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09/09/2022

Michel Butor, Avant-goût

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Itinéraire 5) Les gares

 

J’arpente la salle de spas perdus cherchant le bureau des informations, lorgnant les pancartes. Empilements de valises et de vélos, familles en attente tandis que le père est allé au guichet. Porteurs et contrôleurs, casquettes variées, agents de la force publique ; de longues burettes pour les essieux, des marchands ambulants, des lanternes. Le train démarre, la voie brille sous la verrière. Les flaques réfléchissent les passerelles et les sémaphores. L’inondation gagnez ; c’est le lait des astres qui vient à notre secours. Par delà les passages à niveau, les tunnels, les terrains vagues, nous arriverons aux tuiles bourguignonnes, aux jades jurassiens, aux lacs et aux glaciers de Suisse, aux plaines du Piémont, aux ocres romaines.

 

Michel Butor, Avant-goût, éditions Ubacs, 1984, p. 57.

07/04/2019

Étienne Faure, Tête en bas — rencontre, lecture

       Prix Max Jacob 2019 E F JBP.jpg

     Étienne Faure et Jean-Baptiste Para pour la remise du prix Max Jacob 2019

 

Le mot Départ taillé dans la pierre 

au fronton de la  gare est resté

comme Liberté, Égalité, Fraternité

ou École de garçons il y a beau temps

devenue mixte, cris indécis,

 simple inscription, vieil incipit

redoré ou repeint en rouge sang,

et ce départ incrusté fédère

dans les cœurs tous les départs forcés,

volontaires, oubliés qui défilèrent sous le linteau,

entrés par la face nord, ressortis plus tard

sous le pignon opposé annonçant Arrivée,

ces enfants de la patrie, déportés, communards,

sinistrés, réfugiés, revenus plus ou moins,

criant dans le heurt des bagages, sacoches, havresacs,

des mots entre-temps érodés, nullement gravés

en mémoire.

 frontons

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 116.

Étienne Faure a reçu le prix Max Jacob pour Tête en bas.

Les Éditions Gallimard organisent une rencontre lecture le

                          mardi 9 avril à 19 h

        à la librairie Gallimard, Boulevard Raspail

               La lecture rencontre sera animée par

                Myrto Gondicas et François Bordes.

12/01/2015

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photos Juliette Agnel : recension

 

 

    Les éditions isabelle sauvage débutent avec trois titres une nouvelle collection, ligatures, qui associent poèmes et photographies(1); on retrouve le soin apporté par l'éditrice à la fabrication de ses ouvrages : d'un format inhabituel (25x14,5), chaque livre est comme dans une boîte grâce à une couverture (chacune d'une couleur différente) dont une partie se rabat à l'intérieur ; les photographies, dont le tirage est excellent, sont en relation étroite avec le texte mais elles constituent chaque fois un ensemble que l'on regarde pour lui-même. Une réussite de ces éditions qui se consacrent depuis plus de dix ans à la poésie.

   Versailles Chantiers présente de brefs poèmes-récits qui, à quelques exceptions près, débutent par une date — 24 décembre 1938, pour le premier — et dont on s'aperçoit vite que beaucoup d'entre eux ont un contenu autobiographique : on reconnaît dans les premiers personnages nommés, Joséphine T. et Robert V., ceux d'un précédent livre de Christiane Veschambre, Robert et Joséphine(2) ; elle-même rapporte ici qu'elle en fait une lecture de fragments. On relève d'autres éléments, comme la relation d'un voyage à Versailles de Christiane V. avec son époux, André A., dont le nom revient souvent ; etc. Cependant s'attacher à ce seul aspect, soit écrire Christiane V. = Christiane Veschambre n'avance en rien la lecture et il est plus intéressant de lire les récits en laissant de côté la relation avec la biographie.

   Un premier texte, en italique pour se distinguer de la suite, explicite les circonstances de l'écriture du livre — invitation d'une Maison de la poésie à écrire autour de la gare de Versailles Chantiers — et en suggère une approche dans son incipit emprunté à l'astronome : « regarder l'espace c'est regarder le temps ». L'espace même de la gare et ses alentours organisent le temps du livre ; il débute en 1938 — Joséphine arrive de Bretagne à la gare pour un travail de bonne à La Jeune France, où Robert vient la chercher — et s'achève le 30 janvier 2012 : Christiane V. se rend dans le village qu'avait quitté Joséphine — partant de Paris, son train ne fait que traverser la gare de Versailles Chantiers. Dans ce cadre, vient s'insérer toute une série de faits liés plus ou moins directement à cette gare. 

