elle est rare.

     La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.

     Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l’univers — elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.

     Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.

 

Pierre Jean Jouve, En Miroir(1954, édition revue en 1970), dans Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1055-1056.

06/10/2016

Henri Michaux, Passages

 

 

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Notes au lieu d’actes

 

   On vit souvent quelques-unes des premières années d ea vie dans le non-événement. Puis avec tel ou tel événement on commence à prendre contact . Le fatal engrenage chez les uns et les autres diversement déclenché, il se fait alors parallèlement une pente en soi pour l’événement, pour encore de l’événement, pour toujours plus d’événements, pour sans fin de l’événement. Certains pourtant, dupes jusqu’au bout, croient encore être pour l’avènement du non-événement.

 

Actualité : incessamment des chiens parcourent les steppes à loups pour en faire des chiens.

 

   La souricière du langage est telle que, quoi qu’on fasse, on ne prend guère que des souris qui ont déjà été prises précédemment : les mots parlent d’eux-mêmes.

 

   Après la grandeur, tôt ou tard l’emballage.

 

Henri Michaux, Passages, dans Œuvres complètes, II, édition R. Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 383, 384, 385, 385.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15/01/2016

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956

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                                          Lettre à Georges Duthuit, 11/08/ 1948

   L’erreur, la faiblesse tout au moins, c’est peut-être de vouloir savoir de quoi l’on parle. À définir la littérature, à sa satisfaction, même brève, où est le gain, même bref ? De l’armure tout ça, pour un combat exécrable. Je crois savoir ce que vous ressentez, acculé à des jugements, même suggérés, seulement, chaque mois, enfin régulièrement, arrachés de plus en plus difficilement à des critères haïs. C’est impossible. Il faut crier, murmurer, exulter, intensément, en attendant de trouver le langage calme sans doute du non sans plus, ou avec si peu en plus. Il faut, non, il n’y a que ça apparemment, pour certains d’entre nous, que ce petit bruit de hallali insensé, et puis peut-être le débarras d’au moins une bonne partie de ce que nous avons cru avoir de meilleur, ou de plus réel, au prix de quels efforts, et peut-être l’immense simplicité d’une partie au moins du peu redouté que nous sommes et avons.

 

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956, Gallimard, 2015, p. 186.

19/12/2015

Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière

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Elle regarde à nouveau le moulin, pense qu’il a encore vieilli, qu’elle ne lui connaît pas d’enfance, qu’il perd ses osselets en inventant des mots qui ne s’oublient jamais, qu’elle a mille ans d’absence sur tous les dictionnaires, que la vie n’est qu’un tour de passe-passe, que ses yeux s’habituent à la nuit, que dans ses mains à lui, même affaiblies, la lumière sera : toujours belle.

 

                                                                            Rivière

                                                                   ils ont bien vu

                                                                                  oui

                                                              en retrouvant le sol

                                                                     qu’elle pouvait

                                                                             se glisser

                                                                               partout

                                                                          qu’elle était

                                                                         pour la terre

                                                                             la source :

                                                                             le langage

 

Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 74.

©Photo Chantal Tanet.

04/09/2015

Pascal Quignard, Petits traités, VI

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                            Photo B. Desprez

   Si je parle tout disparaît. C’est la nuit, et c’est la mort qui s’ouvre à partir d’elle. Dans le silence qu’on rompt, la femme aimée disparaît à la vue. Si le livre est visible, je ne le lis pas. Je le vois. Si tu parles, tu ne lis pas davantage. Garde le secret, contiens-le dans le silence, et la mort et l’abandon de la vulve chaude se tiendront loin de toi.

 

    Le langage est pour la famille, ou pour la société, ou pour la cité. Le sexe et la mort — qui sont les deux autres dons que la vie nous accorde — doivent être préservés du contact avec le langage. La passion et la jouissance reposent sur l’exclusivité et le respect du silence.

 

Pascal Quignard, Petits traités, VI, Maeght, 1980, p. 167 et 169.

