21/02/2012
Franz Kafka, "La poursuite", dans Récits et fragments narratifs
La poursuite
Quand on marche la nuit dans la rue et qu'un homme qu'on voit venir de loin — car la rue est en pente et il fait pleine lune — court de notre côté, on ne cherchera pas à l'empoigner, même s'il est faible et déguenillé, même si quelqu'un court derrière lui en criant ; nous le laisserons passer son chemin.
Car il fait nuit, et ce n'est pas notre faute si la rue est en pente et s'il fait clair de lune ; et, d'ailleurs, qui sait si ces deux-là n'ont pas organisé cette course pour s'amuser, qui sait s'ils ne sont pas tous deux à la poursuite d'un troisième, qui sait si le deuxième ne s'apprête pas à commettre un crime, dont nous nous ferions le complice, qui sait même s'ils se connaissent — peut-être chacun court-il se coucher, sans s'occuper de l'autre — qui sait s'il ne s'agit pas de somnambulisme et si le premier n'est pas armé.
Et enfin, nous avons bien le droit d'être fatigués, car nous avons bu ce soir pas mal de vin. C'est une chance de ne même pas apercevoir le deuxième.
Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes, II, édition présentée et annotée par Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 108-109.
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20/02/2012
Caroline Sagot-Duvauroux, Le Vent chaule
Problème : peut-on supporter d'être parmi. Objet soi-même parmi les objets dont on a perdu l'usage et qui retrouvent leur condition de chose et nous font leçon. Que faut-il faire ? qu'est-ce que je peux faire ? Tenir au plus près du vent. Laisser s'échapper ce qui peut s'échapper. Cesser de souffrir affreusement de l'anachronisme entre séduction et vérité. J'entends par vérité l'audace de n'être que là. Non distrait du cours mais chopé quelquefois par un autre cours. Sauter d'un misérable saut, le regard planté, local, où ça bouge. N'être que le sursaut d'une braise dans la fournaise. S'accepter du moindre souffle. Refuser la castration d'un mode. S'attacher à la soif non au goût. Tenter tenter. La polyphonie est trop arrangée trop sublime pour la vérité. Cacophonie va mieux, je suis désolée. L'irrécupérable est aussi le boulot de la poésie. Peut-être faut-il jeter le livre tout de suite. Le laisser aux poches de résistance à l'état rélictuel que l'on trouve dans les décharges. Madame de Lafayette nous voici. Aux poches avec poing mouchoir poussière toute une vie dit Beckett. S'y connaît en embosse cap au pire. L'incertitude est un espoir quelquefois. Ce n'est pas tout à fait triste. Et si je ne fais pas ça, je mens. Et ça c'est cahots, choses avec promesses ça et là. Je peux tirer quelques phrases heureuses, quelques trouvailles, les recueilir. Mais la lame de fond ! qui démantèle tout ce qui se présente avant même que le corps se dépouille de l'annonce, corps du récit, corps du pamphlet, corps du poème, corps, corps, corps, jusqu'au corps du Christ ! Mais la lame de fond, l'étrange broussaille de sensations, analogies, qui afflue Devant. D'où la pensée lèvera peut-être, non préalable. Le minotaure invisible, le déferlement souterrain des apories qui fend les jarrets du grand récit, la lame de fond, si je ne sais la dire je ne peux la dédire. Et je ne sais la dire, alors je laisse flotter au bord du néant des friches de langues ou d'histoires qui s'entêtent comme du chiendent. Ça me coûte beaucoup mais j'ai une joie à l'hasardeux pari qu'une lecture écrira. C'est ce qui manque que j'aimerais donner le plus et le donner manquant. Le lien. L'ordre brisé.
Caroline Sagot Duvauroux, Le Vent chaule, suivi de L'Herbe écrit, éditions José Corti, 2009, p. 108-109.
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19/02/2012
Francis Ponge, Prose ou poésie
Prose ou poésie
Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.
Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.
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18/02/2012
Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007
Une théologie des oiseaux
Chaque soir, aux grands arbres noirs, mon église assemblée
Accroche des fruits d'encre et, pour le Qui-b'a-pas-de-nom,
Broie et fait écumer sa diphtongue dans un vacarme.
Krrâô n'est pas le nom du Sans-nom, mais exécration
De l'insensé, de l'orgueilleux et du pervers qui nomment,
Krrâô sur celui qui m'approche et croit m'effrayer quand,
De ces dortoirs conventuels descendu dans le siècle
Pour mendigoter et, d'un bec terreux comme un sabot,
Crailler l'unique t rauque argument de ma scolastique,
D'un pas pesamment circonspect, j'arpente, réfléchis,
Songe à rétablir l'ordre et, pour qui veut entendre, enseigner.
