07/03/2012
Pierre Jean Jouve, Proses (Nuages, Formes), dans Œuvre II
Nuages
Nous nous étions bien trompés sur les nuages, alors que nous les croyions les signes de l'infini. « J'aime les nuages... les nuages qui passent... les merveilleux nuages... » À présent que nous montons sur les nuages, nous voyons ces bêtes, volumineuses et mornes, du faux pays de la haute tristesse : nous voyons ces cheminements d'années noires blêmes, ou blanches comme la mort, se poursuivre pour entasser l'impitoyable couvercle sous lequel rampe la destinée. Le ciel est-il d'un vert électrique trop pur, nous gémissons d'y être des intrus, à cause de ces nuages blessants, pareils à une terre boursouflée. Montagnes de caricature, vous nous exilez de nous-mêmes, vous nous montrez le long néant certain, et la traînée de couchant rougeâtre qui borde n'a même plus la force de nous plaindre.
Malheur à la vie humaine prisonnière des nuages.
*
Formes
L'art est forme, mais encore faut-il que le terme aille aux profondeurs : « L'idée et la forme sont deux êtres en un. » Est-il un amour sans corps ? une beauté sans matière, une ivresse sans flacon, est-il un désir sans objet pour lui marquer de loin sa mort ? Mais les formes d'hier nous abusent aujourd'hui par des conventions de vêtements sur des ombres défuntes. Nous du moins avons reçu l'obligation de pénétrer des formes vives adéquates au vide dévorant, des formes de l'informe, des formes consumant la durée même. Formes contraires à celles qui les ont enfantées, ennemies de leur mère, en désaccord sur toutes les manières de contact : notre ouvrage est de faire passer par elles l'amour avec l'intouchable, ce qui comporte mouvement, exaspération, limite et spasme, pour la production du vrai.
Pierre Jean Jouve, Proses, dans Œuvre II, texte établi et présenté par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1206 et 1240.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre jean jouve, nuages, formes, starobinski | Facebook |
06/03/2012
Ossip E. Mandelstam, Le Bruit du temps
La bibliothèque de la prime enfance est un compagnon de route pour la vie entière. La disposition des étagères, les collections d'ouvrages, la couleur des dos, on les perçoit comme la teinte, la hauteur et la structure mêmes de la littérature universelle. Si bien que les volumes absents d'une première bibliothèque n'alimenteront jamais ce vaste édifice livresque où se reflète l'image du monde. Là, qu'on le veuille ou non, chaque œuvre est classique, et aucun dos de livre n'en peut être soustrait.
[...] L'étagère du bas, dans mon souvenir, offrait toujours une image de chaos ; les livres n'y avaient pas leurs dos alignés, ils étaient couchés comme des ruines : des Pentateuques roussis aux reliures en loques, une Histoire juive écrite dans la langue hésitante et maladroite d'un talmudiste parlant russe. C'était le chaos judaïque précipité dans la poussière. Où il fut très vite rejoint par mon alphabet hébreu ancien, que je n'ai donc jamais appris. [...]
Au-dessus des ruines juives commençaient les livres bien rangés : on y trouvait les Allemands : Schiller, Goethe, Körner — puis Shakespeare en allemand — vieilles éditions de Leipzig et Tübingen, ventrues, râblées, aux reliures bordeaux en cuir estampé, et dont les petits caractères convenaient aux yeux d'un public jeune ; les gravures étaient gracieuses, un peu à la manière antique : femmes aux cheveux indisciplinés se tordant les mains, lampes aux allures de lustre, cavaliers au front haut, grappes de raisin en vignette. Mon père, en autodidacte, s'était frayé là, hors des fourrés talmudiques, un passage jusqu'au monde germanique.
Plus haut encore, il y avait les livres russes de ma mère — Pouchkine, édition Issakov de 1876. Je pense aujourd'hui encore que c'était une belle édition, elle me plaît davantage que celle de l'Académie. Là, rien d'inutile : les caractères sont harmonieux, les colonnes de vers s'écoulent, fluides comme des bataillons que guident en stratèges les chiffres sensés et précis des années jusqu'en trente-sept. La couleur du Pouchkine ? Chacune étant due au hasard, laquelle élire pour des paroles murmurées ? Hou, cet idiot d'alphabet coloré de Rimbaud !
Mon Pouchkine d'Issakov avait une défroque décolorée dans sa reliure de calicot pour lycéens, une soutane brun-noir déteinte, aux intonations terreuses, sableuses ; elle ne craignait ni tavelure ni encre ni feu ni pétrole. Le sable noir de ce froc d'un quart de siècle avait amoureusement tout absorbé en lui — et je ressens, d'autant plus vifs sous cet habit de tous les jours, la beauté spirituelle et le charme presque physique de mon Pouchkine maternel. On y avait écrit d'une encre rouge pâle : « À l'élève de troisième pour son zèle ». Il y avait là, comme ourdis dans le tissu de cette édition, les récits autour des maîtres et maîtresses exemplaires, aux joues rosies de phtisie, aux souliers troués : les années quatre-vingt à Vilno.
Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps [1923], traduit du russe et présenté par Jean-Claude Schneider, éditions Le bruit du temps, 2012, p. 36-37.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ossip mandelstam, le bruit du temps, bibliothèque, enfance | Facebook |
05/03/2012
Nathalie Riera, Clairvision
Ralentir. La mer étale du matin. Pas un souffle dans l’air. Jusqu’au moindre bruit qui aussitôt fait trêve : me complaire à cette suspension brutale. C’est là que je me dis qu’il n’y a rien à élucider, à combler, juste vaciller sur des hauts talons. S’asseoir un moment, savoir qu’il suffit d’une route pour que ça étincelle et t’emporte, au temps des ronces où tous les crimes sont permis.
Le fond de l’eau. Ce qui fut éclair et azur, sans revirement possible, d’un vénérable bleu marine.
Accélérer. Les premières vagues, l’iode et le ressac. Une route qui t’emporte, la houle sauvage où je revois de mes yeux enfant sur le papier une larme d’encre qui n’est pas une rature. Les algues ne rompent pas leurs liens. Les mots me choisissent, herbe et terre sous les talons.
La transparence de l’eau : sous un arbre, je dessine les bruits des sabots.
Parmi des esquisses de poussière soulevée par le passage des chevaux, un tapage de mots. Quelques feuilles d’arbres agitées, quelques pages d’un livre sans histoire, sans personnage, rectos versos muets.
Nathalie Riera, Clairvision, Publie.net, 142 pages en pdf, illustrations de Lambert Savigneux, p. 17.
Nathalie Riera publie en ligne la revue de littérature Les carnets d'eucharis.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nathalie riéra, clairvision, la mer, les mots | Facebook |
04/03/2012
Valérie Rouzeau, Vrouz
Bonne qu'à ça ou rien
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c'est déboires
Mourir impossible présentement
Incapable de jouer ni flûte ni violon dingue
De me coiffer pétard de revendre la mèche
De converser longtemps
De poireauter beaucoup d'attendre un seul enfant
Pas fichue d'interrompre la rumeur qui se prend
Dans mes feuilles de saison.
*
Aussi je est un hôte d'on ne sait qui ni quoi
Mystère en bout de course comme à la balançoire
La vie assujettit drôlement ses invités
Alors je vante le vent par ma lucarne ouverte
Et je ne confonds pas auspices avec hospices
Rouzeau avec réseau dentiste avec temps triste
Pater avec par terre pleure avec meurs meurs meurs
Tu pisseras moins moins moins
Mon poème ne compte pas davantage
Que la conversation bruyante de mon prochain
M'empêchant de poursuivre par ici sauf
À fermer ma lucarne ou la repeindre en bleu
Appeler ma prochaine
Ou m'écrier au feu
Valérie Rouzeau, Vrouz, La Table Ronde, mars 2012, p. 11, 140.
© Photo Tristan Hordé
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : valérie rouzeau, vrouz, autobiographie | Facebook |
03/03/2012
Maïakovski, "Adulte", dans Lettres à Lily Brik
Adulte
Adulte, on fait de affaires.
Des roubles en poche.
De l'amour ? En voila !
Pour cent petits roubles.
Et moi,
sans domicile,
les mains
dans les poches
déchirées,
je m'en allais, les yeux ouverts.
La nuit
vous mettez vos meilleurs habits,
vous cherchez le repos sur l'épouse ou la veuve.
Et moi,
Moscou m'étouffait dans ses bras,
de l'anneau des boulevards sans fin.
Dans vos cœurs,
dans vos monstres,
vont et viennent les amantes.
Quels transports, partenaires de la couche d'amour !
Moi, qui suis la place de la Passion,
je surprends
le sauvage battement de cœur des capitales.
Déboutonné,
le cœur presque dehors,
je m'ouvrais au soleil et à la fleur d'automobile...
Déboutonné,
le cœur presque dehors,
je m'ouvrais au soleil et à la flaque d'eau.
Entrez avec vos passions !
Grimpez avec vos amours !
Dès maintenant, j'ai perdu le contrôle de mon cœur.
Je connais chez autrui le domicile du cœur.
Il est dans la poitrine — c'est connu de chacun.
Avec moi,
l'anatomie a perdu la tête.
Je suis tout cœur —
Cela bat de partout.
Ô, combien fussent-ils,
seulement les printemps,
en vingt ans engloutis dans sa fournaise !
Accumulé, leur poids n'est pas supportable.
Pas supportable,
non pour le rire,
mais à la lettre.
