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12/04/2014

Gilbert Lely, Œuvres poétiques

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                         L'anniversaire

 

   J'attendais mon père devant la porte d'une grande administration. Il était mort. Je le vis sortir lentement. Je m'avançai vers lui avec émotion, mais il ne parut pas tenir compte de ma présence. Je détournai la tête pour pleurer. Mille petits caniches blancs dansaient sur le trottoir.

 

 

                         Roses de Picardie

 

Le 2 août 1914, une coquette villa de banlieue. Le père, la mère et l'enfant sont assis dans le jardin. Tout à coup on entend la Marseillaise. Le père se lève pour aller changer de souliers. La gare de l'Est Au retour, le jeune garçon ne cesse d'observer sa mère. Ils mangeront dans la cuisine. Ils achèteront un phonographe pour danser. Ils se feront des drôles de sourires dans les tramways. Ils se déshabilleront au bord des rivières. Ils nommeront l'armoire à glace le miroir des sodomies.

 

Gilbert Lely, Œuvres poétiques, éditions de la Différence,1977, p. 36, 44.

15/03/2013

Jean Paulhan, Le clair et l'obscur

 

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   Je me suis trouvé en Quatorze, un jour d'avances et de reculs, coincé, entre quelques morts et mourants, dans une maison à demi démolie, sur laquelle s'obstinait pourtant le tir de l'artillerie — de plus d'une artillerie, car la maison, se trouvant à égale distinction des deux lignes et bien en vue, ne servait pas moins de cible à nos canons qu'aux canons adverses. Personne, de vrai, ne savait au juste qui se trouvait dedans, en sorte que, par l'effet d'une modestie commune aux hommes de guerre, chacun pensait y voir l'ennemi. Non pas tout à fait à tort, car nous n'occupions qu'une partie de la ruine. Mais il faut l'avouer, nous ne songions guère, pour le moment, à détruire nos voisins — si tant est qu'il y avait des ennemis — ni même à les chasser.

   Au fait, à quoi songions-nous ? Imaginez là-dessus une lumière d'éclipse, des éclats ronflant à droite et à gauche, le bruit d'orgue que fait un obus en plein vol, un cadavre qui vous regarde sans vous voir, un cheval éclaté comme un poisson de grands fonds et, dans une poussière de pierre et de fumée que traversaient des fusées éclatantes, de tous côtés, le désordre et la dislocation.

   Tout cela était étrange, mais à certains égards merveilleux. Et je dois avouer qu'il m'arriva un instant de m'en réjouir : que de feux d'artifice ! Que de châtaignes et de girandoles, de crapauds et d'acrobaties, de clowneries et de parades ! D'aimables figurants faisaient le mort à la perfection. Quel spectacle ! Est-ce donc pour moi qu'on a monté tout ça ?

   C'était là sans doute une réflexion égoïste. Ce fut, en tout cas, une réflexion imprudente. Car elle déclencha presque aussitôt le sentiment irrésistible (avec l'angoisse qui s'ensuit) que je me trouvais dans quelque farce gigantesque. Non, rien là-dedans en pouvait être vrai. De toute évidence, il ne s'agissait que d'un cauchemar, dont je tentai de me tirer en donnant de grands coups de soulier dans une glace demeurée, par quel hasard ? intacte, et même brillante. La glace se fendilla, s'écailla, puis s'écroula dans un grand bruit, et je connus très bien que je ne rêvais. Je le connus, et me trouvai, chose curieuse, satisfait — en tout cas comblé. Il faut bien que la vérité — fût-elle atroce — nous soit d'un grand prix..

 

Jean Paulhan, Le clair et l'obscur, préface de Philippe Jaccottet, Le temps qu'il fait, 1985, p.27-29.