19/04/2015

Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue

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   La poésie, le mot retrouvé, c’est le langage qui redonne à voir le monde, qui fait réapparaître l’image intransmissible qui se dissimule derrière n’importe quelle image, qui fait réapparaître le mot dans son blanc, qui réanime le regret du foyer toujours trop absent dans le langage qui l’aveugle, qui reproduit le court-circuit en acte au sein de la métaphore. Les images ont besoin de mots retrouvés comme les hommes , chez qui le langage est second, tombant perpétuellement sous la nécessité d’être réagencés par la langage — d’être de nouveau acquis à l’idée de langage ; c’est-à-dire le vrai langage ; c’est-à-dire le langage où le réel est défaillant, où l’enfance remonte en même temps qu’Eurydice, où le sevrage les poursuit dans leur dos, où le désir de nouveau redresse le corps vers l’avant, érige, c’est-à-dire le langage où le ot manque.

 

Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue, P.O.L, 1993, p. 77-78.

19/01/2015

Pierre Jean Jouve, En Miroir

 

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                                       De la poésie

 

     Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter, donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais l’esprit qui formule une réalité aussi fondamentale ne peut s’empêcher de la contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus décriée.

     La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c’est que, comme toute acte « inventeur », elle est rare.

     La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.

     Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l’univers — elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.

     Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.

 

Pierre Jean Jouve, En Miroir (1954, édition revue en 1970), dans Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1055-1056.

15/05/2014

Valère Novarina, L'organe du langage, c'est la main : note de lecture

              Valère Novarina, L'organe du langage, c'est la main

 

   Les entretiens conduits avec Novarina constituent le douzième volume publié dans la collection "Les Singuliers"; on en connaît le principe : un entretien avec un écrivain est accompagné d'extraits de son œuvre, d'une iconographie, et suivi d'une bibliographie, d'un index et d'une biographie (ici, l'auteur a préféré y substituer une chronologie de son activité depuis 1958). Les photographies de Novarina lui-même sont rares, remplacées par celles des acteurs et actrices de ses pièces, le plus souvent sur scène, et par des reproductions de pages de ses carnets de travail et de ses peintures, décor de pièces ou non. Parallèlement à l'écriture de pièces, Novarina a publié ses réflexions sur le théâtre — « Presque toujours un livre de réflexion succède à un livre d'action » (107) —, notamment dans les textes regroupés sous le titre Le théâtre des paroles (1989)). Le dialogue avec Marion Chénetier-Alev reprend toute la thématique qui gouverne son œuvre et en précise bien des points.

   Le titre retenu peut paraître obscur si l'on oublie que Novarina est aussi peintre et que le corps, donc la main, est essentiel dans sa conception du théâtre et du langage. Quand il travaille à la construction d'un décor, il ne cherche pas à représenter telle ou telle figure, les matériaux viennent sur la toile comme si de l'encre était versée sur une feuille bougée en tous sens. La peinture dépend d'une certaine manière des mouvements du corps, de la main, ce qu'affirme Novarina : « Je commence à l'aveugle, puis je vois une scène apparaître. L'organe du langage, c'est la main. » (190) Qu'apparaissent alors des épisodes bibliques, comme le note Marion C.-A., est sans doute lié à la formation de Novarina pour qui, toujours, la lecture de la Bible « délie et délivre » (237) ; l'essentiel est peut-être que, dans le langage de la peinture comme dans la langue, ce n'est pas l'expression, ce qui est représenté qui importe, mais « la dynamique, la capture des forces » (211).

   Cette idée de "forces" à faire émerger sous-tend ce qu'écrit Novarina à propos du langage. Il y a dans la langue, et pas seulement celle des lettrés, tout un fonds enfoui, inaudible, qui ressort par bribes dans tout discours : affleure quelque chose d'une histoire longue, celle de la succession des langues et de leur chevauchement, comme si rien ne se perdait complètement. Ainsi viendraient dans la parole aussi bien du latin, du grec que des langues du paléolithique et, ajoute Novarina, "des idiomes animaux" (218), et une mémoire non consciente serait transmise de génération en génération. Il s'agit bien de retrouver au théâtre ce qui semble à jamais perdu, quelque chose lié au cri, aux premières paroles du corps : « Nous avons à traverser la tempête verbale, réveiller des zones de langage qui n'avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d'un jour. » (127). La relation du langage au corps est aussi sans cesse répétée, et si forte, que Novarina l'associe au sang, insistant sur le « mouvement liquide de la phrase » (27). C'est ce statut particulier, en constant déséquilibre, peu maîtrisable qui fait que la langue est « un drame vivant » (244). La récurrence du lien entre langue, corps et drame est remarquable dans le dialogue avec Marion C.-A., affirmé dans la définition même de ce qu'est le théâtre, « un enclos où l'on vient voir le drame du langage, l'acte du langage sur les corps et dans l'espace » (27) et, plus avant, à propos d'Artaud, « La vraie scène du théâtre de la cruauté, c'est le langage » (49).