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lily Brik (1917-1930),
traduites du russe par Andrée Robel et présentées par
Claude Frioux, Gallimard, 1969, p. 95-96.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maïakovski, lettres à lily brik, adulte | Facebook |
02/03/2012
Marcel Schwob, Le Livre de Monelle
Monelle me trouva dans la plaine où j'errais et me prit par la main.
— N'aie point de surprise, dit-elle, c'est moi et ce n'est pas moi ;
Tu me retrouveras encore et tu me perdras ;
Encore une fois je viendrai parmi vous ; car peu d'hommes m'ont vue et aucun ne m'a comprise ;
Et tu m'oublieras et tu me reconnaîtras et tu m'oublieras.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai des petites prostituées et tu sauras le commencement.
Bonaparte le tueur, à dix-huit ans, rencontra sous les portes de fer du Palais-Royal une petite prostituée. Elle avait le teint pâle et grelottait de froid. Mais « il fallait vivre » lui dit-elle. Ni toi, ni moi, nous ne savons le nom de cette petite que Bonaparte emmena, par une nuit de novembre, dans sa chambre, à l'hôtel de Cherbourg. Elle était de Nantes, en Bretagne. Elle était faible et lasse, et son amant venait de l'abandonner. Elle était simple et bonne ; sa voix avait un son très doux. Bonaparte se souvint de tout cela. Et je pense qu'après le souvenir du son de sa voix l'émut jusqu'aux larmes et qu'il la chercha longtemps, sans jamais plus la revoir, dans les soirées d'hiver.
Car, vois-tu, les petites prostituées ne sortent qu'une fois de la foule nocturne pour une tâche de bonté. La pauvre Anne accourue vers Thomas de Quincey, le mangeur d'opium, défaillant dans la large rue d'Oxford sous les grosses lampes allumées. Les yeux humides elle lui porta aux lèvres un verre de vin doux, l'embrassa et le câlina. Puis elle rentra dans la nuit. Peut-être qu'elle mourut bientôt. Elle toussait, dit de Quincey, le dernier soir que je l'ai vue. Peut-être qu'elle errait encore dans les rues ; mais, malgré la passion de sa recherche, quoiqu'il bravât les rires des gens auxquels il s'adressait, Anne fut perdue pour toujours. Quand il eut plus tard une maison chaude, il songea souvent avec des larmes que la pauvre Anne aurait pu vivre là près de lui ; au lieu qu'il se la représentait malade, ou mourante, ou désolée, dans la noirceur centrale d'un b... de Londres, et elle avait emporté tout l'amour pitoyable de son cœur.
Marcel Schwob, Le Livre de Monelle, 1959 [1894], p. 9-11.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marcel schwo, le livre de monelle, de quincey, prostituée | Facebook |
01/03/2012
Lecture de : Paol Keineg, Les trucs sont démolis
Les éditions Obsidiane ont publié Oiseaux de Bretagne, oiseaux d’Amérique en 1984 et Le temps qu’il fait Là, et pas là en 2005 ; leur travail de coédition offre le moyen de mesurer l’importance d’une œuvre, diverse et riche aventure dans la langue – dans les langues, puisqu’un ensemble bilingue rappelle ici le rôle du breton dans l’écriture de Paol Keineg. Le titre, qui semble énigmatique, est un fragment de vers tiré de "Grand opéra" dans Les Amours jaunes de Corbière : à reprendre ce poème, on y reconnaît des aspects de la poésie de Paol Keineg, le goût de la dérision et un sentiment de désillusion ; comme le constate l’ange que fait parler Corbière, « ... Ma blanche couronne à ma tête / Déjà s’effeuille ; la tempête / Dans mes mains a brisé mon lys... // [...] Comme les trucs sont démolis ! » (1).
Il est exclu de proposer autre chose dans cette note qu’un rapide survol autour de quelques points : pour donner envie de lire, ou de relire, ensuite la totalité des livres encore disponibles. Paol Keineg a publié 4 recueils chez Pierre-Jean Oswald (tous épuisés...)(2), après Le poème du pays qui a faim, livre violent, dont on a pu juger excessif le tableau d’une Bretagne aussi mal en point qu’une colonie, comme l’Algérie un peu plus tôt qui avait obtenu son indépendance ; ainsi :
Bretons exportés... Bretons déportés... Bretons saisonniers à Jer. Bretons fermiers d’Aquitaine... Bretons canalisés... pressurés... Bretons ouvriers à Paris... Bretons manufacturés... moulés... stéréotypés... mirés calibrés désinfectés enveloppés encaissés et expédiés... petits Bretons changeables et interchangeables... Bretons inadaptés exploités humiliés écrasés aspirés asphyxiés oubliés... Bretons colonisés... Bretons sous-développés...