Je m'adresse d'abord à toi, virtuose siffleur
Qui, malgré notre sort commun : toujours sur le qui-vive,
Te perches seul le soir au faîte illuminé des toits
Et, vocalisant sans livret, rythme ni mélodie,
Fends l'écorce dorée autour du fruit mûr de l'instant.
Il n'en resplendit plus que cette pulpe incorruptible
Dont le feu s'infuse au plus noir des gisements du cœur.
Jamais deux fois le même trait, ô perroquet mystique,
Miroir sonore des propos disparates des dieux,
Et nul ne saurait syllaber l'émoi de tes mélismes,
Ni le hoquet réitéré d'extase du loriot.
Mais, n'auriez-vous pas un cerveau d'une demi-noisette,
Pourriez-vous concevoir Celui qui demeure sans nom ?
Vous croyez-vous élu pour moduler l'imprononçable,
Dans le concert des pépiements et des cocoricos ?
Un nom est le chiffre d'un seul ou de toute une espèce
Et c'est pourquoi, race Krrâô, nous n'avons que ce nom
Pour nous désigner entre nous quand d'autres zinzinulent,
Gloussent, trissent, ramagent, vont roucoulant, pupulant,
Mettant en musique le chiffre exact de leurs limites.
En quoi nous passons le savoir des sans-plumes balourds
Où chacun, prisonnier du nom dont il se glorifie,
Confond absence de limite et muraille du flou.
[...]
Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 41-42.
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17/02/2012
Dominique Buisset & Jacques Jouet, La Vive et autres poèmes
Dominique Buisset
I
Comme un hiver d'oiseaux morts
saintebiblent à perte de temps écritures
inaccompli l'aspect du verbe l'une après
l'autre vie la vive tôt devant les âges en rabat
cil bat ou encore les feuillets au tour inhabile du crayon
à fard ou des doigts longue flamme la parole
plus tard que jamais trop ouverte la bouche
quoi qu'il en soir de l'énoncé vite
avant que l'heure n'en passe
Jacque Jouet
II
telle qu'hiver d'oiseaux peu siffleurs
respirer à perte de temps gribouille
à la perfection (une) sous la main
parmi toutes la grive tôt
à tablette d'argile s'assied
histoire de graver du bec
fermé par un élastique un nom
tel qu'il surmonte le disant
avant que l'heure n'en passe
[...]
Dominique Buisset, Jacques Jouet, La Vive et autres poèmes,
éditions Abaca, 1986, p. 13-14.
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16/02/2012
Elizabeth Barrett Browning, Sonnets portugais
Comment je t'aime ? — Laisse m'en compter les façons ! —
Je t'aime du profond, de l'ampleur, de la hauteur
Qu'atteint mon âme, quand elle se sent à l'écart
Des fins de l'Être et de la Grâce Parfaite.
Je t'aime à la mesure du besoin quotidien
Le plus paisible, au soleil et à la bougie.
Je t'aime librement, comme on tend au Droit, —
Je t'aime purement comme on fuit l'Éloge !
Je t'aime avec la passion que je mettais jadis
Dans mes chagrins... et avec ma foi d'enfant.
Je t'aime de l'amour que j'avais cru perdre
Avec mes mots sacrés ! — Je t'aime du souffle,
Des rires, des pleurs, de toute ma vie ! — et, si Dieu veut,
Je t'aimerai plus encore après la mort.
How do I love you ? —Let me count the ways!—
I love thee to the depht & breadth & height
My soul can reach, when feeling out of sight
For the ends of Being and Ideal Grace.
I love thee to the level of everyday's
Most quiet need, by sun & candlelight.
I love thee freely, as men strive for Right, —
How thee purely, as they turn from Praise !
I love thee with the passion, put to use
In my old griefs,... ad with my childhood's faith.
I love thee with th e love I seemed to lose
With my lost Saints ! —I love thee with the breath,
Smiles, tears, of all my life!—and, if God choose,
I shall but love thee better after death.
Elisabeth Barrett Browning, Sonnets portugais, traduction
de l'anglais et présentation de Claire Malroux, Le Bruit
du Temps, 2009, p. 107 et 106.
