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14/06/2014

Samuel Beckett, Têtes mortes

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                                           Assez

 

   Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse à la plume le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l'entends là-bas derrière. C'est dire le silence. Quand elle s'arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c'est ma voix trop faible par moments. Celle qui sort de moi. Voilà pour l'art et la manière.

   Je faisais tout ce qu'il désirait. Je le désirais aussi. Pour lui. Chaque fois qu'il désirait une chose moi aussi. Pour lui. Il n'avait qu'à dire quelle chose. Quand il ne désirait rien moi non plus. Si bien que je ne vivais pas sans désirs. S'il avait désiré une chose pour moi je l'aurais désirée aussi. Le bonheur par exemple. Ou la gloire. Je n'avais que les désirs qu'il manifestait. Mais il devait les manifester tous. Tous ses désirs et besoins. Quand il se taisait il devait être comme moi. Quand il me disait de lui lécher le pénis je me jetais dessus. J'en tirais de la satisfaction. Nous devions avoir les mêmes satisfactions. Les mêmes besoins et les mêmes satisfactions.

   Un jour il me demanda de le laisser. C'est le verbe qu'il employa. Il ne devait plus en avoir pour longtemps. Je ne sais pas si en disant cela il voulait que je le quitte ou seulement que je m'éloigne un instant. Je ne me suis pas posé la question. Je ne me suis pas posé ses questions à lui. Quoi qu'il en soit je filai sans me retourner. Hors de portée de sa voix j'étais hors de portée de sa vie. C'est peut-être ce qu'il désirait. On voit des questions sans se les poser. Il ne devait plus en avoir pour longtemps. Moi en revanche j'en avais encore pour longtemps. J'étais d'une tout autre génération. Ça n'a pas duré. Maintenant que je pénètre dans la nuit j'ai comme des lueurs dans le crâne. Terre ingrate mais pas totalement. Donné trois ou quatre vies j'aurais pu arriver à quelque chose.

 

Samuel Beckett, Têtes mortes, éditons de Minuit, 1967, p. 33-35.

06/05/2012

Samuel Beckett, D'un ouvrage abandonné, dans Têtes-mortes

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                         D'un ouvrage abandonné

 

   Debout au petit matin ce jour-là, j'étais jeune alors, et dans un état, et dehors, ma mère pendue à la fenêtre en chemise de nuit pleurant et gesticulant. Beau matin frais, clair trop tôt comme si souvent, mais alors dans un état, très violent. Le ciel allait bientôt foncer et la pluie tomber et tomber toujours, toute la journée, jusqu'au soir. Puis de nouveau bleu et soleil une seconde, puis nuit. Sentant tout ça, combien violent et la journée que ça allait être, je fis halte et demi-tour. Ainsi retour tête baissée à l'affût d'un escargot, limaçon ou ver. Grand amour au cœur aussi pour tout ce qui est fixe et à racine, cailloux, arbustes et similaires, trop nombreux à dire. Alors qu'un oiseau, voyez-vous, ou un papillon, me voltigeant autour en travers de ma route, tut ce qui bouge, en travers de mon chemin, sous mes pieds, non, pas de quartier. Dire que je me déroutais pour les attraper, ça non, à distance souvent ils semblaient fixes, puis l'instant d'après ils m'arrivaient dessus. Des oiseaux j'en ai vu de ma vue perçante voler si haut, si loin, qu'ils semblaient au repos, puis l'instant d'après ils m'arrivaient tout autour, des corbeaux m'ont fait ça. Les canards c'est peut-être le pire, se voir soudain en train de trépigner et de trébucher au milieu des canards, ou des poules, peu importe, la volaille, il n'y a guère pire. Et même si évitable ce genre de choses pas question que je me déroute pour l'éviter, non, tout simplement pas question que moi je me déroute, tout en n'ayant été de ma vie en route pour quelque part, mais tout simplement en route.

 

Samuel Beckett, Têtes-mortes, traduit de l'anglais par Ludovic et Agnès Janvier en collaboration avec l'auteur, éditions de Minuit, 1967, p. 9-10.