   Le nom même de "Chantiers" évoque la construction du château de Versailles, Les chantiers sont sous la gare et autour d'elle, « comme une ville / enfouie, celle où, à partir de 1661, / se taillèrent, sur plusieurs chantiers, / les pierres du château. »  Ces travaux font se souvenir des très dures conditions de travail des ouvriers, des morts nombreuses, et aussi des fêtes de Louis XIV avec la musique de Marin Marais dont Christiane V. écoute l'interprétation de Jordi Savall en 1980. D'autres moments d'un  temps plus proche se greffent sur le lieu "gare", comme les ateliers d'écriture qui la prennent pour motif ou l'écoute du chanteur italien Gianmaria Testa qui avait, parallèlement, longtemps continué son métier : chef de gare.

   C'est à Versailles Chantiers qu'André A. ôtait ses vêtements de civil et récupérait son vélo pour se rendre au camp de Satory, sur le plateau dominant Versailles, où il était soldat musicien ; un autre soldat y arrivait à un autre moment et distribua une nuit dans ce camp des tracts contre la guerre d'Algérie... Tous deux, sans se croiser,  connurent dans ce lieu la fin du conflit en 1962. André A., beaucoup plus tard, retourna avec Christiane V. à la gare ; La Jeune France où il buvait autrefois un café était devenu une banque et la gare elle-même avait profondément changé. Les temps, tout au long des poèmes-récits, se croisent, liés aux espaces — celui de la vie de Robert et Joséphine, de la Seconde Guerre mondiale, du retour du prisonnier Robert, celui de la guerre d'Algérie, du travail, de l'écriture, etc. Quand il s'arrête, c'est dans le parc du château, le soir, au milieu des « buis taillés comme des / flammes consumées en bordure / du ciel qui tient tant de place » : il est alors possible de dire que temps et espaces ont été vécus ensemble, « Tel aura été / mon chantier, se dit-elle, être en vie / avec toi. »

 

   Le lyrisme de Christiane Veschambre, s'il affleure dans cette méditation sur le tissu que forge la relation de l'espace et du temps, apparaît aussi dans les poèmes, intitulés "Traverses", avec des « choses d'un autre espace-temps, étranger, insaisissable, que sont le rêve, la mort, la coïncidence et l'oiseau. » Versailles Chantiers est en effet composé de quatre séquences de cinq poèmes-récits, chacune suivie d'une "traverse", auxquelles succèdent deux séquences de deux poèmes-récits, chacune suivie également d'une "traverse". Ces poèmes semblent bien éloignés des récits, ils en sont en réalité une manière de contrepoint : il n'y a plus que le néant avec la mort d'une amie, « traverse qui barre tout l'être », ou espace et temps comme annulés dans deux rêves de chute lente, ou dans une autre relation à l'humain avec la corneille immobile, « irruption animale de l'insaisissable » devant la fenêtre.

   Que dire des photographies ? Juliette Agnel restitue justement, avec des jeux notamment sur le vert sombre des soirées pour les détails d'une voie, d'un escalier, d'une motrice, de l'intérieur d'un wagon, les vues partielles d'un bâtiment, toute la mélancolie du texte et celle que l'on attache aux gares, ces non lieux. Il y a bien ligature entre poèmes et images.

 

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photographies de Juliette Agnel, éditons isabelle sauvage, 2014, 68 p., 18 €.

 

Cette recension a paru le 30 décembre sur Sitaudis

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1. En même temps que Versailles chantiers, sont publiés une, traversée, de Yves di Manno, avec des photographies d'Anne Calas, et chair de l'effacement, texte et photographies de Carole Daricarrère.