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15/02/2012
Erich Fried, Es ist was es ist (C'est ce que c'est), traduction C. Tanet, M. Hohmann
Mais peut-être
Mes grandes paroles
ne me protègeront pas de la mort
et mes petites paroles
ne me protègeront pas de la mort
absolument aucune parole
et le silence entre
les grandes et les petites paroles
ne me protègera pas davantage de la mort
Mais peut-être
quelques-unes
de ces paroles
et peut-être
en particulier les plus petites
ou encore le silence seul
entre les paroles
protègeront quelques-uns de la mort
quand je serai mort
Aber vielleicht
Meine großen Worte
werden mich nicht vor dem Tod schützen
und meine kleinen Worte
werden mich nicht vor dem Tod schützen
überhaupt kein Wort
und auch nicht das Schweigen zwischen
den großen und kleinen Worten
wird mich vor dem Tod schützen
Aber vielleicht
werden einige
von diesen Worten
und vielleicht
besonders die kleineren
oder auch nur das Schweigen
zwischen den Worten
einige vor dem Tod schützen
wenn ich tot bin
Pouvoir de la poésie
« Ton poème génial
ne sera pas seulement très utile
et rendra la traversée plus sûre
que jamais
parce qu’il avertit sans faillir
de la présence d’icebergs
sur une mer apparemment libre
mais
grâce à la beauté de ta description
des icebergs et de la houle
et du choc
entre la nature sauvage
et l’homme son vainqueur
il te rendra aussi immortel ! »
Voilà à peu près ce qu’aurait dit
une jeune fille
à un jeune poète
en le regardant
extasiée
dans le salon du navire
la veille de la fin de la traversée
à en croire un témoin
dont ces paroles ne purent sortir de la tête
ensuite après la catastrophe
ni après son sauvetage
dans un de ces canots
surchargés
Macht der Dichtung
Dein geniales Gedicht
wird nicht nur sehr nützlich sein
und die Seefahrt sicherer machen
als je bisher
weil es so unüberhörbar
vor Eisbergen warnt
auf scheinbar offener See
sondern es wird
dank der Schönheit deiner Beschreibung
der Eisberge und der Wogen
und des Zusammenstoßes
zwischen der wilden Natur
und ihrem Besieger Mensch
auch dich unsterblich machen!»
Das etwa soll ein Mädchen
zu einem jungen Dichter
gesagt haben
den sie dabei
schwärmerisch ansah
im Schiffssalon
am Tag vor dem Ende der Fahrt
laut Bericht eines Zuhörers
dem die Worte dann nach dem Unglück
nicht aus dem Kopf gingen
auch nicht nach seiner Bergung
aus einem der überfüllten
Rettungsboote
Congé
Le bien
s’envole désormais
là
où tout
ne sombre pas toujours
dans le passé
mais où chaque jour
se lève
et se couche
comme le soleil
Abschied
Das Gute
fliegt jetzt davon
dorthin
wo alles
nicht immer
in die Vergangenheit fällt
sondern täglich
auf-
und untergeht
wie die Sonne
Erich Fried, poèmes extraits de Es ist was es ist (Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983), traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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14/02/2012
Georges Lambrichs, Les Fines attaches
Qui es-tu
1
Songe, avant d'entreprendre ou d'inventer quoi que ce soit, que ta vie commence dans un monde fini.
2
Reprends en main tes cartes personnelles, si tu les as auparavant distribuées, dispersées, au hasard des complicités précaires, et livre, sans crainte, l'ensemble de ton jeu à celui qui lit en toi. On se rencontre sur un point, jamais sur un parcours.
3
Tu ne te dois qu'à ce que tu fais, mais il faut simultanément penser tout le reste : ça donne le choix, non le temps de choisir. Tu auras des préférences mais tu ne les saisiras une à une qu'après coup.
4
Ne remâche pas les impératifs du moment, historiques ou autres. Toute idée est courte qui n'a pas commencé par la force des choses.
5
Comme la couleur du temps affecte étrangement l'esprit, le dégageant des faits à la manière du lever du jour sur la ville, vue de loin !
6
Ne parle pas de pureté à tout propos, ça l'agace.
7
Ne place rien au-dessus de l'amitié, tu pourrais la trahit pour un bon motif.
8
Tout le mal n'est pas fait, c'est pourquoi l'espoir, au centre de ta vie, est à craindre.
[...]
Georges Lambrichs, Les Fines attaches, Gallimard, 1957, p. 137-139.