Mais isoler un fragment pour ne retenir que le caractère rageur du texte serait fort réducteur. Paol Keineg était alors militant du parti autonomiste Union Démocratique Bretonne (dont il a été un des fondateurs en 1964), ce qui lui valut d’ailleurs d’être exclu de l’enseignement en 1972. Il était aussi et surtout poète et l’on s’en convainc à relire ce premier long poème, qui a le ton des épopées (« je vois ! / oh ! je vois ! / la cohue puissante des auges sur la mer / les auges de pierre sur l’épine dorsale des vagues / les hommes debout à l’avant des vaisseaux de granit / etc. »). Saisissant est aussi le plaisir des images et des anaphores qui rapproche Paol Keineg à cette époque d’un Aimé Césaire, avec « la lèpre amère des orties », avec les « ronces des rochers ». La Bretagne ne quittera pas la poésie de Paol Keineg, en s’y maintenant autrement : poèmes qui abandonnent en grande partie le lyrisme des premiers vers, désormais plus attachés à la simplicité des jours avec le recueil bilingue Histoires vraies / Mojennoù gwir, poèmes qui abandonnent un temps le français dans 35 haiku, ou qui plongent dans la littérature et les légendes celtiques avec Boudica, Taliesin et autres poèmes et les Préfaces au Goddodin. La phrase y est souvent plus elliptique, comme si dans la hâte il ne fallait en conserver que l’essentiel, sans verbe : « Pays dépaysé, la démence dans les pages. Une femme dicte. Pot-pourri de slogans. Kentoc’h mervel. La liberté ou la mort. » Le paysage appartient toujours à la Bretagne et le vocabulaire de la langue bretonne s’installe dans la phrase française – gwerz, plou, rouzig, botoù-koat, etc.
On ne peut lire un enfermement dans une région, avec l’exaltation de coutumes particulières ou l’allusion à des actes militants4, et faire de Paol Keineg un poète des revendications autonomistes. Mauvaise manière de le présenter. Certes, « Un beau jour, on se retrouve avec une conscience nationale et tous ses accessoires », mais aussi :
Les peuples pauvres en ce siècle punitif, petits mecs et bouseux, bonniches et mouquères, travaillent aux contributions indirectes. Et moi qui fouille dans les panthéons littéraires, je trouve le temps long.
Et encore, sans concession : « Depuis des années, j’entends citer Michel Torga : l’universel, c’est le local, sans les murs. La phrase est séduisante et elle illustre les dangers de la métaphore, parce qu’enfin, moi j’ai besoin de quatre murs et d’un toit. »
Comment ne pas approuver ? Il y a bien chez Paol Keineg la volonté de restituer leur dignité à une langue et à ceux qui la parlent. Et la passion de dire l’utopie (« Je parle d’un temps qui n’existe pas »). Mais avec les années qui passent, il sait et écrit qu’il s’agit d’une utopie et, sans renoncer à rien, se colletant avec « la mémoire retorse de la syntaxe », il privilégie le travail avec les mots, avec ce plaisir souvent des homophonies et des rapprochements qui appartiennent à la tradition poétique ; au hasard : « la marée noire, la mariée blanche », « j’ai sans raison cent raisons d’espérer », le babil de Babel le débat des débuts ». Les paysages de l’enfance sont toujours là (et les cochons...), mais aussi Perros et Kafka, Dada et Zukofsky, Pouchkine et Tourgueniev, Celan et Rosmarie Waldrop. Et toutes les langues, celles apprises, le portugais brésilien pour lire Da Cunha et l’allemand pour « Heine, Rilke, Goethe en édition bilingue ». Celles qui manquent et qui manqueront pour approcher la complexité des manières d’être.
Terminons avec deux citations de Paol Keineg : « À mesure qu’on écrit on accumule les ruines » et « Longtemps j’ai cru que la poésie devait dire quelque chose »
Paol Keineg, Les trucs sont démolis, une anthologie, 1967-2005, Obsidiane & Le temps qu’il fait, 2008.
Une première version de cette recension a paru en 2009.
(1). Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 757.