    L'"acte du langage" consiste à réveiller le spectateur, à lui faire abandonner ce qui, dans la vie sociale, l'empêche d'être attentif à ce qu'il est, de vivre sans visière avec autrui — c'est l'un des rôles de la litanie au début d'une pièce : le sortir de son quotidien trop rassurant. C'est dire que le théâtre est un « lieu de la vérité et non pas du travestissement » (145). Novarina entend combattre « La mécanisation mentale. L'avancée du rouleau compresseur idéologique. L'empire de la mécanique communicationnelle. La dictée, la pétrification de tout. » (13) Programme ambitieux qui le place, comme il le revendique, dans la lignée de Brecht ; il rejette lui aussi la psychologie, la recherche de l'émotion et l'identification aux personnages : la scène doit être un « lieu de mue et de mutation » (46).

   Ces exigences posent des problèmes complexes de mise en scène et une manière particulière de diriger les acteurs : une partie importante du livre est consacrée dans le détail à ces questions et il n'est guère possible de les résumer. Retenons que l'acteur est un « visage vide : une présence absente » (65), et que tout son effort consiste à parvenir à « sorte d'état non théâtral » (124). Ce qui conduit Novarina à la comparaison avec le prêtre qui nettoie l'autel avant la consécration ; alors, « il effectue une suite de gestes simples. Aucune psychologie. Absence d'homme. Il n'y a ni solennité spectaculaire ni ralentissement du temps. » (126) Retenons aussi que dans cette conception du théâtre « les acteurs donnent leur corps au livre » (135) — on lit une fois encore le lien entre langage, drame et corps.

   Quand il est interrogé sur sa formation, Novarina répond : « Tout le monde peignait, dessinait et écrivait dans la famille » (237) ; c'est une aide précieuse, cela n'empêche pas de suivre dans les entretiens quelle énergie il a eue pour embrasser des modèles très différents, le théâtre Nô, le théâtre yiddish avec ses acteurs qui pratiquent le « chanté-parlé » (74), et le cirque, une des passions de son père qui l'emmena aussi voir Les Branquignols avec Louis de Funès, acteur exemplaire pour le « grand démontage du corps humain » (29). On cherche le fil de ses lectures, par exemple de La Fontaine, Mme Guyon et Bossuet : c'est encore le « savoir du corps » (229) qui les réunit. Il a commencé à étudier les écrits d'Artaud, avant de travailler avec Jean-Marc Villégier, Marcel Bozonnet, de rencontrer Carmelo Bene dans la maison d'édition, "Dramaturgie", de José Guinot, d'être soutenu par Lucien Attoun, Alain Trutat à France Culture où Marcel Maréchal enregistra L'Atelier volant. Il n'a jamais cessé d'écrire et il est bon de retourner à ses textes quand on lit ce propos : « Je n'ai jamais voulu faire du théâtre, j'ai déployé mes livres sur scène. » (135)

Valère Novarina, L'organe du langage, c'est la main, dialogue avec Marion Chénetier-Alev, Argol, 272 p., 29 €.

Note de lecture publiée dans Europe, mai 2014.

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   Nathalie Riera, Sabine Péglion et Richard Skryzak

 

        présenteront le n° 2 des Carnets d'eucharis

 

        Lecture des écrivains publiés dans ce numéro

 

VENDREDI 16 MAI 2014 

à 20 h 

à L’Observatoire du livre et de l’écrit « Le MOTif » 

6, villa Marcel-Lods 

Passage de l’Atlas 

75019 Paris