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15/11/2018

Jean Tortel, Du jour et de la nuit

 

Dure prairie

Table de joie

Le muscle épie

Votre cassure.

 

Vous immobile

Vous retenez

Comme un lutteur

Sa défaillance

 

Ce qui remonte

Des profondeurs

Et vous disperse.

 

Jean Tortel, Du jour et de la nuit,

Jean Vigneau, 1944, p. 93.

26/06/2017

Camille Loivier, éparpillements

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                  Cahier 1

 

[…]

 

je suis le minotaure à qui on sacrifie l’enfance

au coin il y a un corps que je vais piétiner

 

avec le lierre en boule et la glycine

la maison disparaît et s’alourdit

des sortes d’ailes poussent pour s’éloigner de soi

s’enfonce dans ce qui se déforme

 

des parties s’imbriquent dans les autres

des morceaux s’enjambent puis se fondent

une cicatrice apparaît

au coin se perd

une encoche rappelle

 

— une prairie et trois buses en cercle dans le ciel planent —

 

Camille Loivier, éparpillements, isabelle sauvage, 2017, p. 43.

27/01/2015

Jean-Loup Trassard, Caloge

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                               Croissant

 

   Il disait qu'il allait y aller. Mais il avait commencé au jardin, arraché ou coupé, brûlé bourrier, ronces, fanes d'artichauts. Débité les branches tombées pendant la tempête, mis les triques à l'abri sous le bûcher. Fait un fourneau encore pour les feuilles, bois mort, grandes herbes, lierre. Consolidé les clôtures et barrières, payé dans le bourg plusieurs factures. Son travail de bureau le tenait aussi à l'intérieur. Cependant il voulait avant de repartir mettre la propriété en ordre; Et savait qu'en rentrant, après trois semaines, il faudrait déjà tout reprendre. Vous n'imaginez pas ça, vous, en ville. Ce n'est pas seulement le rapport. Il y a du respect pour la terre. On ne peut manquer à faire ce qu'il faut. Semblerait qu'on ne lui rend pas ce qu'elle nous donne. Même les prés ont besoin d'entretien, surtout les vieilles pairies de fond comme celles-là où n'importe quoi pousse assez vite si l'on n'y prend pas garde.

   Depuis son arrivée, fin de juin, il s'était mis en retard. Il répétait, avec raison, que fallait couper chardons, orties, oseilles avant qu'elles ne puissent dégrainer. Envahissants, ils prendraient la place de l'herbe. Même rares, leurs touffes rompent le tapis, comme on dit chez nous, « ça dégriche, ou grimace, fait vilain. » Et puis, si vous laissez vos chardons monter, les voisins se plaignent : la graine, emplumée, vole au loin quand elle est mûre, tout le quartier serait ensemencé. Cette année, je ne sais pas pourquoi, on en a eu des sacrés chardons !

 

Jean-Loup Trassard, Caloge, Le temps qu'il fait, 1991, p. 79-80.

23/01/2014

Jean-Loup Trassard, Des cours d'eau peu considérables

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          Une semaine avec Jean-Loup Trassard

L'eau est si claire que le fond ensoleillé reçoit l'ombre non seulement des herbes ou des feuilles qu'elle soulève mais aussi des rides et des remous qui agitent la surface et contre quoi la lumière bute, il s'en forme à travers l'eau coulante de très légères ombres sur le sable ou la vase qui tapissent le lit, elles ondulent, dansent, sans un arrêt, changeantes. J'y vois même glisser de temps à autre l'ombre toute ronde d'une bulle juchée sur le courant.

   Et dans le mouvement de l'eau, invisible celui des parcelles de terre qu'elle arrache, porte suspendues, abandonne. Un jour je ne serai plus sur sa rive, mais le ruisseau continuera — chansons, bulles, lumière liquide — droit en méandres alternés sur la ligne de son penchant, tantôt par bonds et à pleins bords, tantôt murmure sous l'herbe secret, comme il sort au bas de ces pages, d'avoir été dit inchangé (je le vois bien : l'encre le mime, ma plume ne l'a pas touché).

   Debout, j'écoute le bruit que fait la plus petite eau sur la terre.

   Entre un ruisseau et l'autre, des champs de silence entiers.

   La plus longue prairie revêt, au plus ras, une vallée à peine creuse en surface de la planète, sol paisible d'un plissement, tandis que roulent les temps astronomiques. Autour, la floraison pâle des saules, sureaux, épines noires et poiriers, tout parfums, enfleuris de blanc. Des ramiers roucoulent çà et là une profondeur de campagne. Douce par ses draps de rosée, cette prairie est un berceau : mon âme s'y couche.

   Le ruisseau ne cesse d'accourir à l'énigme qu'il pose.

 

Jean-Loup Trassard, Des cours d'eau peu considérables, Le Chemin, Gallimard, 1981, p. 120-121.