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13/02/2012
Noémie Parant, 45 lettres à D. (extrait)
Lettres À D.
Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien
(André Gorz, Lettre à D., « Histoire d’un amour »)
13 août 2010
Cher D.,
J’ai oublié, déjà, ce temps d’avant toi, et l’ombre de ses lunes, la couleur de ses planètes ; j’ai oublié tout ce que j’ai aimé adoré, et ces milliers de vies qui me peuplaient ― comme si tout, d’ici, m’était désormais, et infiniment, ir-resaisissable. Il y a eu pourtant une enfance du monde ce temps de mes premiers yeux surtout Où je me penchais quelquefois au balcon pour y respirer le jasmin le chèvrefeuille les roses même Où je cherchais souvent à m’écraser contre les vitres de la fenêtre à ouvrir les lucarnes toutes pour laisser entrer les espaces pour laisser un passage aux atmosphères du ciel Où je me lançais parfois dans la rue dans les champs sur les routes sur les chemins pour sentir l’odeur du foin en été celle de la pluie aussi ou encore celle fleurie du feu de bois des plages d’enfants des pierres de vestiges des marchés villageois des Mais j’ai tout oublié, déjà, donnant offrant ce que j’avais ― toutes ces impossibles perspectives ― à une mémoire impénétrable : comme si, de toujours, tu avais été ma courbe de lumière ma sphère de soleil comme si j’avais découvert dans tes silhouettes, dans tes inflexions, dans tes gestes un rayon flamboyant un astre du visible un chemin de chaleur un chemin éblouissant. Il a existé pourtant cet amont de l’éblouissance avec toutes ces villes tous ces toits tous ces regards désormais méconnaissables Toutes ces collines aussi toutes ces vallées desquelles sortaient jaillissaient des paysages aujourd’hui inaccessibles Mais rien, néanmoins, ne peut précéder ces espaces lovés dissimulés enfouis dans l’espace de ton visage : ces reliefs, ces creux, ― tous ―, de tes sourires ; cette obscurité, ces mille obscurités, de tes bouches ; cette fuite ― merveilleuse ― de tes lèvres ; et surtout ces passages derrière tes yeux de lumière, ces passages resplendissants. Alors oui je peux bien ce jour cette nuit rechercher dans mon corps dans la mémoire de mon corps comment en arrière de nous-mêmes je basculais au bord du monde Je peux même chercher derrière le visible derrière tout ce visible cette autre cette ancienne respiration du ciel pour m’y enfoncer m’y engloutir m’y étouffer le nez la bouche dans l’espérance déraisonnée que cette respiration ne me reviendra pas seulement comme un imaginaire ni même comme un impossible Mais je ne sais plus, ici, ce que signifie « était » ni « avoir été » : parce qu’il y a tes doigts, tes champs, de lumière ― et ce vertige dans les ruelles, aujourd’hui radieuses, aujourd’hui flamboyantes ; ce vertige immense qui frappe les chaussées les passants les passages, tous. J’essaie pourtant encore de m’enfoncer dans cet autre temps dans ce temps sans autre où mes mains leurs matières leurs tangibles tiraient vers tes mains comme des lieux d’espérance Pour saisir ressaisir ressentir ce qui a bien pu changer se modifier se métamorphoser ainsi d’un temps à l’autre de l’avant à l’aujourd’hui Pour déchiffrer décrypter délivrer mon amour mon adoré mon immensité cette transfiguration cette altération éclatante étincelante é
12 septembre 2010
Cher D.,
J’ai essayé, plusieurs fois une infinité de fois, d’en revenir d’en repartir ― de cette lettre impossible : c’était comme un soleil poussant de la mer, nous poussant à fleur de mer. Mais c’est d’abord, à chaque fois, le monde qui a surgi ― le monde en amont de toute trace de toute écriture possibles derrière toi derrière moi derrière ce que nous fûmes innombrables innommables derrière encore tous ces vestiges enfouis ensevelis engloutis : le monde par ton monde, ainsi donné offert dé-livré ― et l’espérance aussi, le désir, de ce voyage de flammes de braises C’est qu’il aurait fallu, sans doute, monter au piano suivant, là où d’autres pianos s’ouvrent, collants à la langue, aux lèvres et finalement au visage : c’est que j’aurais dû te dire te souffler, d’un mot d’un souffle, "Mareluna" ; vouloir, plutôt, la mer et la lune l’une dans l’autre ― la mer, seule, dans la lune, prise dans la boue dans les arborescences dans les feuillages de la lune. Mais je n’ai pas su plonger dans ces végétations luxuriantes, et encore moins m’immerger dans la chair de ces pierres colorées de ces mosaïques mille fois découvertes décortiquées réécrites J’ai seulement pu jouir du pied, du seuil, du premier piano et, d’ici, t’offrir te lancer à la volée, tout entière, cette terre, et ses sentiers pavés de gris de noirs : te donner, même, à toucher à étreindre à brûler autant de pavés sans couleurs ― pour que tes mains, pour que tes doigts, étreints, naissent de cette brûlure. J’aurais voulu, pourtant, dans ce geste, te tendre plus que les seules marches du soleil : j’aurais voulu, oui, de toutes mes bouches, te livrer aux racines du feu et t’esquisser te dessiner, immense, une traversée dans la lumière rougeoyante ― pour passer, ivre, au-delà du monde au-delà de ses allées de ses couloirs de ses gorges. Mais nous avons brûlé l’un l’autre l’un de l’autre : nous avons brûlé, de fièvre de folie, dans ce pays du Sud, dans ce pays de chaleurs d’étincelles dans ce champ d’incandescences escaladant arpentant adorant les bras du soleil et ses vallées et ses sommets et ses cimes et ses
Noémie Parant, 45 lettres à D., à paraître.
