13/06/2018
Inger Christensen, La Vallée des papillons
Éphémères visions des regrettés défunts,
le papillon de l’aubépine qui plane
comme un nuage blanc teinté de traces
de bouquets rouges tissés par la lumière,
grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers
de bras des giroflées, asters et gypsophiles,
mon père qui m’enseigna les premiers noms
de ce qui doit ramper avant de disparaître
pénètrent avec moi dans la vallée des papillons
où tout n’existe que de ce côté, où même
les morts entendent le rossignol, son chant
possède une pulsation étrange, mélancolique
qui va de la souffrance à la souffrance,
mon oreille répond d’un tintement secret.
Inger Christense, La Vallée des papillons, traduction du danois Karl et Janine Poulsen, Rehauts, 2018, p. 19.
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29/01/2015
Marcel Proust, Écrits et articles
Une grand-mère
Il y a des personnes qui vivent sans avoir pour ainsi dire de force, comme il y a des personnes qui chantent sans avoir de voix. Ce sont les plus intéressantes ; elles ont remplacé la matière qui leur manque par l'intelligence et le sentiment. La grand-mère de notre cher collaborateur et ami Robert de Flers, Mme de Rozière, qu'on enterre aujourd'hui (...), n'était qu'intelligence et que sentiment. Consumée de la perpétuelle inquiétude qu'est un grand amour qui dure toute la vie (son amour pour son petit-fils), comment eût-elle pu être bien portante ! Mais elle avait cette santé particulière des êtres supérieurs qui n'en ont pas et qu'on appelle la vitalité. Si frêle, si légère, elle surnageait toujours aux plus effroyables sautes de la maladie, et au moment où on la croyait terrassée, on l'apercevait, rapide, toujours au sommet, et suivant de tout près la barque qui menait son petit fils à la célébrité et au bonheur, non pour qu'il en rejaillît rien sur elle, mais pour voir s'il n'y manquerait de rien, s'il n'y aurait pas encore un peu besoin de ses soins de grand-mère, ce qu'au fond elle espérait bien. Il faut que la mort soit vraiment bien forte pour avoir pu les séparer !
(...) Elle ne quittait pas plus son lit ou sa chambre que Joubert, que Descartes, que d'autres personnes encore qui croient nécessaires à leur santé de rester beaucoup couchées sans avoir pour cela la délicatesse d'esprit de l'un ni la puissance d'esprit de l'autre. (...) Chateaubriand disait de Joubert qu'il restait constamment étendu et les yeux fermés, mais que jamais il n'était si agité et ne se fatiguait tant que dans ces moments-là. Pour la même raison, Pascal ne put jamais, sur ce point, suivre les conseils que lui prodigua Descartes. Il en est ainsi de beaucoup de malades à qui l'on recommande le silence, mais (...) leur pensée « leur fait du bruit. »
Marcel Proust, Écrits et articles (dans Contre Sainte-Beuve, suivi de —), édition établie par Pierre Clarac, Pléiade / Gallimard, 1971, p. 545 et 547.
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05/07/2012
Jude Stéfan, La Muse Province
p.[oème] de l'aïeule
Grand-mère
qui écrivais sans ponctuation mais sans faute
j'ai été lu à 11 h 27' 48"" ce 26 janvier 01
qui n'ai jamais pu dire « j'espère » l'arrière
latéral gauche Pignol atteint de cancer Tu
poussais ta brouette tu lavais le linge li-
sais L'Excelsior et n'avais de défauts
ignominieusement emportée par gifle de dieu
comme Toi crispant d'avance les doigts j'
écrivis des poèmes pour rien puis végétai
Tu gis enterrée en face d'une épicerie-café
tes deux fils morts irréconciliés j'incline
encore la clenche je creuse le seuil les
Humains pullulent de plus belle je m'étends
sur la chaise longue à écouter le balancier
ah j'étais au calme Ils croient à Pâques à
leur inexistence Tu ne riais jamais sans
tristesse Tu portais chapeau paillé robe
désuets Leurs chiens gueulards nous oppriment
leur haute Sottise nous suicide
Jude Stéfan, La Muse Province, Gallimard, 2002, p. 14.
©Photo Chantal Tanet (juillet 2010)
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