24/12/2018
James Sacré, La poésie, comment dire ?
Faire briller la nuit de la langue, est-ce que voilà pas l’essentielle affaire de l’écriture ? Grande quincaillerie qui remue les casseroles de l’académisme ou maladroit boitement dans les mots, peu importe. L’amour qu’on peut manifester pour la langue il faut bien que ça soit par des façons particulières de l’entendre et de l’écrire, avec ou contre les règles (ces anciennes manières plus ou moins réduites au silence des bibliothèques et des discours professoraux). Tous les canons d’amour se défont, au moment de l’amour, en des gestes vaguement ridicules, ou dangereusement splendides, dans l’extase ou le rien. Et bien sûr aucune « bonne manière » d’aimer la langue. Des poètes se perdent dans le noir insignifiant de son silence avec leurs poèmes alambiqués qu’eux seuls voyaient briller dans le temps. D’autres manières d’écrire sont soudain des soleils que tout le monde acclame. Beau soleil, parfois, qui peut n’être que la fusante roue de lumière d’un feu d’artifice. Un soleil pour savoir que nous passons, un peu plus lentement, vers l’énormité sans forme de la nuit.
Des manières d’amour en somme forcément désespérées. Aucune belle région de la langue où nous serions assurés de construire pour l’éternité. Les cathédrales de langage de Chateaubriand s’usent à l’ironie de l’auteur, à celle du temps ; mais elles dressent encore dans notre avenir les manières et les rythmes inquiets de leurs phrases.
James Sacré, Des manières de poète, dans La poésie, comment dire ?, André Dimanche éditeur, 1993, p. 81-82.
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16/04/2018
Pierre Jean Jouve, En miroir
De la poésie
Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter, donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais l’esprit qui formule une réalité aussi fondamentale ne peut s’empêcher de la contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus décriée.
La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c’est que, comme toute acte « inventeur », elle est rare.
La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.
Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l’univers — elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.
Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.
Pierre Jean Jouve, En Miroir(1954, édition revue en 1970), dans Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1055-1056.
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19/01/2015
Pierre Jean Jouve, En Miroir
De la poésie
Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter, donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais l’esprit qui formule une réalité aussi fondamentale ne peut s’empêcher de la contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus décriée.
La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c’est que, comme toute acte « inventeur », elle est rare.
La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.
Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l’univers — elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.
Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.
Pierre Jean Jouve, En Miroir (1954, édition revue en 1970), dans Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1055-1056.
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08/01/2013
Philippe Beck, Poésies didactiques
Et la prose
Prose :
de la masse absorbante
supposant trop les nerfs
fragiles de l’enfantine poésie ?
De la poésie enfantine d’aujourd’hui ?
Véhicule insouciant
véhiculé.
Ce qui est serré
et qu’aère la poésie,
ou la trame sérieuse
de la vie dont les mailles
sont assouplies ou bien relâchées
par de la poésie oxygénée ?
La vertu est prose,
et l’innocence est poésie ?
Hum.
Le monde des corps est prosaïque
et l’espace est poème du commencement,
puis, quand formé, p. de la fin ?
Donc, la santé vraie est prose ?
Et la poésie médicament ?
Mais la santé absolue
est absolument prosaïque,
et il n’y a plus la poésie
si tout est santé
paradisiaque (hypothèse d’alcool),
car les divertissements règnent
là-bas, sans délai.
Là-bas = absolu pays des jouets.
Des poupées.
Le Non
au pur devoir de diversion
est un problème musical.
De la médecine musique.
Philippe Beck, Poésies didactiques,
Théâtre typographique, 2001, p. 119.
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26/07/2012
Émile Verhaeren, Impressions
Le poète plonge dans la vie totale bien trop profondément pour qu'il écrive d'après une formule et s'inquiète d'autre chose que de s'exprimer et d'exprimer en même temps le monde. Rires, larmes, rages, espoirs, désespoirs, pitiés, charités, haines, égoïsmes, vives, vertus, foi, doutes, ardeurs, peines, vanités, angoisses, terreurs, tout cela se mêle en lui, se combat en lui, s'unit parfois en lui, tout cela, suivant les heures, est tour à tour vainqueur ou vaincu, et c'est tout cela — que la cause d'émotion vienne du dedans de lui ou du dehors — qu'il reflète et qu'il traduit. Et traduisant cela, il est l'écho du monde qui n'est que cela.
Si, dans un instant de sécurité et de joie, le poète érige en son œuvre ce qu'il est convenu d'appeler la Beauté, c'est-à-dire une image grave, simple et régulière, sacrez-le artiste de l'art pour l'art : qu'importe ? S'il décrit des tempêtes d'âmes, s'il plonge et crie, s'il grince et se flagelle, nommez-le un romantique : qu'importe ? S'il se penche sur la misère, s'il aime et guérit les plaies, s'il secourt de sa bonté les errants, les flagellés et les pauvres, appelez-le écrivain social : qu'importe encore ?
Émile Verhaeren, Impressions (troisième série), Mercure de France, 1928, p. 188.
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24/09/2011
Jean Paulhan, À demain la poésie
Ce qu'en dit le premier venu
Il est probable, puisque tout le monde le répète, qu'il y a un mystère dans la poésie. Il est sûr en tout cas que nous nous conduisons à son égard comme s'il y avait un mystère. Tu ouvres un livre de poèmes, et tu es dès l'abord saisi. Avant même d'avoir rien lu. Tu attends. Quoi ? Peu importe, tu attends. Déjà tout séparé, retranché, détaché. De quoi ? Mais par exemple — que tu sois homme, ou poète — de toute jalousie, de tout amour-propre, de tout souci de comparaison. Parfaitement débarrassé de toi-même (ce qui ne va pas toujours sans quelque anxiété). Pourtant, tu n'es pas humilié pour autant. Pas molesté le moins du onde. C'est au contraire : tu te rassembles, tu es tout entier redressé — comme si tu entrais dans un beau monument, comme si tu te mêlais à quelque cérémonie. Tout réconcilié, tu penses à toi sans mauvaise humeur. Ta voix intérieure même se transforme.