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12/02/2012
Jude Stéfan, Les commourants
adieu jusqu'au revoir
à dieu vous recommande
à Lucifer son ange
sidis et spahis
tandems et side-cars
firent l'enfance
sévices et fillettes
comme nord et sud
neiges et sodas
est et ouest
le suroît la toundra
main de la nourrice
à l'orée des fleurs
sur trottoir de l'aïeule
tapioca et tombola
en la vie brève et lente
oubliés le sampa le kappa
au pré fluvial
Gitanes étendent leur linge
Vaches défient l'abattoir
perdu le nom des Anges
une cloche hèle les vivants
voltigeurs dans les cintres
avant le gras des cadavres
mais
poussières s'amoncellent
ongles repoussent ou bien
Si
l'on attrape la lune basse
la boule de feu est la même
chaque matin
ou si jamais apparut œil à double pupille
par ces gels tempestifs
né jadis à la mort de Répine & Pascin
1930
situable entre Pascal et Pascin
— du Néant au Fesses replètes —
et les Agents aux crampons escaladeurs
les poteaux blancs dégarnis de filets
Cheminées comme une angoisse
hurlant au Vide
en sarraus noirs et pompons
les Enfants morveux ahuris
assassins-nés offerts au jurés
parmi le Routine la Chierie
sur les routes de promiscuité
sous l'immonde boa de dieu
les pieds de mort comme on dit
de veau obsédants survivants
[...]
Jude Stéfan, Les commourants, éditions Argol,
2008, p. 11-14.
©photo Chantal Tanet, août 2011
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11/02/2012
Aragon, Les Chambres, et : J'appelle poésie cet envers du temps...
Chambres
Un bras autour de toi
Le second sur mes yeux
L'un t'empêche de fuir
L'autre maintient mes songes
Ce lieu fermé de nous
Soudain si je m'éveille
Du sommeil des voleurs
La nuit noire m'y noie
Tout m'est plus que mémoire
À ce moment d'oubli
Dans la forêt du lit
Tout n'est plus que murmure
Et notre tragédie
Au long jeu de dormir
À demi-mots amers
L'obscurité la dit
Absente mon absente
Si faussement que j'ai
Dans mes bras étrangers
Comme une image peinte
Absente mon absente
Si faussement plongée
En mes bras étrangers
Comme une image feinte
J'ai des yeux pour pleurer
Quelle que soit la chambre
Les plafonds s'y ressemblent
Pour être malheureux
Ailleurs sans doute ailleurs
Aussi bien qu'où je suis
Oreille à tous les bruits
Qui braillent le malheur
Au grand vent dans un port
Comme un amant quitté
Au bout de la jetée
Espère et désespère
Et les barques à sec
La grève à marée basse
Et là-bas de mer lasse
Échoués les varechs
[...]
Aragon, Les Chambres, Poème du temps qui ne passe pas,
Éditeurs Français Réunis, 1969, p. 25-27 , repris dans
Œuvres poétiques complètes, II, p. 1097-1098.
J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonne à la volée les cloches de provocation... J'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu'ils disent que la proclamation de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d'en avoir tant vu, les oreilles percées à force d'entendre, les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté pareille à l'eau pure des sources perdues...