(2) Évocation nostalgique, puisque j’ai d'abord lu Paol Keineg sous la couverture des éditions P.-J. Oswald. Pierre-Jean Oswald, éditeur militant, fit connaître à la fin des années 1950 la poésie algérienne, de Ismaël Aït Djafer ou de Henri Kréa, mais aussi quelques Cantos et des poèmes de Pound, traduits par René Laubiès, en 1958. Quand une étude rendra-t-elle justice à cet éditeur méconnu aujourd’hui (né en 1931, mort le 28 septembre 2000 d’un cancer) ?.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paol keineg, les trucs sont démolis | Facebook |
29/02/2012
Thomas Bernhard, Mes Prix littéraires
[après la publication de Gel]
[...] lorsque le déluge de critiques, incroyablement violent et complètement contradictoire, des éloges les plus embarrassants aux descentes en flèche les plus féroces, a pris fin, je me suis senti d'un seul coup comme anéanti, comme si je venais de tomber sans rémission dans un épouvantable puits sans fond. J'étais persuadé que l'erreur d'avoir placé tous mes espoirs dans la littérature allait m'étouffer. Je ne voulais plus entendre parler de littérature. Elle ne m'avait pas rendu heureux , mais jeté au fond de cette fosse fangeuse et suffocante d'où l'on ne peut plus s'échapper, pensai-je à l'époque. Je maudissais la littérature et ma dépravation auprès d'elle et j'allais sur des chantiers pour finalement me faire engager en tant que chauffeur-livreur pour la société Christophorus, située sur la Klosterneuburgerstrasse. Pendant des mois j'ai fait des livraisons de bière pour la célèbre brasserie Gösser. Ce faisant, j'ai non seulement très bien appris à conduire des camions, mais aussi à connaître encore mieux qu'avant la ville de Vienne tout entière. J'habitais chez ma tante et je gagnais ma vie comme chauffeur de poids lourds. Je ne voulais plus entendre parler de littérature, j'avais placé en elle tout ce que j'avais, et elle m'avait récompensé en me jetant au fond d'une fosse. La littérature me dégoûtait, je détestais tous les éditeurs et toutes les maisons d'édition et tous les livres. Il me semblait qu'en écrivant Gel, j'avais été victime d'une escroquerie gigantesque. J'étais heureux quand, dans ma veste de cuir, je m'installais au volant du vieux camion Steyr et sillonnais la ville en faisant vrombir le moteur. C'est là que se montrait toute l'utilité pour moi d'avoir appris à conduire des camions depuis longtemps, c'était une des conditions pour obtenir un poste en Afrique auquel je m'étais porté candidat, des années auparavant, ce qui finalement ne s'était pas fait, en raison d'un concours de circonstances en réalité très heureux, comme je sais aujourd'hui.
Thomas Bernhard, Mes Prix littéraires, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, "Du Monde entier", Gallimard, 2009, p. 41-42.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : thomas bernhard, prix littéraires, littérature | Facebook |
28/02/2012
Eugène Savitzkaya, Cénotaphe
Les singes se sont endormis. Leur troupeau sent la primevère, l'ortie mêlée aux paumes blanches ; l'épine taillée jusqu'au doigt, jusqu'au baiser ; l'épaule inerme ; l'aine édentée : feu accouplé au poignet sain, feu empilé sur le ventre de Marie, sur le vêtement décortiqué. Les singes dorment nez contre nez, anneaux enfilés jusqu'aux cœurs.
La pluie tombe, et la mascarade des enfants tristes d'après-midi, de midi, court en serpenteau.
Le trapèze scié, l'arme épilée ! La crécelle, le pommeau comme la terre vide, la tête bridée ; dorure !
Les singes se sont endormis, ventres aux bouches. Je dételle les chèvres du tour de la baratte, les chevaux des pieds de table. Je suis un singe au cou gracieux à boire.
*
Masqué du réséda, je frappe à ta porte. Tu crois au sang, au bélier têtu du silence, et tu sors ta vacillante peur, ta jambe plus belle que toi.
Tous les singes sont mes frères de lait. Et tu as peur du tambour de leurs têtes, de leurs mille têtes sœurs de la forêt, de la cabane d'outils où l'esclave tanne des peaux de paix, de joie.
Eugène Savitzkaya, Cénotaphe, poèmes inédits - 1973, Atelier de l'Agneau, 1998, p. 15, 23.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène savitzkaya, cénotaphe, atelier de l'agneau, singe | Facebook |
27/02/2012
Denis Ferdinande, Une phrase, juste
et retournant, y retourne, de laquelle il aura été, quatre fois dix spectres d’ans treize fractions de seconde puis fracture, enfoui, lui, dans l’argile à même l’argile, ossements pour d’autres qui firent éclater l’argile, passé un siècle de siècles, ce furent les hommes, parmi lesquels il retourne, se souvenant mais de quoi qui ne soit rêvé plutôt, que tout retourne, alors retourne, et tout est au bord avec ce retour de retourner, or par quel retour retourner d’abord, demande-t-il, par quel bord, de ce puits, alors qu’il n’est que de s’y jeter, alors se jette, lumière dans un jardin où il se tient parmi les siens et les très-proches, table jonchée d’aliments et d’alcools, c’est l’après-midi, joie dans ce jardin, tous parlent riant de toute parole que toute soit possible, d’un rire par lequel le sol originaire se convulse et respire, toute végétation, dans la lumière d’un ancien septembre si ce n’est spectrembre, riant de ces paroles les si chers visages, n’en revenir d’aucun revenant, que cela se tint et sera revenu, pouvait