Ensuite vient le poème, laissons cela. Et quand il est passé ? Non, tu n'as pas appris grand-chose. Que le temps passe vite. Si l'on veut. (Pourtant il est toujours là.) Qu'il faut profiter de la vie pendant que tu la tiens. Bien sûr. Peut-être que tes cheveux ressemblent à des feuilles, et tes dents à des rochers. (D'ailleurs, pas tant que ça.) Tu t'en doutais. Cependant, tu te sens vaguement changé, il t'est resté quelque trace de l'évènement : c'est comme s'il était soudain devenu bizarre que les cheveux ressemblent plus ou moins à des feuilles, et que ta vie soit courte. Dans quelle stupeur es-tu plongé, où le plus banal te paraît singulier, et le singulier banal ? Or il arrive que l'état se prolonge et t'étrange quelques moments. (Comme si le mystère de la poésie, c'était de rendre mystérieux tout ce qui n'est pas elle.) Il dépasse de ta manche un fil qui t'agace parce que tu le vois trembloter sur le papier de ton livre. Tu le brûles à la base, du bout de ta cigarette. Alors tu le vois soudain qui se tord en grelottant, puis se penche et s'abat comme un arbre coupé à la hache, tu crois l'entendre gémir. Tu demeures consterné. Un peu plus tard, tout rentre dans l'ordre. Mais entre l'attente et la retombée, que s'est-il passé ? Eh bien, c'est proprement là le mystère. Et si l'on accorde qu'il est précisément mystérieux que reste-t-il à en dire ? Rien.
Jean Paulhan, À demain, la poésie, Introduction à une anthologie [1947], dans Œuvres complètes, tome II, Le Cercle du Livre précieux, 1966, p. 312.
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23/08/2011
Paul Éluard, L'amour la poésie
Où la vie se contemple tout est submergé
Monté les couronnes d’oubli
Les vertiges au cœur des métamorphoses
D’une écriture d’algues solaires
l’amour et l’amour.
Tes mains font le jour dans l’herbe
Tes yeux font l’amour en plein jour
Les sourires par la taille
Et tes lèvres par les ailes
Tu prends la place des caresses
Tu prends la place des réveils.
*
Toutes les larmes sans raison
Toute la nuit dans ton miroir
La vie du plancher au plafond
Tu doutes de la terre et de ta tête
Dehors tout est mortel
Pourtant tout est dehors
Tu vivras de la vie d’ici
Et de l’espace misérable
Qui répond à tes gestes
Qui placarde tes mots
Sur un mur incompréhensible
Et qui donc pense à ton visage ?
Paul Éluard, L’amour la poésie, Gallimard, 1929, p. 21 et 47.
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18/06/2011
Jude Stéfan, Grains & issues
Et la poésie, elle ? Elle exige une distance dans le langage — on ne poétise pas comme on élabore un roman ou rédige un pamphlet —, elle ne peut répondre à un effort direct, né de la vie même, qui s’inscrirait sitôt en des données verbales propres au scandale ou à la rage de l’être : elle requiert une forme. (À l’opposé de cet artefact D. Collobert a écrit des instants vécus, ponctués de tirets, d’enchaînements de perceptions et sensations unissant vie et écriture, parce qu’elle souffrait cette incapacité d’engagement réel, de témoignage incarné dans le poème, qui l’a menée à son propre renoncement, à ce niveau extrême la littérature étant perçue impossible parce que générale, impersonnelle, négatrice du Soi).
Ces questions ne naissent que d’une croyance naïve en un sujet. Quel est le sujet dans le poème ou le texte — le substrat personnel et fictif ? Beaucoup se croient « auteurs », comme on dit dans les manuels, alors que la littérature est une puissance anonyme de langage, ou j’ « engage » ma propre mort originelle, en toute perte. Même pas contemporain de moi-même, selon Mallarmé, ailleurs, quelque part dans l’espace virtuel qu’est l’écriture vaine, un simulacre de vérité.
Jude Stéfan, « De l’engagement (ou la poésie, elle), dans Grains & issues, La ligne d’ombre, 2008, p. 64-65.
© photo Tristan Hordé
envoi
outre les cendres
au soir d’un beau jour
il n’y a plus le sentiment
du temps ou des choses il
n’y a plus que la lettre
phrases et tablettes
brûlées les seules questions
dieu, la mort, le temps, l’amour,
la mer, le trou
où jouir et naître
pourquoi jadis ces sourcils fournis
adieu riantes peintures
Sertorius et Pompée
les mouches d’été
Jude Stéfan, Caprices, Gallimard, 2004, p. 81.
p. de Virgule
j’ai longtemps médité sur ta nudité
le mur était enlacé de lierre le
même qui dévorerait ta rouille
mes mains froides à ton flanc battant
et les rides sur ton visage attendant
puis nous nous crucifiions soudain
en pleurs comme emprisonnés aheurtés à
nos parois de chair, j’ai longtemps cher-
ché ta tombe désertée toutes tes âmes
mortes qui riaient et qui chantaient
dans les dimanches Toi seule m’étrei-
gnais le membre en chemin je mange enco-
re ta lourde langue Olga ma tante ma
Suzeraine
Jude Stéfan, La Muse province (76 proses en poèmes), Gallimard, 2006, p. 15.
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