J'appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l'aube frémissante du jouir... Par exemple.
l'amour l'amour l'amour l'amour l'amour
[...]
Aragon, J'appelle poésie cet envers du temps, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1407.
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10/02/2012
Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés
Dans le champ court de la lampe
un jour flanque son axe à la renverse d'un coup, corps en tas, sur les chairs défaites de l'herbe, les maisons n'abritent plus, la nuit se remplissent d'eau, la peur plaque ses chemins froids contre la peau, dans un bout de pré à la merci de, on se retrouve à chauffer l'horizon avec son corps, qui saurait s'éclairer avec la plus vieille lampe de la mère morte ? pousse hors de là les paroles, elles se courent après dedans, n'ont pas d'adresse ; que le père assèche les murs, colmate les portes, cesse de paraître, front blanc, mains ballantes derrière un songe, on se réveille l'échine raidie et la faute au bord des dents, trop d'espace dans le milieu du souffle : saisis-toi ! mais comment ?
[...]
Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés, Cheyne éditeur, 2008, p. 69.
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09/02/2012
Norge, La Langue verte
Glose
In principio erat verbum
Mon chien s'appelle Sophie et répond au nom de Bisoute. C'est plus gentil ? Et le baiser est moins solennel que la sagesse. Vous me la baillez belle avec vos querelles de langage. Les peintres sont voués à la couleur :les poètes se défendraient-ils d'être voués aux mots ? Mais sémantique, rhétorique, vous croyez à cela, vous, Mossieu ? P'têt'ben qu'oui. Calembredaine ? Jardinier, encore un mot de germé. Bonne chance et fouette cocher ! D'accord : ça ne nourrit pas son homme... Qui mange le vent de sa cornemuse n'a que musique en sa panse. Déjà, ce n'est pas si peu.
La vérité ne se mange pas ? La musique non plus. Mais je dis, moi, que la poésie se mange. Ici, des mots seuls on vous jacte et ce n'est pas encore poèmes ; mais enfin, des poèmes, qui sait où ça commence...
Les mots, disait Monsieur Paulhan, sont des signes, et Mallarmé, lui, que ce sont des cygnes. Ah, beaux outils, les mots sont des outils, rabot, évidoir, herminette, gouge, ciseau. Ainsi, les formes naissent, portant la marque de l'outil et je retrouve à la statue ce joli coup de burin. Et je retrouve à la pensée ce délicat sillon du verbe. Tudieu, quelle patine ! Quel héritage, quelle usure, quelles reliques de famille ! Quelle Jouvence et quel arroi. Des taches de sang, des coulées de verjus. Des traces de larmes ; et les sourires n'en laisseraient-ils pas ? En veux-tu de l'humain, en voilà. Ce n'est pas de petite bière (de bière, fi) mais de cuvée haute en cru. Venues de toutes part au monde, agiles comme des pollens. Ici, les monts de Thrace et là les rudesses picardes : et là le miel attique et l'Orient avec ses sucs. Des graillons, des flexions, des marées, puis un petit vent coulis, un soudain carillon de voyelles. Boissy d'Anglas. Quant au tudesque, zoui pour le bouffre mot : lansquenet (toujours hérissés ces tudesques) qui fait la pige au mot azur. Mais en français d'expression, pas trop n'en faut. D'expression, oui-dà, mais de race. Et de décence. En tapinois quand il sied, mais en garnde clarté si c'est l'heure. J'y reviens, mon frère qui respires, as-tu déjà pensé au spacieux mot : azur ?
Ainsi les mots naissent, les mots durent, les mots se fanent et reverdissent. Des moissons, des vendanges, des forêts, des nids de mésanges et des couvées de minéraux. Fluide, flot, flamme, fleur, flou, flèche, flûte, flexible, flatteur... vous entendez ces allusions, vous reconnaissez cette lignée. Mais le génie français est réservé : il caresse l'harmonie imitative. Mais il décrit un chien sans marcher à quatre pattes.
[...]
Totaux
Ton temps têtu te tatoue
T'as-ti tout tu de tes doutes ?
T'as-ti tout dû de tes dettes ?
T'as-ti tout dit de tes dates ?
T'as-t-on tant ôté de ta teinte ?
T'as-t-on donc dompté ton ton ?
T'as-ti tâté tout téton ?
T'as-ti tenté tout tutu ?
T'es-ti tant ? T'es-ti titan ?