revenir, reviendrait encore, puis le puits se prolonge, sur d’autres puits, il avec la pluie, la douce averse s’y déversant, un parc, dans l’univers où s’archivent l’hiver et l’hier, déambule à tâtons un corps parce qu’il fait nuit, et lentement parce qu’il a froid, il sait n’y être plus déjà, qu’il est comme déjà mort, une heure seule, écoulée, qui s’éternise cependant, et « fini » prononce-t-il, quatre lettres dont il n’a pas le pouvoir d’accélérer le constat, heure qui n’est plus à l’instant où l’un le découvre dans le givre, et constate, arrivée l’aurore, autre lueur, pour l’heure s’éternise l’heure le mouvement de son crâne en direction du ciel fait craquer le givre à son cou, astres d’un éclat inhabituel qu’il voudrait dénombrer qu’il dénombre comptant d’autres astres, comme s’il lui fallait à tout prix effectuer ce calcul lui qui n’aura rien calculé de toute son existence, à peine appartiennent-ils encore, ces astres, à lui, à la terre, puisque, presque, la terre n’est plus, ou d’autres pour d’autres, puis il neige, et par cette neige lui semble qu’aura éclaté tout astre, projetant des millions d’éclats dans ce parc sans plus d’existence qu’un flocon, ensuite le puits encore, par lequel il retourne, les visions se mêlent aux visions s’emmêlent jusqu’à ne plus laisser trace que d’un reste de lueur, exténuée et sans contour, qu’il regarde, spectres d’étoiles dévalant l’univers, et toute mémoire sursaute au-devant de ce passage mille fois relayé, lui qui n’a plus d’yeux, voyant qu’il ne voit que comme il lui était possible de voir en rêve, par cet autre œil qu’il sera devenu, spectre parmi les spectres, le monde physique, s’il est encore, il n’en connaît pas d’accès, alors erre dans un puits de puits où la lumière a cessé de pénétrer, mémoire aveugle dérivant vers les profondeurs de ce qu’aura été la terre, qu’un autre rêve, autre part, accès auquel il n’accède pas, dérivant plus encore, alors que c’eût été la chance, l’autre se réveille, et se prononce en lui « l’accès aura été le rêve », phrase que lui aura soufflé le rêve sans lui en souffler le sens, mais encore phrase dont il lui faudra se souvenir à moins qu’elle ne s’efface, lui l’efface, n’en connaissant pas le monde, et retourne, mais où ça qui ne soit perdu depuis toujours, remonter l’avenue R traverser le square S, le jardin T, emprunter dans le désordre les rues U, V, W, cela jusqu’à l’épuisement des lettres, Y, fin de ville, la terre ne va pas plus loin, Z, à l’extrémité, au bord d’où il n’y a plus de terre, ravin à ce bord, et nuit, un homme se tient, seul, et prie, renouvelant les gestes lointains de la prière, il ne sait que prier, ni même qui, mais prie, implore mais qui, et quoi, éprouvant l’intensité de ce temps arraché au temps, du souffle de cette terre arraché à la terre, le vent gonfle sa tunique, voile rêvant de s’embarquer, hors lui, dans l’infini de cette nuit pénétrant sa rétine, il ne se retourne pas, afin de retourner, ayant tout quitté, quitte de ce qu’il aura vu, ayant tout donné, un seul pas et c’en est fini, qu’il effectue mais le sol ne se dérobe pas sous ses pas, car il y a un sol passé le sol, passerelle que déploient chacun des pas d’un corps sans plus de consistance, et l’on comprend qu’il faut se réveiller, et l’on se réveille, effectuant quelques pas dans l’obscurité vers la fenêtre, stabilité étrange de la vision s’acheminant d’est vers l’ouest, détourner le regard, telle table où sont dispersés, pêle-mêle, les feuillets de ce qui ne constituerait probablement jamais un livre, tout juste introduiraient-ils ce livre impossible, une phrase se répète de feuillet en feuillet, mille fois corrigée, corrigeant mille fois les mille corrections [...]
Denis Ferdinande, extrait de Une phrase, juste, à paraître au printemps 2012 aux éditions l’Atelier de l’agneau.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
26/02/2012
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie
[...]
ô mots de naguère de quelques vocables espacés un grand
blanc dilacérait ma voix asphyxiée dans l'appartement endormi
par cent fois j'écrivis j'écrivis les mêmes mots ah balcon
d'où je jetai mes livres à la rue ô enfant qui me les rapportas
au cœur et aux mains me tendis le viatique de ma prose
de tout cela ne demeure que la barque d'y songer seul
rêve à ma vie ajoutée et cela maintenant que dix ans ont
passé qui à nouveau réunit en un don le plus haut ce qui
s'effondra ô pardon qui me fut octroyé par un ciel d'enfant
mais ce qui souffre l'enfance le connaît quand on longe trop
longuement les fleuves ce qui de l'adieu teint de sombre
les lèvres l'enfance le connaît et ne demande pas
une question plus au-dedans de l'homme et de la femme
elle connaît leur souffrance à quoi elle se blesse ce qui d'elle
ne survivra pas au fracas où l'homme et la femme appellent
vois je mets à nu mon chant où respire une morte ô
Gérard qui me fiança avec l'ombre et les lilas défleuris
je puis bien vivre aujourd'hui du long abandon des mains
d'une femme je puis bien vivre avec ce que me retirent les mots
et les cris mes papiers couronnés de taches de vin lilas
dans une cuisine exiguë où s'entassent et l'enfant et l'abîme
je puis bien vivre pauvre sang noir comme on marche dans le passé
parlant d'une chose ou d'une autre d'une tête fleurie de lumière
[...]