2. Christiane Veschambre, Robert et Joséphine, Cheyne, 2008.

29/11/2013

Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres

     

                  Une semaine avec les éditions La Dogana

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                                  C'était vraiment fini

 

   Le matin, en septembre le matin, quand j'allais à la gare, traversant la place aux taxis trempés de rosée qui étaient dans leur premier sommeil, quand le brouillard ténu passait sur les étendues herbeuses et autour des arbustes et qu'Orphée, devenu vieux, arrivait en se traînant, dans ses pantoufles larges qui pendillaient, pour reprendre sa place à l'Institut pour nécessiteux, y lire des inscriptions, y ajouter quelque chose, sans espoir, quand le garçon, sur la chemin de l'école, venait du tramway, tous les matins, alerte et tendu, mais déjà avec le visage, les yeux d'un ivrogne, un petit pli à la racine du nez, gai et déjà une touffe de cheveux sur le front, mouillée et tortillée, comme l'aigrette d'un elfe des eaux, alors je marquais toujours un arrêt devant la porte de la gare, me retournais encore une fois, pour jeter un coup d'œil sur la place, jusque là-bas, où la route goudronnée commençait, attaquait la voussure du pont, et l'église à coupoles par derrière, avant de pousser avec le pied le battant de la porte qui oscillait et de me hâter vers le guichet.

   Cela, je ne le vois plus. Je me suis installé ailleurs, dans un autre quartier de la ville. Même plus les tavernes dans les caves qui commençaient immédiatement dans les rues adjacentes et se suivaient toutes, six ou huit, des brasseries à cochers pour le café du matin, pour le kummel et l'alcool de grain, deux petits d'abord puis les trois doubles. Plus rien de cela. Car j'ai entamé une autre vie, dans une profession qui ne tolère pas ça, qui m'oblige au costume de chez le tailleur, le matin flocons d'avoine, un cigare avec le thé, et une bouteille de vin rouge le soir. On dit ça comme ça, mais c'est réellement vrai.

 

Johannes Bobrowski,  Boehlendorff et quelques autres, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 81-82.

 

 

16/03/2013

Julien Gracq, Petite suite à rêver

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Petite suite à rêver

 

Sept heures du soir dans cette gare où le jour baisse, où le sol gelé rend au pas en écho l'exacte mesure de sa pesanteur. Rien de plus à chercher dans l'ancienne silhouette de ces arbres que le filigrane délié de leurs branches, comme pris dans le bristol fin d'une carte de Keepsake. Un rose théâtral à l'horizon paraphe d'un nom banal ce peu recommandable effet de neige. Ce monde borné s'accommode sans effort des pires compromissions, de la route familière de l'habitude où les pas s'enchaînent, où m'attendent le feu dans l'âtre et la campagne amicale, où le roman ouvert sur la table de jour en jour davantage s'irisera des nuances choisies des Veillées des chaumières. Il n'est plus question, décidément, de s'embarquer.

   Mais le déclic soudain d'un signal resuscite en surimpression sur le quai toute une jungle. C'était rien. Paysage passionné, où le soleil mortel refond une lumière augurale comme une menace. Aux appels déchirants d'un horizon meublé de fantômes, il suffit de la brise qui secoue, entre les traverses des voies abandonnées, les pâquerettes hectiques déjà du souffle rauque des locomotives, pour soudain ranimer la mystérieuse rose des vents. Les sentiers engourdis, captivés par des reptations de lianes vont se perdre au hasard dans les sables, dans la mer. L'odeur du charbon chaud enivre comme l'air vicié des cavernes. Sous les doigts, aux pages sibyllines de l'indicateur Chaix, rongé de grilles, de lacets sinueux, d'itinéraires improbables, comme s'ouvrit la mer Rouge éclate le mot « Correspondance  ! » Sur la ligne Montluçon-Grenoble, clé d'or du chiffre gras « 18 h 35 ». Le taureau de fer s'annonce avec une agitation bénigne, campagnarde, un roulement de chariots puérils comme un jeu d'enfants, encore fière du cahotement agricole accordé au rythme pastoral. Le lourd silence de la campagne rôde jusqu'aux abords du guichet dans les intervalles inégaux des chocs gourds de la pesée des bagages. Paix dérisoire, vertigineuse, miracle fragile des départs. Soudain la locomotive, folle, grisante, dépaysante comme un coup de passion au cœur d'une existence morne.

   Tu ne m'aimais pas alors — et maintenant tu m'aimes.

                                                               Janvier 1942

 

Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits, dans Europe, "Julien Gracq", mars 2013, n° 1007, p. 8-9.