T'es-ti toi dans tes totaux ?
Tatata, tu tus ton tout.
Golgotha
Jésus le crucifix au mur de la bouchère
Prenait-il en pitié les viandes passagères
Dans ce matin fidèle au raffut des chalands
Chuchoteurs que les rôts de veau fussent bien blancs
Et l'entrecôte mieux fissurée à la graisse,
Partant plus tendre. Un peu c'était comme à confesse,
O seigneur ; le saignant les rapproche de toi,
La dame carnassière et le monsieur qui tance. Or, le boucher, tirant de la grande potence
Un gigot qui pendait assez proche la croix,
Frôla de lui le flanc douloureux du dieu triste
Et le sang du mouton rougit le corps du Christ.
Norge, La langue verte, Gallimard, 1954, p. 9-11, 36 et 91.
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08/02/2012
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien ; lecture du livre
Père
Le bouquet de fleurir fait beau sur le frigo
Ça s'ouvre et se ferme s'ouvre et se ferme
La famille est beaucoup mais le père trop malade
La famille prend de glace passe repasse font vite
Tombe pétale tic
Tombe pétale tac
Tombe pétale tombe à chaque han du frigo
Valérie Rouzeau, Neige rien, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 100.
Ça fait deux facile mon père et moi facile.
Je compte sur lui pour tomber d'accord avec moi.
Des nuages nous passent au-dessus, des crapauds chantent au loin leur chant bien plus beau qu'eux.
Mon père ne dit mot nous sommes tous les deux mais je suis la seule à avoir le vent dans les cheveux et lui est le seul à ne pas ouvrir les yeux.
Et je lui montre du doigt d'où vient le chant vachement gonflé des crapauds mais il connaît la fable.
Des nuages nous passent au-dessus le temps, à moi surtout qui les compte tant.
Mon père ne dit rien nous sommes différents mon père et moi là sommes deux en plan.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 43.
Lecture
Il faut saluer les rares éditeurs qui reprennent en poche, à un prix modique, pas seulement des auteurs passés aujourd'hui dans le domaine public mais des livres de poètes contemporains. Pas revoir avait été publié en 1999, par Le Dé bleu (mais Louis Dubost, son animateur, a pris sa retraite) et Neige rien en 2000 par les toujours actives éditions Unes.
Quand on lit les deux titres, de tonalité différente, on pense parfois à Queneau, ou à Max Jacob, ou à Desnos — mais non, ce n'est pas cela ! Ce sont des poètes appréciés de Valérie Rouzeau, et il y en a bien d'autres, cela ne fait pas de doute, mais sa voix est autre. Ce qu'écrit André Velter dans sa préface : « Une voix vraiment nouvelle, qui ne ressemble à aucune autre. Une voix qui se reconnaît d'un signe, d'un souffle, et que l'on capte à jamais, à toujours ».
Pas revoir, ce sont des poèmes rassemblés autour d'une vie, celle du père, de sa maladie, de sa façon de vivre avec les autres, de sa disparition, et en même temps les mots maintiennent quelque chose de ce qu'il fut. La mort emporte tout ce qui était le quotidien, que l'on ne remarquait même pas, ces mille moments sans relief particulier quand ils ont été vécus et dont l'absence fait percevoir l'importance :
Nous n'irons plus aux champignons le brouillard a tout mangé les chèvres blanches et nos paniers.
Nous n'irons pas non plus dans les cités qui sont des baleines grises très bien organisées où nos cœurs se perdraient.
Ni au cinéma ni au cirque, ni au café-concert ni aux courses cyclistes.
Nous n'irons pas nous n'irons plus pas plus que nous n'irons que nous ne rirons pas que nous ne rirons plus que nous ne rirons ronds.
Retenir, quand on sait que la fin est proche, la forme du visage, la « belle tête dure», à l'hôpital « les cheveux collés », des gestes de tendresse, « main donnée à maman », la voix :
Toi ta petite voix que couvre celle des chèvres en balaaade toi malaaade disant à maman mot secrets mots infimes de tendresse grande et comme elle belle.