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987),
William Blake & C°,1992, p. 47-48.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mathieu bénézet, ode à la poésie | Facebook |
25/02/2012
Jean Tardieu, Nouvelle énigme pour Œdipe, dans Comme ceci comme cela
Nouvelle énigme pour Œdipe
Monologue à deux voix
Est-ce que c'est une chose ? — Non.
Est-ce que c'est un être vivant ? — Oui.
Est-ce que c'est un végétal ? —Non.
Est-ce que c'est un animal ? — Oui.
Est-ce que c'est un animal rampant ? — Quelquefois, pas toujours.
Comment se tient-il ? — Debout.
Est-ce qu'il vole ? — De plus en plus.
Est-ce que c'est un animal qui siffle ? — Quelquefois.
Qui rugit, qui meugle, hennit, miaule, aboie, jappe, jacasse ? — Oui, s'il le veut, par imitation.
Est-ce qu'il sait fabriquer des nids pour ses enfants ? — Il construit toutes sortes d'alvéoles tremblantes.
Est-ce qu'il creuse des galeries souterraines ? — De plus en plus parce qu'il vole et qu'il a peur.
Est-ce qu'il se nourrit de fruits, de plantes ? — Oui parce qu'il est délicat.
Et de viandes ? — Énormément parce qu'il est cruel.
Est-ce qu'il parle ? Beaucoup : ses paroles font un bruit infernal tout autour de la terre.
C'est donc le lion, le tigre et en même temps le bétail et en même temps le perroquet le chat le chien le singe le castor et la taupe ? — Oui oui oui oui à la fois tout cela.
Est-ce qu'il vit la nuit ou le jour ? — Il vit la nuit et le jour. Parfois il dort le jour et travaille la nuit parce qu'il a peur de ses rêves.
Est-ce qu'il voit, est-ce qu'il entend ? — Il voit tout il entend tout, mais il se bouche les oreilles.
Qu'est-ce qu'il fait quand il travaille ? — Il édifie de hautes murailles pour cacher le soleil. Il parle, il chante, il bourdonne pour couvrir le bruit du tonnerre.
Et quand il ne fait rien ? — Il se cache. Il tremble de tous ses membres, il ne sait pas pourquoi.
Est-ce qu'il va vers quelque chose, vers quelqu'un ? — Il le croit, il feint d'être appelé, désigné, couronné.
Est-il mortel ? — Il pense être immortel mais il meurt.
Est-ce qu'il aime sa mort ? — Il la déteste il ne la comprend pas.
Que fait-il contre sa mort puisqu'il ne l'aime pas ? — Il la multiplie en lui et hors de lui partout sur la terre le mer et dans les airs, il la répand à profusion il se nourrit de vie, c'est-à-dire de mort.
Et avec tout ce massacre, qu'est-ce qu'il espère gagner ? — Il croit perdre de vue le terme, il brouille l'horizon.
Qu'attend-il à la fin ? — Sa mort, sa propre mort.
Et lorsque que vient sa propre mort ? — Il ne la reconnaît pas : il croit que c'est la vie et il se prosterne en pleurant.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979, p. 39-40.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Tardieu Jean | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean tardieu, énigme pour Œdipe, comme ceci comme cela | Facebook |
24/02/2012
William Blake, Chanson de folie, dans Esquisses poétiques
Chanson de folie
Les vents sauvages pleurent,
La nuit est glacée ;
Viens, ici, Sommeil,
Et dévoile mes chagrins.
Mais voici le point du jour
Dans les hauteurs de l'Orient
Et les oiseaux frémissants de l'aube
S'envolent loin de la terre
Voyez, jusqu'au zénith
De la voûte céleste,
Chargés de douleurs,
Mes accents sont portés ;
Ils frappent l'oreille de le anuit,
Et font couler les larmes du jour ;
Ils font rugir les vents en folie
Et se jouent avec la tempête.
Comme un démon dans la nue
Hurlant de douleur
Suivant la nuit je me hâte
Et avec la nuit je m'en irai
Me détournant de l'Orient
D'où nous est venue consolation,
Car la lumière frappe mon âme
D'un indicible mal.
