Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/03/2013

Pierre Bergounioux, Préférences

2258672931.jpg

   La fixité relative des lieux accuse la fuite du temps irréparable, la perte et l'absence dont se paient chaque pas en avant, chaque instant.

   Tulle existe encore depuis le jour de mes sept ans où je l'ai découverte, à l'est du bassin de Brive qui constituait, pour moi, le lieu géométrique de toute substance, attente et signification. C'était le milieu du siècle dernier, autrement dit le XIXe, l'Ancien Régime, les temps mérovingiens qui s'attardaient au-delà de leur âge dans la vieille Corrèze, en l'absence des signes du présent, de l'heure qu'il était partout ailleurs, sur la terre.

   Sur la façade de l'immeuble qui abrite aujourd'hui le librairie Préférences, figurent encore les trois mots Bonneterie, Mercerie, Layettes, que j'ai sans doute lus lorsque, pour une raison oubliée, si je l'ai jamais sue, nous sommes montés de la sous-préfecture. Et si le monde réside, pour partie, dans l'idée qu'on s'en fait, cette version qui date de 1956, l'emporte sur toutes les autres parce qu'elle a pour ingrédients l'enfance, l'élémentaire et profus bonheur d'être qui accompagne l'inventaire émerveillé de la création.

   C'est un peu plus tard qu'une ombre infiltre insensiblement le tableau, l'altère et gagne, de là, mon cœur, dont je serai le restant de mon âge à tenter de la chasser. Elle tient, cette ombre, à ce que la rumeur du dehors commence à résonner et contredit à l'évidence première. Elle infirme les suppositions qu'on tire spontanément de l'heure et du lieu qui nous sont assignés et qui appartenaient, je l'ai dit, au passé.

   À ce maléfice, il existe un remède. Ce sont les livres. Ils parlent de ce qui se passe ailleurs, aident à rectifier les idées qu'on s'est faites sur la seule foi d'une expérience située et datée, anachronique, décentrée. Mais par l'effet même de la situation, ils ne parvenaient pas jusqu'à nous. On pouvait se procurer du fil, des boutons, de petits vêtements, qui ne sont pas rien, mais non pas l'explication approchée, lumineuse, libératrice de ce qui se passait dans le monde et, par contrecoup, chez nous.

[...]

 

Pierre Bergounioux, Préférences, Le Cadran ligné, 2012, np. 

©Photo Tristan Hordé  

Les commentaires sont fermés.