La mort proche, on en parle, chacun sait qu'elle vient, « même le canari savait », et comment vivre l'après ? « Ça va quand on demande moi je dis bien surtout s'il y a du monde je prends sur moi très bien. » L'écriture rassemble, avec justesse, des fragments d'une relation, permet de fixer les souvenirs pour que tout ne parte pas à vau-l'eau, mais le vide, le "jamais plus" ne peut être dit : « Ça rime à rien ta mort intérieurement pauvre chant ». Mais non, comme l'écrit André Velter, Pas revoir n'est pas une manière de « pactiser avec l'habituel et indigne discours du deuil ». Ici, comme dans Neige rien, la langue est prise dans sa matérialité, pour que soit dit ce qui l'est bien rarement dans la poésie, les jours gris à côté des matins ensoleillés, les moments de la vie sans bruit, de la douleur dont on n'a pas grand-chose à dire, qui est d'abord à supporter.
Neige rien est différent et proche ; le livre explore avec allégresse, en brefs poèmes, des moments du quotidien résumés par le sous-titre "Debout, assis, couché", complété pour la première partie par "(Portraits de majeurs, plus chien)" et pour la seconde par "(Portraits de mineurs, plus chouette)" — l'ajout "plus" peut se lire de deux manières : la double lecture est de mise comme le suggère le vers d'ouverture du recueil, « Écoute si c'est comme est dit ». On comprend ce qu'est cette « voix nouvelle » quand on suit « ce que le poète a fait à la langue qui ne se fait pas »1. La phrase se défait et l'on perd souvent quelques instants ses repères, non pas pour "jouer avec la langue" — c'est à la portée de beaucoup — mais pour que se réorganise le sens et que s'entende le pas dit. Ainsi quand un mot en entraîne un autre et qu'est utilisée l'homonymie :
À l'étroit les trois huit
Virés salaires de rien
Micheline Michelin
Padradis pour demain
Une fois la langue forcée pour dire la violence, la seconde strophe peut sembler suivre la norme, mais le second vers a déjà été entendu :
Allez toi va t'en vite
Virée ç'a l'air de rien
Micheline Michelin
On te remercie bien
Neige rien (la neige est présente dans tous les livres de Valérie Rouzeau — quelle nostalgie ?), c'est aussi N'ai-je rien, comme pourrait le dire l'enfant : « Zéro présent ensemble vide / Et neige rien » ou plus loin : « L'enfant bon dos cadeau ceinture ». La syntaxe ( « le saint axe ») est souvent touchée — avec parfois suppression de l'article, de la préposition ou du pronom personnel, par exemple — non pour "imiter" l'oral (jeu stérile), mais parce que c'est un moyen parmi d'autres d'exploiter les ressources de la langue. Parmi d'autres : l'homonymie (Les flaches télévisées ; sais / pour toujours), l'à-peu près (des récites à sillons ; Meuh-cieux Mad-âme au premier vers qui deviennent au dernier Cieux d'âme) ; etc : on passera encore des animaux familiaux aux bègues bégonias et à des usages efficaces de la rime (« Rien entre elle et ciel loque / Direct à terre dans sa flaque ») La traductrice de l'anglais qu'est Valérie Rouzeau ne se prive pas non plus de passer d'une langue à l'autre : « Ouate dou mon dieu ici / Au bout du fil mais si / We may see mai comme après avril [...] ».
L'exploration du code commun n'est pas neutre, on l'a dit. Elle permet de dire la violence du quotidien, celle des rapports sociaux, elle invite aussi à questionner l'usage de la langue par chacun et à comprendre comment elle est utilisée pour dissimuler une partie du réel. Tout cela, il faut y insister, avec une maîtrise parfaite de la métrique — on se surprend à lire un poème en vers de 10/11 syllabes, un autre de 8/9 syllabes — , et une « phrase musicale » (André Velter) que la lecture à voix haute donne immédiatement à entendre.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien, préface d'André Velter, collection "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, 7 €.
© Photo Tristan Hordé.
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07/02/2012
Michel Deguy, Ouï dire
Moraine bleue dans le glacier du soir
La vigne rentre sous le vert, le bleu reprend le
ciel, le sol s'efface dans la terre, le rouge
s'exhausse et absorbe en lui les champs de Crau.
Les couleurs s'affranchissent des choses et
retrouvent leur règne épais et libre avant
les choses, pareilles à la glaise qui précédait Adam.
Le saurien terre émerge et lève mâchoire
vers la lune, les années rêveuses sortent des grottes
et rôdent tendrement autour de la peau épaisse. Falaise se
redresse, Victoire reprend son âge pour la nuit. Les nuages
même s'écartent, les laissant.
En hâte quittée cette terre qui tremble
ils se sont regroupés dans la ville, bardée de portes.
Michel Deguy, Ouï dire, Gallimard, 1966, p. 64.
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