Mad song
The wild winds weep,
And the night is a-cold ;
Come hither, Sleep,
And my grifs unfold :
But Io ! the morning peeps
Over the eastern steeps,
And the rustling birds of dawn
The earth do scorn.
Lo ! to the vault
Of paved heaven,
With sorrow fraught
My notes are driven :
They strike the ear of Night,
Make weep ths eyes of day ;
They make mad te roaring winds,
And with tempests palay.
Like a fiend in a cloud
With owling woe,
After night I do croud,
And with night will go ;
I turn my back to the east
From whence comforts have increas'd ;
For light doth seize my brain
With frantic pain.
William Blake, Esquisses poétiques, dans Poèmes,
traduction et préface L Cazamian, Aubier-Flammarion,
1968, p. 99 et 98.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : william blake, chanson de folie, cazamian | Facebook |
23/02/2012
H[ilda] D[oolittle], Trilogie
Les murs ne tombent pas
[1]
Un incident ici et là,
grilles confisquées (pour les canons)
dans ton (et mon) vieux square :
brume et gris brumeux, pas de couleur,
mais abeille, poussin et lièvre de Luxor
poursuivent un but inaltérable
en vert, rose-rouge, lapis ;
ils continuent à prophétiser
depuis le papyrus de pierre :
là-bas, comme ici, ruine ouvre
la tombe, le temple ; entre
là-bas comme ici, aucune porte :
le lieu saint est ouvert au ciel,
la pluie tombe, ici, là-bas
le sable glisse ; l'éternité endure :
ruine partout, or comme le toit tombé
laisse la chambre scellée
ouverte à l'air,
ainsi, dans notre désolation,
des pensées s'éveillent, l'inspiration nous traque
dans l'obscurité :
sans le savoir, Esprit annonce la Présence ;
nous sommes pris de frissons,
comme autrefois, Samuel :
tremblant à un coin de rues connu,
nous ignorons et sommes ignorés ;
la Pythie prononce — nous nous rendons
dans une autre cave, vers un autre mur tranché
où de pauvres ustensiles sont montrés
comme des objets rares dans un musée ;
Pompéi n'a rien à nous apprendre,
nous connaissons la fissure volcanique,
le flot lent de la terrible lave,
pression sur le cœur, les poumons, cerveau
prêt à rompre dans son fragile écrin
(tout ce que le crâne peut endurer !) :
au-dessus de nous, feu apocryphe,
au-dessous, la terre tangue, le sol penche,
déclivité d'un trottoir
où des hommes titubent, ivres
d'une nouvelle confusion,
sorcellerie, possession :
la structure d'os n'était pas faite pour
un tel choc tissé dans la terreur
pourtant le squelette a résisté :
la chair ? elle a fondu,
le cœur, brûlé, braises mortes,
tendons, muscles brisés, bogue externe démembrée,
pourtant la charpente a tenu :
nous avons passé la flamme, surpris —
sauvé par quoi ? pour quoi ?
H[ilda] D[oolittle], Trilogie, traduit par Bernard Hoepffner,
éditions Corti, 2011, p. 9-11.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hilda doolittle, h. d., trilogie | Facebook |
22/02/2012
e.e. cummings, Érotiques, traduction Jacques Demarcq
les couleurs sales de son baiser viennent
d'étrangler
mon sang voyeur, son cœur jacasseur
a riveté un gratte-ciel pleureur
en moi
je mords la croute friable des yeux
(sentant juste une pression joyeuse de l'abdomen
Vanter mon énorme passion comme dans une affaire
et l'Y de ses jambes haletantes lorsqu'il serre
offrir son omelette de désir duveteux)
à six heures pile
la sonnerie a couvert
deux fentes dans ses joues. Un cerveau a scruté l'aube.
elle s'est levée
balafrée d'un jaune bâillement
et titubé jusqu'à une glace heurtant des choses
elle a ramassé d'un air las un truc par terre
Ses cheveux ébouriffés, a toussé, les rattachant
*
the dirty colours of her kiss have just
throttled
my seeing blood,her heart's chatter
riveted a weeping skyscraper
in me
i bite on the eyes' brittle crust
(only feeling the belly's merry thrust
Boost my huge passion like a business
anf the Y of her legs panting as they press
proffers its omelet of fluffy lust)
at six exactly
the alarm tore
two slits in her cheeks. A brain peered at the dawn.
she got up
with a gashing yellow yawn
ant tottered to a glass bumping things.
She picked wearily something from the floor
Her hair was mussed, and she coughed while tying strings
E. E. Cummings, Érotiques, édition biblingue, traduit de l'anglais et présenté par Jacques Demarcq, "Poésie d'abord", Seghers, 2012, p. 61 et 60.
Jacques Demarcq a récemment traduit de Cummings, font 5 et No Thanks aux éditions NOUS, en 2011.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : e. e. cummings, érotiques, jacques demarcq | Facebook |